Le soir du réveillon Philip passa chercher Mary chez elle. Ils devaient se rendre à une soirée organisée par son journal au trente-troisième étage d'une tour voisine de celle du New York Times. Sous son manteau, elle était vêtue d'une longue robe noire, elle avait posé une étole de soie sur ses épaules. Ils étaient tous les deux de bonne humeur et même s'ils se retournaient de temps à autre pour tenter de héler un taxi, ils savaient qu'en ce soir de fête il leur faudrait marcher jusqu'à Times Square. La nuit était étoilée et douce. Mary silencieuse souriait et Philip emporté dans sa diatribe lui décrivait les affres de la publicité. Un feu les retint au croisement de la 15e Rue.
— Je parle trop, n'est-ce pas ?
— J'ai l'air de m'ennuyer ? répondit-elle.
— Tu es trop polie pour ça. Je suis désolé, mais je déborde de mots retenus toute la semaine, j'ai tellement travaillé que je n'ai presque pas parlé.
Ils se frayèrent un chemin au milieu des trois cents personnes qui s'étaient réunies dans les bureaux où la fête battait son plein. Les buffets avaient été pris d'assaut et une brigade de serveurs s'évertuait à les approvisionner. Pour la plupart, ces soldats en livrée blanche devaient faire demi-tour, leurs plateaux pillés avant d'avoir atteint leur but. Se parler, écouter et même danser relevait de l'impossible tant la foule était compacte. Deux heures plus tard Mary fit un signe de la main à Philip qui discutait à quelques mètres d'elle. Le brouhaha l'empêcha de distinguer le moindre mot, mais son index pointait la seule direction qui l'intéressait, la porte de sortie. D'un hochement de tête il accusa réception du message et entreprit de quitter la pièce. Quinze minutes plus tard ils se retrouvaient devant le vestiaire.
La porte refermée, le silence qui régnait sur le palier des ascenseurs était saisissant. Alors que Philip appuyait sur le bouton, se tenant devant les doubles portes centrales en cuivre, Mary s'éloigna et se dirigea lentement vers les baies vitrées d'où l'on dominait la ville :
— Qu'est-ce qui te fait penser que c'est celui-là qui va arriver et pas celui de gauche ou de droite ?
— Rien, juste une habitude, et puis en me mettant au centre je suis à la plus courte distance des portes qui s'ouvriront.
A peine eut-il achevé sa phrase que la pastille verte au-dessus de sa tête s'illumina au carillon d'une sonnette.
— Tu vois, j'avais visé juste !
Mary ne réagit pas. Elle avait collé son front contre le carreau. Philip laissa filer l'ascenseur vers un autre étage, s'approcha à son tour de la vitre et se tint à côté d'elle. Maintenant son regard penché vers la rue elle glissa sa main dans la sienne.
— Bonne année, dit-elle.
— Il y a déjà une demi-heure qu'on se l'est souhaitée !
— Je ne parle pas de celle-là. C'est presque à cette même heure que tu m'as retrouvée au dernier réveillon, nous nagions dans la foule en bas au lieu d'être ici, c'est à peu près la seule différence. Enfin je ne peux pas me plaindre, nous nous sommes quand même élevés de trente-trois étages depuis !
— Qu'est-ce que tu cherches à dire ?
— Philip, cela fait un an que nous dînons ensemble trois fois par semaine, un an que tu me racontes tes histoires et moi les miennes, quatre saisons que nous sillonnons les rues de SoHo, du Village, de NoHo, nous sommes même allés jusqu'à TriBeCa un dimanche. Nous avons dû user tous les bancs de Washington Square, tester presque tous les brunchs du bas de la ville, trinquer dans tous les bars, et à chaque fin de soirée tu me raccompagnes chez moi, avec ce sourire gêné que tu m'abandonnes pour la nuit. Et chaque fois que ta silhouette disparaît au coin de la rue j'ai le ventre qui se serre. Je crois que je connais bien le chemin maintenant et que tu peux me laisser rentrer seule.
— Tu ne veux plus que l'on se voie ?
— Philip, j'ai des sentiments pour toi, c'est pathétique que tu l'ignores ! Quand vas-tu cesser de ne penser qu'à toi ? C'était à toi de mettre un terme à notre relation si elle n'en est pas une, tu ne peux pas être aveugle à ce point-là !
— Je t'ai fait du mal ?
Mary inspira à pleins poumons, levant la tête vers le plafond, elle soupira doucement.
— Non, c'est maintenant que tu m'en fais, rappelle-moi ce putain d'ascenseur s'il te plaît !
