C'est ainsi que Mary la vit pour la première fois avec son ballon rouge, dans cette lumière pâle où le temps se fige. Ses cheveux noirs en désordre tombaient sur ses épaules, la pluie dégoulinait sur sa peau métissée. Elle paraissait bien mal à l'aise dans ses vêtements étroits.
Sous l'orage qui se mit à gronder, ils remontèrent le chemin à pas lents. Lorsqu'ils arrivèrent tous les deux sous l'auvent Mary voulut le questionner aussitôt, mais il avait déjà baissé la tête, pour mieux tenter de taire sa tristesse.
— Je te présente Lisa, la fille de Susan. Devant la porte de leur maison, une petite fille de neuf ans dévisageait Mary.
— Maman est morte.
II
7.
Mary recula pour les laisser entrer dans la maison. À leur passage, Thomas se remit immédiatement au garde-à-vous. Mary dévisageait Philip.
— J'ai dû rater un épisode, mais tu vas m'en faire le résumé !
La gorge serrée, il n'essaya pas de parler. Il lui avait simplement tendu l'enveloppe qu'il tenait à la main, et, sans plus attendre, monta changer l'enfant. Mary les vit disparaître dans le couloir et chercha un début de réponse dans la lettre qu'elle venait de déplier.
Mon Philip,
Si tu lis ces mots c'est que c'est moi qui avais raison. Avec mon sale caractère je n'ai pas su te le dire au juste moment, mais j'avais fini par t'écouter et accepter d'avoir cette enfant dont je ne connais pas le père. Ne me juge pas, la vie est ici si différente de tout ce que tu as pu imaginer, et la dureté des jours appelle parfois le besoin de se réconforter auprès d'hommes de passage. Pour me sauver de la détresse, de l'abandon de soi-même, de cette peur de mourir qui me hante, de cet idiot désespoir d'être seule, il fallait que je sente parfois monter en moi la chaleur de leur existence, pour me souvenir aussi que j'étais en vie. Fréquenter la mort au quotidien, c'est vivre une profonde et envahissante solitude, une contagion. Je me suis répété cent fois qu'on n'invente pas la vie au milieu de cet univers, mais quand mon ventre s'est arrondi, je me suis prise à vouloir te croire. Porter Lisa en moi était comme trouver de l'air au fond de l'eau, un besoin devenu vital. Et pourtant, comme tu le vois, c'est la nature qui a triomphé de mes raisons. Te souviens-tu de ta promesse à Newark, que « s'il m'arrivait quelque chose » tu serais toujours là ? Mon Philip, si tu lis ces lignes c'est qu'il m'est arrivé quelque chose d'assez définitif! Je t'ai cru, et j'ai accepté Lisa avec cette certitude que si je ne pouvais plus continuer, tu prendrais alors le relais de ma propre vie.
Pardon de te jouer ce sale tour. Je ne connais pas Mary, mais par tes mots je sais qu 'elle aura la générosité de l'aimer. Lisa est une petite fille sauvage, les premières années de sa vie n 'auront pas été les plus gaies. Apprivoise-la, offre-lui cet amour que je ne peux plus lui donner désormais, je te la confie maintenant, dis-lui un jour que sa mère fut et restera dans ta mémoire, je l'espère, ta complice d'ailleurs. Je pense à vous, je t'embrasse mon Philip.
J'emporte avec moi les meilleurs souvenirs de ma vie, le regard de Lisa et les journées de nos adolescences.
Susan
Mary froissa la lettre, cherchant à enfermer au creux de la boule de papier le sentiment de refus qui s'installait. Elle contempla son fils qui avait conservé son garde-à-vous. Elle s'efforça de sourire : « Repos ! » Thomas fit un demi-tour sur ses talons et rompit sur-le-champ.
Elle était assise à la table de la cuisine. Ses yeux allaient de la fenêtre à la lettre qu'elle serrait entre ses phalanges. Philip redescendit seul.
— Je lui ai fait prendre un bain et elle a voulu se coucher, ils ont voyagé toute la nuit et elle ne veut pas manger, je crois que cela ne sert à rien d'insister. Je l'ai installée dans la chambre d'amis.
Elle resta silencieuse. Il se leva, ouvrit le réfrigérateur et se servit un jus d'orange, cherchant à travers ces gestes simples à retrouver une contenance. Mary ne disait rien, suivant son mari du regard.
— Nous n'avons pas le choix, je ne peux pas la laisser aux services sociaux, je pense qu'elle a eu sa dose d'injustice et d'abandon.
