Ils avaient entendu le camion. Rolando était certain d'avoir vu les phares plonger dans la ravine, mais la démence de l'orage avait interdit toute tentative de leur porter secours ; il n'avait pu convaincre quiconque de l'accompagner. Dès l'accalmie, il avait envoyé deux paysans les chercher avec la carriole tractée par l'âne du village, convaincu qu'ils les ramèneraient blessés dans le meilleur des cas. Le plus vieux dit à Dona Blanca qu'elle devait être protégée par un ange gardien pour avoir survécu à une telle tempête.
— Il faut chercher Juan !
— Il n'y a pas à chercher, il suffit d'ouvrir les yeux ! La montagne est toute pelée, il n'y a pas âme qui vive jusqu'en bas dans la vallée. Regardez à droite, la carcasse de votre camion sort de la terre. S'il n'est pas remonté par ses propres moyens au village, il est enterré quelque part sous la boue. Nous fabriquerons une croix et nous la déposerons là où vous avez glissé de la route.
— C'est la route qui a glissé, pas nous !
Le plus jeune des deux hommes fit claquer une lanière de cuir et l'animal se mit en marche.
Pendant que l'âne peinait dans les lacets, Susan s'inquiétait du sort de son protégé devenu, pensa-t-elle, son protecteur.
Ils arrivèrent à l'entrée du hameau une heure plus tard. Elle sauta de l'attelage et hurla le nom de Juan. Aucune réponse ne lui parvint. C'est alors seulement qu'elle prit conscience de l'étrange silence qui régnait dans l'unique ruelle. Plus personne n'était adossé à la façade d'une maison pour y fumer sa cigarette, aucune femme n'allait sur le chemin qui menait à la source.
Elle pensa aussitôt aux incidents qui dégénéraient parfois en combats armés entre les montagnards et les bandes de guérilleros qui fuyaient le Salvador. Mais la frontière était loin et il n'avait jamais encore été signalé d'incursions dans ces régions du pays. Elle fut prise de panique. Elle cria une nouvelle fois le nom de son ami, mais n'obtint pour seule réponse que l'écho de sa voix.
Juan apparut sous le porche de la dernière maison en haut de la ruelle. Son visage maculé de terre séchée et ses traits tirés laissaient paraître la tristesse. Il s'approcha d'elle à pas lents.
Susan était furieuse.
— C'était complètement débile de me laisser toute seule comme ça, je me suis fait un sang d'encre pour toi, ne me refais jamais un coup pareil, tu n'as pas dix ans que je sache !
Il la saisit par le bras et l'entraîna sur le chemin.
— Suivez-moi et taisez-vous.
Refusant d'avancer, elle le fixa droit dans les yeux.
— Tu vas arrêter de me dire de me taire tout le temps !
— Je vous en prie, ne faites pas de bruit, nous n'avons pas de temps à perdre.
Il la conduisit vers la maison d'où il était sorti et ils pénétrèrent dans l'unique pièce de la bâtisse. Des étoffes de couleur obstruaient les fenêtres pour empêcher le soleil d'entrer. Il fallut quelques secondes à Susan pour que sa vue s'accommode à la pénombre. Elle reconnut le dos de Rolando Alvarez. Il «tait agenouillé, se releva et se tourna vers elle, les yeux rouges de sang.
— C'est un miracle que vous soyez venue Dona Blanca, elle n'a cessé de vous réclamer.
— Qu'est-ce qui se passe ici ? Pourquoi le village est-il désert ?
L'homme la poussa vers le fond de la salle, il écarta une tenture qui cachait une couche adossée au mur.
Elle découvrit celle pour laquelle elle avait entrepris cet imprudent voyage. La petite fille était allongée et inconsciente. Son visage blafard et ruisselant de sueur dévoilait l'origine de la fièvre qui la terrassait. Susan souleva brutalement le drap. Le peu de jambe qui lui restait était violet, tuméfié par la gangrène. Elle souleva la chemise pour constater que l'aine était atteinte. L'infection s'était répandue dans tout le corps. Dans son dos, la voix tremblante de Rolando expliqua qu'à cause de la tempête qui sévissait depuis trois jours il n'avait pas pu redescendre l'enfant. Il avait prié pour entendre le camion, et dans la nuit il avait cru son vœu exaucé, et puis il avait vu les phares éclairer l'abîme. Il fallait déjà remercier Dieu que la Dona soit épargnée. De toute façon pour sa fille c'était trop tard, il le pressentait depuis deux jours, elle n'avait plus de forces. Les femmes du village s'étaient relayées à son chevet, mais depuis la veille elle n'ouvrait plus les yeux et ne pouvait plus s'alimenter. Il voulait la sauver encore une fois, il aurait donné sa propre jambe si cela était possible. Susan s'accroupit près du petit corps inerte. Elle prit le linge qui trempait dans une écuelle d'eau, l'essora et le passa doucement sur le front qui perlait. Elle posa un baiser sur les lèvres et murmura à son oreille la litanie des mots qui lui échappaient.