Désemparé, il s'exécuta et les portes s'ouvrirent aussitôt.
— Merci Seigneur, soupira-t-elle, j'étais presque à court d'oxygène !
Elle s'engouffra dans la cabine, Philip bloquait la fermeture des portes, ne sachant que dire.
— Laisse-moi partir Philip, quand tu es crétin je t'adore, mais là ta bêtise devient cruelle.
Elle le repoussa en arrière et les portes se refermèrent. Il retourna à la fenêtre, comme pour essayer de la voir sortir de l'immeuble. Il s'assit sur le rebord et contempla la fourmilière qui s'agitait au-dessous de lui.
Depuis deux semaines Susan entretenait une liaison avec le responsable du dispensaire construit derrière le port. Elle ne le voyait qu'un jour sur trois, à cause de la distance à parcourir, mais leurs soirées suffisaient à réinventer les fossettes qui dessinaient les contours de sa bouche quand elle était heureuse. Venir en ville l'« oxygénait ». Le bruit des camions, la poussière, les klaxons mêlés aux cris des gens dans la rue, le bruit des caisses que l'on jetait sur le sol, tous ces excès de vie l'enivraient et la sortaient de la torpeur d'un long cauchemar.
À l'aube de février elle abandonna son logisticien pour des dîners en compagnie d'un pilote de la Hondurian Airlines qui reliait plusieurs fois par jour Tegucigalpa à bord d'un bimoteur. Le soir, quand il s'en retournait vers San Pedro, il se faisait un jeu de survo1er son village en rase-mottes. Elle sautait alors dans sa Jeep pour s'élancer à la poursuite de l'avion, relevant le défi perdu d'avance d'arriver avant lui.
Il l'attendait à la grille du petit aérodrome à 20 kilomètres de la ville. Avec sa barbe et son blouson de cuir il ressemblait à une icône des années cinquante, ce qui n'était pas pour lui déplaire, pour elle c'était parfois bon de se laisser aller à vivre comme au cinéma.
Au petit matin quand il partait reprendre son service, elle roulait à vive allure sur la piste qui la ramenait vers le village. Fenêtres ouvertes, elle aimait sentir l'odeur de la terre humide quand elle se mélangeait au parfum des pins. Le soleil se levait derrière elle, et quand elle se retournait brièvement pour contempler la traîne de poussière soulevée par ses roues, elle se sentait vivre. Quand les ailes rouge et blanc passèrent pour la vingtième fois au-dessus de son toit, alors que l'appareil n'était déjà plus qu'une petite tache à l'horizon, elle fit demi-tour sur la piste et rentra chez elle. Le film était fini.
Philip, un bouquet à la main, appuya sur le bouton de l'interphone. Il attendit quelques secondes, la gâche grésilla. Étonné, il gravit les trois étages de la cage d'escalier délabrée. Le plancher craquait sous ses pieds. Quand il sonna, la vieille porte bleue s'ouvrit aussitôt.
— Tu attendais quelqu'un ?
— Non, pourquoi ?
— Tu n'as même pas demandé qui c'était quand j'ai sonné en bas.
— Personne ne sonne aussi brièvement que toi à New York !
— Tu avais raison !
— De quoi parles-tu ?
— De ce que tu m'as dit l'autre jour, c'est vrai que je suis un con. Tu es une femme généreuse, brillante, drôle, jolie, tu me rends heureux et moi je suis aveugle et sourd.
— Je n'en ai rien à faire de tes compliments, Philip !
— Ce que je veux te dire, c'est que de ne pas te parler m'a rendu dingue, ne pas dîner avec toi m'a coupé l'appétit et je regarde mon téléphone comme un imbécile depuis quinze jours.
— Parce que tu es un imbécile !
Il allait rétorquer quand elle l'interrompit, posa sa bouche sur la sienne, et fit glisser sa langue entre ses lèvres. Il abandonna les roses sur le palier pour l'enlacer et fut happé à l'intérieur du petit appartement.
Bien plus tard dans la nuit, la main de Mary se faufila par la porte entrebâillée et saisit le bou-auet abandonné sur le paillasson.
L'école l'accaparait de plus en plus, sa classe comptait désormais une moyenne journalière de soixante-trois élèves, au bon vouloir du préposé au ramassage scolaire et selon l'assiduité des enfants. Ils avaient de six à treize ans et il lui fallait composer un programme des plus variés pour les inciter à revenir le lendemain, et le jour d'après. Elle déjeunait au début de l'après-midi d'une galette de maïs en compagnie de Sandra, une collaboratrice arrivée depuis quelques jours. Elle était allée la chercher à San Pedro, priant pour qu'elle ne débarque pas d'un avion aux ailes rouge et blanc. Dans le doute elle avait attendu la nouvelle recrue à l'intérieur du baraquement qui faisait office de terminal : le commandant de bord redouté ne coupait au sol qu'une seule de ses hélices et ne quittait jamais son cockpit.
