— Quel est le sens de cette remarque profonde ?
Il se pencha vers elle pour lui parler à voix basse, sentencieux mais se voulant complice.
— Tu es trop souvent en compagnie des hommes ou pas assez longtemps en compagnie du même, les gens d'ici commencent à parler à ton sujet.
— Et qu'est-ce qu'ils disent les gens d'ici ?
— Ne me parle pas sur ce ton Senora Blanca ! C'est pour toi que je murmure à voix haute ce que les autres clament à voix basse.
— Bien sûr, parce que quand vous promenez vos couilles au vent vous êtes des tombeurs, mais si on sort le bout d'un sein on est des putes. Tu sais, pour qu'un homme couche avec une femme, il faut qu'il y ait une femme justement.
— Ne blesse pas au cœur celles du village, c'est tout ce que je te dis !
— Pour beaucoup d'entre elles, s'il bat encore, leur cœur, c'est en partie grâce à moi, alors je les emmerde !
— Aucun d'entre nous ne t'a demandé la charité, personne ne t'a appelée au secours. Si tu ne veux pas être ici, rentre chez toi. Regarde-toi, tu ne ressembles plus à rien, quand je pense que c'est toi la Maestra qui enseigne aux enfants, je me demande bien ce qu'ils apprennent.
Le vieil homme accoudé au tablier de plomb lui fit un signe de la main pour qu'il se taise, les yeux de Susan témoignaient qu'il était allé trop loin. Le barman reprit la bouteille d'un geste énergique pour la ranger sur l'étagère ; le dos tourné il annonça que le verre était pour la maison. Le vieillard esquissa un sourire compatissant de toute la générosité de ses chicots, mais déjà elle avait fait demi-tour et s'était enfuie. Dehors, elle s'appuya à la balustrade et régurgita tout ce que son estomac pouvait contenir. Elle s'accroupit pour reprendre son souffle. Plus tard, sur la route qui la menait chez elle, elle leva son visage vers le ciel, comme pour y compter les étoiles, mais la tête lui tourna et elle dut s'arrêter à nouveau. Épuisée, elle suivit ses pieds jusqu'au perron de sa maison.
10 mai 1978, Philip,
Nous ne nous sommes pas beaucoup écrit cet hiver, il y a des périodes plus difficiles que d'autres. Je voudrais avoir de tes nouvelles, savoir comment va ta vie, si tu es heureux. Ton affiche est accrochée au-dessus de mon lit, j'ai reconnu la vue de Manhattan que nous allions contempler en haut des collines de Montclair. Il m'arrive d'y plonger mon regard jusqu'à imaginer qu'une des petites lumières est celle de la fenêtre de ta chambre. Tu es en train d'y travailler à un dessin. Tu passes ta main dans tes cheveux ébouriffés comme tu le faisais toujours, et tu mâches ton crayon, toi tu ne changes jamais. Cela me touche de voir l'image d'un moment de notre enfance. Je suis vraiment quelqu'un de bizarre. Tu me manques et j'ai tellement de mal à l'admettre. Tu crois qu'aimer peut faire peur au point de pousser à fuir ?
J'ai l'impression d'avoir vieilli.
Les bruits de ma maison me réveillent la nuit et m'empêchent de me rendormir, j'ai froid, j'ai chaud et je me lève chaque matin dans l'angoisse de ce que je n 'ai pas achevé la veille. La saison est douce, je pourrais te décrire tous les paysages qui m'entourent, te raconter chaque minute de mes journées, juste pour continuer à te parler de moi. Je viendrai te voir plus tôt cette année, je serai là à la mi-juin, impatiente de te retrouver, il faudra que je te dise quelque chose de vraiment très important que j'aimerais partager avec toi aujourd'hui et demain. En attendant, je t'envoie de la tendresse et des baisers, prends soin de toi.
Susan
2 juin, Susan,
Moi, c'est ta voix qui me manque. Est-ce que tu chantes toujours aussi souvent ? La musique de ta lettre était composée de notes un peu tristes. L'été est déjà là et les terrasses sont pleines de monde. Je vais bientôt déménager, je m'installe un peu plus haut dans la ville. On y circule de plus en plus mal et cela me rapprochera de mon bureau. Tu sais ici, une demi-heure prend la valeur d'une pierre précieuse. Tout le monde est si pressé qu'il est désormais devenu presque impossible de s'arrêter sur un trottoir au risque de se faire écraser par la foule en mouvement. Je me demande souvent où court cette multitude que rien ne semble pouvoir arrêter, et si ce n 'est pas toi qui as raison de vivre là où l'air a encore un parfum. Ta vie doit être belle, je suis impair
tient que tu me la racontes, moi je suis débordé de travail, mais j'ai de bonnes nouvelles à t'annoncer à ce sujet. Quelle est cette chose très importante dont tu parles ? Je t'attendrai comme d'habitude. À très vite.
