— Ça peut être bien ! dit-il encore.

Philip s'était levé pour ramasser les morceaux de verre éparpillés.

— Qu'est-ce que tu trouves bien ? lui demanda-t-il.

— Je voulais bien d'un frère ou d'une sœur, mais je ne voulais pas qu'il me réveille la nuit avec des cris de bébé, et les couches ça sent mauvais ! Elle est trop vieille pour me piquer mes jouets... C'est joli sa couleur de peau, à l'école ils vont être jaloux...

— Je crois que nous avons compris ton point de vue ! reprit Mary, sans le laisser achever sa phrase.

La pluie avait redoublé d'intensité et ne laissait pas entrevoir la possibilité d'une sortie dominicale. Sans rien dire Mary composa un sandwich. Sur une tranche de pain de mie qu'elle tartina de mayonnaise, elle déposa de la salade, puis une tranche de jambon, hésita, remplaça le jambon par du poulet, hésita à nouveau, replaça la tranche de jambon sur le poulet et recouvrit le tout d'une autre tranche de pain. Elle déposa sa composition sur une soucoupe qu'elle protégea d'une feuille de cellophane et qu'elle rangea dans le réfrigérateur.


— Si la petite a faim en se réveillant, il y a une assiette pour elle au frais, dit-elle.

— Tu sors ? questionna Thomas.

— Je vais passer l'après-midi chez mon amie Joanne, je reviendrai pour ton bain, répondit-elle.

Elle monta aussitôt se changer. En sortant de la maison elle embrassa son fils, dévisageant Philip qui se tenait dans l'escalier. Le reste de la journée s'écoula comme passe un dimanche d'automne, les longues minutes ne se distinguaient les unes des autres que par la lumière du jour qui faiblissait. Elle rentra vers 17 heures et s'occupa de Thomas. Lisa dormait encore lorsqu'ils se réinstallèrent autour de la table pour dîner.


Elle prit tout son temps dans la salle de bains, attendant volontairement que Philip soit couché pour le rejoindre. Elle avait éteint la lumière en entrant et s'allongea à l'extrémité du lit. Philip laissa passer quelques minutes et brisa le silence.

— Tu as tout raconté à Joanne ?

— Oui, j'ai vidé mon sac si c'est ce que tu veux savoir.

— Et qu'est-ce qu'elle t'a dit ?

— Qu'est-ce que tu voulais qu'elle me dise ? Que c'est épouvantable !

— C'est le mot, c'est épouvantable.

— Elle parlait de ce qui m'arrive Philip, maintenant laisse-moi dormir.

Philip avait laissé la lumière du couloir allumée pour que Lisa trouve son chemin vers les toilettes si elle se réveillait. À 3 heures du matin ses yeux s'ouvrirent comme ceux d'une poupée que l'on redresse. Elle scruta la pièce plongée dans la pénombre, cherchant à comprendre où elle se trouvait. L'arbre qui se penchait contre la fenêtre secouait frénétiquement ses branches, semblant agiter des bras trop longs pour lui. Des houppes de feuilles fouettaient les carreaux comme pour en chasser les grosses gouttes ruisselantes. Elle se leva, sortit dans le couloir et descendit l'escalier à pas feutrés. Dans la cuisine elle ouvrit le réfrigérateur. Elle sortit l'assiette, souleva un coin de la feuille de cellophane, huma le sandwich et la reposa aussitôt sur la clayette.

Elle s'empara du paquet de pain de mie, en sortit une tranche, prit dans la coupe de fruits une banane qu'elle écrasa avec une fourchette en la mélangeant avec du sucre roux. Elle étala soigneusement son mélange sur le pain et dévora sa tartine avec un appétit vorace. Elle rangea ensuite chaque chose à sa place, ignora le lave-vaisselle et entreprit de nettoyer son assiette ainsi que tout ce qui restait dans l'évier.

En sortant, elle jeta un dernier regard vers la cuisine et, toujours dans la pénombre, rejoignit son lit.