Sandra était jeune et belle. N'ayant pas de logement elle s'installa chez Susan, le temps de quelques jours, une ou deux semaines peut-être... Un matin, alors qu'elles partageaient le premier café du petit jour Susan la détailla de haut en bas avec une certaine insistance.
— Je te recommande d'être propre sur toi ! Avec la chaleur et l'humidité tu auras tôt fait d'avoir la peau recouverte de boutons.
— Je ne transpire pas !
— Oh ! si, ma chérie ! Tu transpireras comme tout le monde, tu peux me faire confiance. À
ce propos, tu viens m'aider à charger le 4 x 4 ! Nous avons quinze ballots de farine à distribuer cet après-midi.
Sandra essuya ses mains sur son pantalon et se dirigea vers le dépôt. Susan lui emboîta le pas.
Quand elle vit que les grandes portes étaient ouvertes, elle accéléra et la dépassa en courant.
Elle entra dans la grange et regarda les rayonnages, ivre de colère.
— Merde, merde et merde !
— Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Sandra.
— On s'est fait voler des sacs.
— Beaucoup ?
— Je n'en sais rien, vingt, trente, il va falloir faire un inventaire.
— À quoi ça servira, ça ne les fera pas revenir.
— Ça servira parce que je te le dis et que la responsable ici c'est moi. Il faut que je fasse un rapport. Il ne manquait plus que ça !
— Calme-toi, cela ne changera rien que tu t'énerves.
— Tu la boucles Sandra, ici c'est moi qui commande, alors jusqu'à nouvel ordre tu gardes tes commentaires pour toi.
Sandra la saisit par le bras et approcha son visage tout contre le sien. Une veine bleuissait en travers de son front.
— Je n'aime pas la façon dont tu me parles, je n'aime pas ce que tu es, je croyais que c'était une organisation humanitaire ici, pas un camp militaire, alors si tu te prends pour un petit soldat, va compter tes sacs toute seule.
Elle tourna les talons et Susan eut beau lui hurler de revenir sur-le-champ, elle n'en fit rien.
Aux quelques villageois qui s'étaient attroupés, elle lança ses mains en avant comme pour les chasser des lieux. Les hommes se dispersèrent en haussant les épaules et les femmes lui adressèrent des regards de mécontentement. Elle ramassa les deux ballots qui étaient restés à terre et les replaça sur une étagère. Puis elle s'affaira jusqu'à la tombée de la nuit, retenant la colère et les larmes qui lui venaient. Quand elle fut calmée, elle s'assit à l'extérieur de la bâtisse. Le dos contre la paroi elle sentit la chaleur que le mur avait absorbée se disperser vers ses reins. La sensation fut douce. De la pointe du pied elle traça des lettres sur le sol, un grand P qu'elle contempla avant de l'effacer avec sa semelle puis un grand J et elle murmura : «
Pourquoi es-tu parti Juan ? » Quand elle rentra chez elle, Sandra avait quitté sa maison.
12 février 1978, Susan,
C'est le début d'une bataille comme tu n'en as jamais vu, une bataille de boules de neige. Je sais que tu te moques de nos tempêtes, mais celle qui s'est abattue sur nous il y a trois nuits est incroyable et je suis bloqué depuis à la maison. La ville est entièrement paralysée sous un manteau blanc étoffé jusqu'au toit des voitures. Ce matin, aux premiers rayons du soleil revenu, les petits, les grands et les très grands ont envahi les trottoirs, d'où ma première phrase. Je crois que je vais prendre des risques tout à l'heure pour aller me ravitailler, il fait un froid de loup.
Qu 'est-ce que la ville est belle ainsi ! Tes lettres me manquent. Quand viens-tu ? Peut-être pourrais-tu cette fois essayer de rester ''deux ou trois jours ? L'année s'annonce plutôt bonne et pleine de promesses. La direction est contente de mon travail. Tu ne me reconnaîtrais pas, je sors presque tous les soirs quand je ne travaille pas jusqu'au petit matin, ce qui m'arrive souvent. Cela me fait bizarre de te parler de mon métier, comme si nous avions tout à coup basculé dans le monde des adultes, sans même nous en rendre compte. Un jour nous parlerons de nos enfants et nous réaliserons que c'est nous qui sommes devenus les parents.
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