Baisers.
Philip
5.
Le Boeing 727 de la Eastern Airlines quitta l'aéroport de Tegucigalpa à 10 heures du matin avec deux heures de retard sur l'horaire, en raison d'une météo difficile. Dans le terminal, Susan inquiète regardait le ciel noir qui avançait vers eux. Quand l'hôtesse ouvrit la porte en verre qui donnait sur le tarmac, elle suivit sous la pluie le cortège des passagers qui se dirigeaient vers la passerelle. Aligné pour le décollage, le commandant de bord lança ses moteurs à pleine puissance, pour contrer le vent de travers qui le déviait de la piste. Les roues quittèrent le sol et l'avion se cabra, tentant de grimper rapidement pour percer la couche des nuages. Sanglée à son fauteuil, Susan était secouée par de violentes turbulences ; elle n'était pas aussi violemment chahutée lorsqu'elle lançait son 4 x 4 à pleine vitesse sur la piste. Cap au nord-est, ils survolèrent les montagnes, et la tempête redoubla de force. Un éclair frappa le fuselage, la boîte noire enregistra à 10 h 23 la voix du copilote qui annonçait au contrôle aérien l'arrêt de son moteur numéro deux, ils perdaient de l'altitude. Au vertige qui l'avait saisie, Susan sentit s'ajouter une indicible nausée, elle posa ses deux mains au bas de son ventre, l'avion continuait à descendre. Il fallut trois longues minutes à l'équipage pour remettre le réacteur en route et reprendre de l'altitude. Le reste du voyage se fit dans le silence qui règne souvent après la peur.
À l'escale de Miami, elle courut pour ne pas rater sa correspondance. La cavalcade dans les couloirs était pénible, son sac lui pesait et un nouveau vertige l'arrêta brutalement. Elle reprit son souffle et son chemin vers la porte d'embarquement, mais il était trop tard. Elle dut regarder son avion décoller.
Philip regardait par la fenêtre du bus qui le conduisait à l'aéroport de Newark. Il avait posé sur ses genoux son cahier à spirale. La jeune fille assise à côté de lui l'observait esquisser au crayon noir le visage d'une femme.
Elle prit le vol suivant deux heures plus tard. Seul subsistait le mal de cœur par-delà les nuages ; elle repoussa son plateau-repas et tenta de s'assoupir.
La salle était déserte comme presque toujours en fin de matinée, sauf quand il y avait des congrès ou des départs en vacances. Il s'installa à sa table. Bien après le déjeuner, le lieu se vida à nouveau et le serveur de l'après-midi remplaça celui du matin. Le garçon le reconnut tout de suite et le salua. Philip vint s'asseoir en face de lui et, tout en l'écoutant, il esquissa une nouvelle perspective du lieu, la sixième qui figurait sur son cahier, sans compter celle qu'il avait accrochée au mur de sa table de travail dans son atelier de Manhattan. Quand le dessin fut achevé, il le montra au serveur qui ôta sa veste blanche et la lui tendit ; Philip l'enfila aussitôt d'un air complice. Ils permutèrent et le barman vint s'installer sur un tabouret, grillant avec délectation une cigarette pendant que Philip lui racontait l'année écoulée.
Durant toutes ces heures, deux chaises retournées interdisaient l'accès à une table, celle collée contre la baie vitrée. Susan arriva par le vol de 21 heures.
— Comment fais-tu pour avoir cette place chaque fois ?
— D'abord tu me l'as demandé le jour de ton premier départ, et ensuite il y a le talent ! Je t'attendais sur le vol précédent. Cela dit, aussi étrange que cela puisse paraître, je ne l'ai jamais trouvée occupée.
— Les gens savent qu'elle est à nous.
— On commence par la revue de détail physique ou morale ?
— J'ai tellement changé cette année ?
— Non, tu as le visage de quelqu'un qui vient de voyager, c'est tout.
Le serveur déposa la glace rituelle sur la table, Susan sourit et l'éloigna discrètement d'elle.