— Elle est abandonnée ? répliqua-t-elle d'un ton sarcastique.
— Sa mère est morte et elle n'a pas de père, tu vois une différence ?
— Et je suppose que tu te proposes d'être celui qui fera la différence ?
— Avec toi, Mary !
— Pourquoi pas ? Je passe des heures, des journées, des week-ends, des soirées à t'attendre.
J'ai mis comme une conne un terme à ma carrière de journaliste pour m'occuper de ta maison et de ton fils. Je suis devenue la parfaite femme d'intérieur de ta vie, pourquoi m'arrêterais-je dans la bêtise ?
— Parce que m trouves que ta vie n'est faite que de sacrifices ?
— Ce n'est pas le sujet, jusque-là c'est encore moi qui l'ai choisie cette vie, mais ce que tu fais là, c'est m'enlever ce dernier privilège.
— Je voudrais seulement que nous partagions cette aventure.
— C'est ta définition d'une aventure ? Moi, cela fait deux ans que je te supplie de vivre avec moi une autre aventure : un second enfant, et toi cela fait deux ans que tu me réponds que ce n'est pas le moment, que nous n'en avons pas les moyens, deux longues années que tu te fous totalement de savoir ce que je ressens. Cette relation qui était supposée être la nôtre est devenue au fil des ans la tienne. C'est à moi qu'il revient de partager tes horaires, tes envies, tes soucis, tes contraintes, tes humeurs et maintenant l'enfant d'une autre, et quelle autre !
Philip ne répondit pas. Il se tordait les doigts, hochant lentement la tête et fixant sa femme dans les yeux. Les traits de Mary étaient crispés et les petites rides qui s'étaient formées aux coins de ses yeux — au grand désespoir des longs moments passés devant sa glace à tenter de les dissimuler— annonçaient l'arrivée imminente de larmes de colère. Avant même qu'elles apparaissent, elle passa le revers de sa main sur ses paupières, comme pour prévenir des cernes, inutiles et dommageables.
— Comment est-ce arrivé ?
— Elle est morte dans la montagne, au cours d'un ouragan...
— Je m'en moque, ce n'est pas ce que je te demande, comment as-tu pu faire cette promesse absurde ? Comment as-tu pu ne jamais m'en parler ? Ce n'est pas faute d'avoir entendu du Susan par-ci, Susan par-là ; certains jours j'avais l'impression qu'en ouvrant le placard de la salle de bains j'allais me trouver nez à nez avec elle.
Philip essaya de parler d'un ton calme et posé. Cette promesse remontait à une conversation vieille de dix ans. C'était une phrase « comme ça », pour avoir raison dans un débat stérile. Il n'en avait jamais parlé parce qu'il avait oublié, et il n'aurait jamais pu imaginer qu'une telle situation se produirait, comme il n'avait jamais songé que Susan finirait par avoir un enfant.
Et puis ces dernières années leurs lettres s'étaient espacées, et Susan n'avait jamais fait la moindre allusion à sa fille. Mais ce qu'il avait encore moins imaginé, c'était qu'elle disparaisse.
— Et qu'est-ce que je suis censée dire ? demanda Marie.
— À qui ?
— Aux autres, en ville, à mes amies ?
— Tu crois que c'est vraiment le fond du problème ?
— Pour moi c'en est un parmi tous ceux qui se posent ! Tu peux te foutre totalement de notre vie sociale, mais moi j'ai mis cinq ans à la construire, et ce n'est pas grâce à toi.
— Tu leur diras que ça ne sert à rien d'aller à la messe tous les dimanches si on n'a pas le cœur assez grand pour faire face à ce type de situation.
— Mais ce n'est pas toi qui vas t'en occuper, toi tu continueras tes soirées de travail là-haut, c'est ma vie qui va changer du tout au tout !
— Pas plus que si nous avions eu un autre enfant.
— Pas un autre enfant, bon sang, notre enfant ! Mary se leva d'un bond.
— Moi aussi je vais me coucher ! hurla-t-elle en empruntant l'escalier.
— Mais il est 9 heures du matin ?
— Et alors ! On en est à un truc anormal près, aujourd'hui ?