Huit jours s'écoulèrent, dessinant pour Mary les contours d'une vie qui basculait dans un univers qui n'était plus le sien. Parce qu'elle avait été notifiée dès sa naissance au consulat, la nationalité américaine de Lisa n'était pas remise en cause. La lettre de Susan qui indiquait la donation définitive à Philip de la petite Lisa, née le 29 janvier 1979 à 8 h 10, dans la vallée de Sula, Honduras, de Mlle Susan Jensen et de père inconnu, avait fini par être enregistrée au terme d'une longue série de démarches fastidieuses. Bien que les collègues de Susan aient eu l'idée précieuse de faire authentifier le document par un notaire de l'ambassade américaine avant d'accompagner l'enfant jusque dans le New Jersey, Philip et Lisa passèrent la journée du lundi à déambuler dans les dédales de l'administration. Il leur avait fallu arpenter des couloirs, gravir le grand escalier en pierre blanche qui conduisait vers un immense hall aux murs recouverts de bois, un peu comme ceux du palais de la présidence dont Susan lui parlait occasionnellement. Au commencement elle avait eu un peu peur, sa mère ne lui disait-elle pas toujours que les palais étaient des lieux dangereux, emplis de militaires et de policiers ?


Elle ne voulait jamais l'emmener avec elle quand elle devait s'y rendre. Le président qui habitait ce palais-là ne devait pas être un homme très important, car il n'y avait que deux soldats près du portique où il fallait déposer les sacs, comme à l'aéroport. Pour échapper à l'ennui, elle avait compté les dalles de marbre au sol, il y en avait au moins mille, cinq cents brunes et cinq cents blanches. Elle n'avait pas pu achever son calcul, l'homme derrière le comptoir avait fini par indiquer à Philip la direction à prendre, celle d'un autre escalier avec un tapis rouge et noir celui-là. Ils avaient erré d'un bureau à un autre pour collecter des papiers de couleurs différentes et puis refaire la queue devant d'autres guichets. « C'était un jeu de piste, géant, inventé rien que pour les grands », sauf qu'à voir leur mine triste, ceux qui organisaient le divertissement n'avaient pas l'air de beaucoup s'amuser.


Lorsque Philip livrait les bonnes réponses sur l'imprimé, l'homme ou la femme assis derrière la vitre le tamponnait et lui soumettait un nouveau questionnaire à remplir et à remettre dans une autre salle. Ils reprenaient aussitôt un autre corridor, parfois le même en sens inverse, celui qui avait trente et une lampes accrochées au plafond, une tous les dix carreaux blancs et noirs au sol, le plus long et le plus large, empruntaient un escalier, cherchaient la grande personne qui les dirigeait vers la prochaine étape. Philip lui tendait toujours la main, mais Lisa s'obstinait à marcher quelques pas à côté ou devant lui. Elle détestait l'idée qu'on la retienne, sa mère n'avait jamais fait une chose semblable. De retour dans la voiture il avait l'air d'être content, il avait gagné. Ils repartaient munis d'une dernière feuille rose qui faisait provisoirement de lui son tuteur légal. Dans six mois, il faudrait revenir et rencontrer un juge qui octroierait la filiation adop-tive définitive. Lisa se jura de demander alors ce que voulaient dire les mots « tuteur » et « filiation adoptive », mais « plus tard, pas maintenant ».

À la maison Mary avait encore l'air d'être contrariée, elle avait totalement ignoré leur papier.

« C'était parce qu'elle n'avait rien gagné qu'elle faisait cette tête-là, mais cela n'était pas juste puisqu'elle n'était pas venue jouer avec eux. »

Le mardi fut consacré à inscrire Lisa à l'école. Elle n'imaginait pas qu'il en existait d'aussi grandes. Susan lui avait parlé de l'université... Elle se demanda si Philip ne se trompait pas sur son âge. La grande cour était revêtue d'un sol qui s'enfonçait un peu sous les pieds. Dans un angle il y avait des échelles de toutes les couleurs, un tourniquet et deux toboggans qu'elle regarda avec insistance. Une clochette retentit alors qu'ils se dirigeaient vers le fond du préau.

Rien à voir avec celle qui ordonnait de se rendre à l'abri parce que l'ouragan approchait.

C'était une toute petite clarine de presque rien du tout, qui essayait bêtement de l'impressionner en tintant du plus fort qu'elle pouvait. Peine perdue, Lisa en avait entendu de bien plus vigoureuses. Quand la cloche du village sonnait la messe ou l'ordre de se regrouper sur la place, des vibrations pénétraient sa poitrine et faisaient tambouriner son cœur sans qu'elle sache pourquoi. À sa mère qui la sermonnait pour qu'elle apprenne à maîtriser sa peur, elle disait que c'était le sable en suspension dans l'air qui faisait monter les larmes dans ses yeux. Lorsque la clochette se tut en grésillant, une ribambelle d'enfants se précipitèrent au-dehors. Peut-être y avait-il quand même un danger.