— Toi, tu as bonne mine, parle-moi de toi.
— Tu ne la manges pas ?
— Je suis barbouillée, le vol a été infernal, et puis j'ai eu peur, on a perdu un moteur.
— Et alors ? demanda-t-il, inquiet.
— Ben tu vois, je suis là, on a fini par le retrouver.
— Tu veux quelque chose d'autre ?
— Non, rien, je n'ai vraiment pas faim. Tu ne m'as pas beaucoup écrit cette année.
— Toi non plus.
— Mais moi j'ai des excuses.
— Lesquelles ?
— Je ne sais pas, c'est toi qui m'as toujours dit que je les cultivais, il faut bien que je m'en serve de temps en temps de tous ces champs d'excuses.
— Prétextes, le mot que j'ai utilisé c'est prétextes ! Qu'est-ce qui ne va pas ? Il faut que j'aille à la pêche aux mots.
— Rien, tout va bien. Et ton boulot ?
— Au train où vont les choses je serai directeur associé dans un an au plus. On a vraiment fait de très belles campagnes cette année, et je vais peut-être avoir un prix. J'ai trois de mes créations dans la presse féminine en ce moment. J'ai même été approché par une maison de couture française. Ils ne veulent discuter qu'avec moi, ce qui me vaut de plus en plus de considération à l'agence.
— Bien, très bien, je suis fière de toi. Tu as l'air heureux en tout cas.
— Toi, tu as l'air très lasse Susan, tu n'es pas malade ?
— Non, je te jure Philip, même pas une petite amibe. À ce sujet, tu en as une en ce moment de petite « amibe » ?
— Ne commence pas ! Oui, et elle s'appelle Mary.
— Ah ! oui c'est ça, j'avais oublié son prénom !
— Ne fais pas cette tête méprisante. Je suis bien avec elle. Nous avons les mêmes goûts pour les livres, pour la nourriture, pour les films, nous commençons à nous faire des amis en commun.
Susan esquissa un sourire narquois.
— C'est pratique ça, et puis ça commence à ressembler à une vraie petite relation socialement établie, quelle excitation !
Elle haussa les sourcils et approcha son visage du sien, comme pour marquer une attention plus soutenue à ses propos, non sans entretenir une certaine ironie.
— Je sais à quoi tu penses Susan, ça ne ressemble peut-être pas à la passion, mais au moins ça ne fait pas mal. Je n'ai pas le cœur comprimé toute la journée par le poids de ses absences, parce que je sais que je la retrouverai le soir. Je ne regarde pas le téléphone tout l'après-midi en me demandant qui des deux a appelé la dernière fois. Je ne redoute pas de m'être trompé dans le choix du restaurant ou dans ma façon d'être habillé, ou de dire quelque chose qui ne lui fasse porter un jugement définitif. Avec elle je n'ai pas l'estomac qui se noue le matin quand je me réveille à ses côtés, parce que en ouvrant les yeux je la retrouve blottie contre moi. Je ne vis pas dans l'attente, mais dans l'instant. Elle m'aime, tel que je suis. Ce n'est peut-
être pas encore un amour enflammé qui nous unit, mais c'est un rapport humain. Mary me fait partager le quotidien de son existence, et notre relation prend corps, elle existe.
— Et pan, prends ça dans la gueule, ma grande !
— Ce n'est pas contre toi que je disais ça.
— Préviens-moi le jour où tu me vises, parce que déjà sans le faire exprès tu te débrouilles bien, alors je n'ose pas imaginer ce que tu ferais avec un peu de bonne volonté. Tu parles rudement bien d'elle. Alors la suite ?
Parce qu'il avait baissé les yeux, il ne vit pas l'humeur profonde qui traversa le regard de Susan quand il annonça qu'il songeait à épouser Mary. Elle effaça sa tristesse d'un revers de la main.
— Je suis contente pour toi, cela me pince un peu le cœur de devoir te partager, mais je suis sincèrement heureuse.
— Et toi, quoi de neuf dans ta vie ?
— Rien, rien de nouveau. Le même train-train, c'est un peu le paradoxe. D'ici tout semble exceptionnel, mais de chez moi tout fait désormais partie du quotidien. Entre une naissance et un décès, il y a des populations à nourrir, c'est tout. Il faut que je me sauve. Tu sais, je n'ai pas pu prendre le vol que je voulais et celui qui part pour Washington dans une demi-heure est le dernier, j'y ai enregistré ma valise.
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