Arrivée à l'étage, elle marcha d'un pas ferme, s'arrêta au milieu du couloir, fit demi-tour, hésitante, et se dirigea vers la pièce où Lisa dormait. Elle entrebâilla la porte sans faire de bruit. L'enfant allongée sur son lit tourna la tête et la fixa sans dire un mot. Mary esquissa un sourire gêné et referma la porte. Elle entra dans sa chambre et s'allongea sur son lit, fixant le plafond en serrant ses poings pour tenter de contenir sa colère. Philip la rejoignit, il s'assit à ses côtés et lui prit la main.
— Je suis désolé, si tu savais comme je suis désolé.
— Mais non tu ne l'es pas. Tu n'as jamais pu avoir la mère, tu as sa fille maintenant ! C'est moi qui suis désolée, je n'ai jamais désiré ni l'une ni l'autre.
— Aujourd'hui tu n'as pas le droit de dire une chose pareille.
— Aujourd'hui je ne vois vraiment pas ce que je peux m'interdire de dire, Philip. Deux ans que tu fais la moue, que tu contournes la question, que tu t'éloignes de notre couple avec mille et une bonnes excuses puisque ce sont les tiennes. Ta Susan t'envoie sa fille et tous les problèmes vont se régler comme par enchantement, à un détail près : c'est une histoire qui surgit de ta vie mais pas de la mienne.
— Susan est morte Mary, je n'y suis pour rien, tu peux ignorer totalement mon chagrin, mais pas une enfant, bon sang, pas une enfant !
Mary se redressa, et sa voix emportée par la rage de l'impuissance se mit à trembler quand elle hurla : « Elle me fait chier ta Susan ! » Philip fixait le rebord de la fenêtre pour éviter de croiser les yeux de sa femme. « Mais regarde-moi bon sang ! Je voudrais que tu aies au moins ce courage-là ! »
De sa chambre où des sons indistincts lui parvenaient Lisa se retourna sous la couette et enfouit sa tête dans son oreiller. Elle y pressait son visage si fortement que ses cheveux semblaient se fondre dans la taie. Les cris étaient moins forts que les grondements de certains orages, mais la peur qu'ils provoquaient était la même. Elle aurait voulu pouvoir cesser de respirer, mais elle savait que c'était impossible, toutes les tentatives des deux précédentes semaines avaient échoué. Le ventre noué, elle mordit sa langue de plus en plus fort, comme sa mère lui avait appris à le faire : « Quand tu sens le goût du sang dans ta bouche, c'est que tu es en vie, et quand tu es en danger, tu ne dois penser qu'à une seule chose, ne pas abandonner, ne pas renoncer, rester en vie. » Le liquide tiède s'écoula dans sa gorge, elle se concentra sur cette sensation et fit le vide en elle. Les exhortations de Philip continuaient de lui parvenir du fond du couloir, parfois entrecoupées de silences. À chaque éruption de colère, elle enfouissait un peu plus son visage dans l'oreiller comme si des coulées de mots allaient l'emporter, à chaque effervescence elle fermait un peu plus les yeux, au point que parfois des étoiles scintillaient sous ses paupières.
Elle entendit la porte de la chambre d'à côté claquer et les pas d'un homme qui descendait l'escalier.
Philip se rendit dans le salon, et s'abandonna sur le canapé, les coudes sur les genoux, la tête entre les mains. Thomas attendit quelques minutes avant de rompre le silence.
— Tu fais une partie avec moi ?
— Pas maintenant mon grand.
— Elles sont où les filles ?
— Chacune dans une chambre.
— Tu es triste ?
Il n'y eut aucune réponse. Assis sur la moquette, le petit garçon haussa les épaules et retourna à son jeu. Le monde des adultes est parfois bien étrange. Philip s'assit derrière lui et l'entoura de ses bras.
— Tout va s'arranger, dit-il d'une voix feutrée. Il prit une des deux manettes du jeu.
— À quoi veux-tu perdre ?
Au premier virage la Lamborghini de Thomas envoya la Toyota de son père dans le fossé.
Mary redescendit vers midi. Sans dire un mot elle alla dans la cuisine, ouvrit le réfrigérateur et commença à préparer le repas. Ils déjeunèrent tous les trois. Lisa avait fini par s'endormir.
Thomas se décida à parler :
— Elle va rester ? Ce n'est pas normal si elle devient ma grande sœur, c'est moi qui étais là en premier !
Mary laissa échapper le saladier qu'elle apportait à table. Elle foudroya Philip du regard, qui ne répondit pas à la question de son fils. Thomas amusé regarda la salade répandue sur le carrelage et croqua à pleines dents dans son épi de maïs. Il se tourna vers sa mère :
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