Le rez-de-chaussée du bâtiment était constitué d'un préau où les écoliers s'abritaient les jours de pluie ; chez elle on ne pouvait pas toujours se rendre à l'école quand il pleuvait. Ils empruntèrent l'escalier central, au premier étage le long couloir donnait sur les salles de classe aux pupitres identiques. Lisa se demanda comment ils avaient fait pour en trouver autant ! Elle dut attendre derrière une porte jaune tandis que Philip s'entretenait avec la directrice de l'établissement dans son bureau. Elle lui fut présentée un peu plus tard, c'était une femme de grande taille qui avait coiffé ses cheveux blancs en chignon. Son large sourire ne parvenait pas à masquer son autorité. La matinée s'achevait, ils quittèrent les lieux. Philip s'arrêta devant les grilles, il s'agenouilla à hauteur de la petite fille.

— Lisa, il faut que tu répondes lorsque les gens te parlent. Je n'ai pratiquement pas entendu le son de ta voix depuis deux jours.

L'enfant haussa les épaules et enfonça un peu plus sa tête dans son cou.

À l'intérieur du MacDonald's où Philip l'emmena pour déjeuner, elle fut fascinée par les pictogrammes publicitaires suspendus au-dessus des caisses enregistreuses. Lorsqu'il s'approcha du comptoir il lui demanda ce qu'elle voulait, mais elle tourna la tête, nullement intéressée par la nourriture. Seul le grand toboggan rouge à l'extérieur du bâtiment semblait retenir son attention. Philip insista, mais Lisa resta silencieuse, le regard perdu de l'autre côté de la fenêtre. Il se baissa et du doigt attira vers lui son menton.

— Je voudrais bien que tu en fasses, mais il pleut.

— Et alors ? dit-elle.

— Tu vas être trempée.

— Chez moi il pleut tout le temps, et des pluies bien plus grosses, et si on devait arrêter de faire tout ce qu'on veut parce qu'on a peur d'être mouillé, on finirait par être mort. Ce n'est pas comme ça que la pluie te tue, tu n'as rien compris, tu ne la connais pas, moi si !

La caissière leur demanda de se ranger sur le côté s'ils ne passaient pas leur commande, d'autres clients s'impatientaient. Lisa avait à nouveau tourné la tête, contemplant la glissière comme un prisonnier fixerait la ligne d'un horizon imaginaire par-delà les barreaux de sa cellule.

— Si je me laissais glisser dessus, peut-être qu'en arrivant en bas je serais de nouveau chez moi. C'est comme ça dans mes rêves, je suis sûre que si j'y pense très fort, ça peut marcher !

Philip s'excusa auprès de la serveuse et prit la main de Lisa, ils sortirent tous les deux. La pluie avait redoublé d'intensité et déjà de grandes flaques se formaient sur le parking. Il marcha d'un pas volontaire dans chacune d'entre elles, laissant parfois l'eau submerger ses chaussures. Au bas de l'échelle, il la prit dans ses bras et la posa sur le troisième échelon du toboggan.

— Je suppose qu'il serait ridicule de te dire de faire attention, là-bas tu ne tombais jamais.

— Si!

Elle gravit les barreaux un à un, ne prêtant nulle attention aux bourrasques de vent. Il la devina heureuse, ignorante de l'instant futur, tel un animal que l'on aurait rendu à son élément naturel.

Au bas d'un grand toboggan rouge aux couleurs estompées par la noirceur du ciel, un homme trempé, bras grands ouverts, attendait une petite fille qui glissait yeux fermés, pour que son rêve devienne réalité. Et chaque fois, il la récupérait, la serrant tout contre lui, et la replaçait sur le troisième barreau de l'échelle.

Elle fit trois tentatives, puis haussa les épaules en lui prenant la main.

— Ça n'a pas marché, dit-elle, on peut y aller !

— Tu veux manger ?

Elle secoua la tête et l'entraîna vers la voiture. En montant à l'arrière elle s'approcha de son oreille.

— C'était bien quand même !

L'averse n'était pas calmée. Lorsqu'ils arrivèrent à la maison, Mary était assise dans le salon.

Elle se leva d'un bond et se mit en travers de l'escalier.

— Vous n'allez nulle part comme ça, les moquettes ont déjà été nettoyées la semaine dernière et ce n'est pas la peine de recommencer tout de suite, et puis il faudrait que vous vous imbibiez de détergent pour être efficaces ! Enlevez vos chaussures et déshabillez-vous, je monte vous chercher des serviettes.