— C'est moi, je suis venue pour te guérir, tout va aller maintenant. J'étais en bas dans la vallée et j'ai eu une envie folle de te voir, et me voilà. Quand tu iras mieux je te raconterai, c'était une sacrée aventure d'arriver jusqu'ici...
Elle se coucha contre elle, passa ses doigts dans ses longs cheveux noirs pour les démêler et embrassa sa joue brûlante.
— ... Je voulais te dire que je t'aime, et que tu me manquais. Énormément. En bas, je pensais à toi tout le temps. Je voulais venir plus tôt, mais on ne pouvait pas à cause de la pluie. Juan est là, lui aussi avait envie de te voir. Je suis venue te chercher pour que tu puisses passer quelques jours avec moi dans la vallée, j'ai plein de choses à te faire découvrir. Il faudra que je t'emmène au bord de la mer, je t'apprendrai à nager et nous irons nous baigner dans les vagues. Tu n'as jamais vu ça, mais c'est si beau. Quand le soleil se lève sur l'eau, l'océan est comme un miroir. Et puis nous irons voir la grande forêt qui s'étend plus au loin, il y a des animaux merveilleux.
Elle la serra contre sa poitrine et c'est ainsi qu'elle sentit les derniers battements de son cœur s'éteindre tout contre le sien. En recueillant sa tête devenue si lourde contre son sein, elle se mit à fredonner et continua à la bercer jusqu'à la mort du jour. Le soir venu, Juan s'approcha et s'agenouilla près d'elle.
— Il faut la laisser, maintenant, et recouvrir son visage pour qu'elle puisse monter au ciel.
Susan ne parlait plus. Les yeux vides, elle fixait le plafond. Juan dut la soulever et la soutenir par les épaules. Il la conduisit au-dehors. Arrivée à la porte elle se retourna. Une femme avait déjà recouvert le corps. Susan se laissa couler le long du mur. Juan s'assit près d'elle, il alluma une cigarette qu'il lui glissa entre les lèvres. Elle se mit à tousser à la première bouffée. Ils restèrent ainsi, fixant tous les deux les étoiles dans le ciel.
— Tu crois qu'elle est déjà là-haut ?
— Oui.
— J'aurais dû venir plus tôt.
— Parce que vous croyez que vous y êtes pour quelque chose ? Vous ne comprenez rien à la détermination de Dieu. Par deux fois II l'a appelée à Lui, et par deux fois l'homme a défié Sa volonté : Alvarez qui l'avait sortie du torrent de boue, et puis vous qui l'avez ramenée pour la faire opérer. Mais Sa main est toujours plus forte. Il la voulait près de Lui.
De grosses larmes coulaient le long des joues de Susan. La colère et la douleur lui serraient le ventre. Rolando Alvarez sortit de la maison et se dirigea vers eux. Il s'assit près d'elle. Elle cacha sa tête entre ses deux genoux et laissa exploser sa colère :
— Dans quelle église faudrait-il aller prier pour que cesse la souffrance des enfants et, s'ils meurent, alors qui sont les innocents sur cette planète de fous ?
Alvarez se releva d'un bond et toisa Susan. D'une voix féroce et impitoyable il lui dit que Dieu ne pouvait pas être partout, qu'il ne pouvait pas sauver tout le monde. Il semblait à Susan que ce Dieu-là avait oublié de se préoccuper du Honduras depuis fort longtemps.
— Levez-vous et cessez de vous apitoyer sur vous-même, enchaîna-t-il. Il y a des centaines de corps d'enfants enterrés dans ces vallées. Ce n'était qu'une orpheline qui avait perdu une jambe. Elle est mieux avec ses parents qu'ici. Il vous faudrait plus d'humilité pour comprendre cela. Cette peine ne vous appartient pas et nos terres sont trop gorgées d'eau pour que vous y ajoutiez vos larmes. Si vous n'arrivez pas à vous contenir, rentrez chez vous !
L'homme à la stature imposante tourna aussitôt les talons et disparut à l'angle de la ruelle.
Juan abandonna Susan à son silence. Empruntant le même chemin qu'Alvarez, il trouva l'homme adossé à un mur de terre. Il pleurait.
Ce fut un printemps de deuil qui passa au rythme des lettres qui se croisaient quelque part dans le ciel de l'Amérique centrale.
En mars, Philip fit part à Susan de son inquiétude, les journaux new-yorkais relataient dans leurs colonnes les causes et conséquences de l'état de siège instauré au Nicaragua, une frontière bien trop proche d'elle à son goût. Elle lui répondit que la vallée de Sula était loin de tout. Chaque lettre de Philip s'achevait par une phrase ou un mot qui évoquait son absence et la douleur qu'elle lui causait ; chaque réponse de Susan contournait ce sujet. Philip travaillait pour une agence de publicité implantée sur Madison Avenue. Tous les matins, après avoir traversé SoHo à pied, il grimpait dans son bus pour s'asseoir une demi-heure plus tard à son bureau. La fièvre s'était emparée de toute son équipe depuis qu'elle concourait pour la campagne de presse de Ralph Lauren. S'ils gagnaient, sa carrière démarrerait aussitôt, c'était son premier essai en qualité de créatif et il rêvait déjà, au-dessus de sa table à dessin, au jour où il dirigerait le département. Comme à l'accoutumée, il croulait sous le travail et devait rendre ses esquisses presque avant qu'elles ne lui soient commandées.
Après s'être enfuie de chez lui à l'aube d'un lendemain de réveillon, Mary l'avait appelé et, depuis, ils se retrouvaient deux fois par semaine à l'angle de Prince et de Mercer Street, pour dîner chez Fanelli's où le menu était abordable. Sous le prétexte de lui raconter un bon sujet d'article, il lui parlait souvent de Susan, exagérant les histoires qu'elle lui racontait dans ses lettres. La soirée se poursuivait dans l'atmosphère enfumée et bruyante du lieu. Quand au milieu d'une phrase il voyait ses paupières devenir lourdes, il réglait la note et la raccompagnait à pied.
Depuis la fin de ce mois de mars la gêne les saisissait au temps de se dire au revoir. Leurs deux têtes se rapprochaient, mais à l'instant confus de la promesse d'un baiser, Mary reculait subtilement pour disparaître, happée par l'entrée lugubre de son immeuble. Alors, Philip plongeait les mains dans les poches de son manteau et rentrait chez lui, s'interrogeant sur le dessein de la relation qui se tissait entre cette journaliste stagiaire et un dessinateur de publicité.
Dans les rues, les tenues des femmes annonçaient l'avènement du printemps. Il ne vit ni les bourgeons d'avril, ni les feuilles de juin tant son travail l'accaparait. Le 14 juillet, la foudre avait frappé les deux centrales électriques de New York, plongeant toute la ville dans l'obscurité pour vingt-quatre heures. Si la « grande panne », qui fit la une des journaux du monde entier, bouleversa les statistiques de natalité neuf mois plus tard, Philip passa la nuit seul chez lui à dessiner à la lumière de trois bougies posées sur son bureau.
Au milieu du mois d'août, à la veille de commencer sa première journée de pigiste à la rédaction de Cosmopolitan, Mary achevait une semaine passée chez des amis dans les Hamptons.
L'avion de Susan quittait son escale de Miami.
À Newark, le terminal était en travaux. Philip était venu l'attendre à la passerelle. Une fois n'est pas coutume. Elle posa son sac à terre et plongea dans ses bras. Ils restèrent longtemps ainsi serrés l'un contre l'autre. Il prit sa main, saisit le baluchon et l'entraîna vers le bar.
— Et si notre table est prise ?
— J'ai fait le nécessaire !
— Arrête-toi et laisse-moi te regarder. Tu as vieilli !
— C'est gracieux, merci.
— Non, je te trouve très beau.
Elle fit glisser ses doigts le long de ses joues, lui sourit tendrement, et l'entraîna vers ce lieu devenu leur. Elle rayonnait malgré la fatigue. Il l'interrogea longuement sur l'année qui venait de s'écouler, comme pour effacer toute trace des dernières minutes de leur précédente rencontre, elle ne dit rien de son hiver. Tandis qu'elle lui décrivait sa journée type, Philip avait saisi son crayon et dessinait le visage de Susan sur une feuille de son cahier à spirale.
— Et ton Juan, comment va-t-il ?
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