Une enfant qui « pour chasser la pluie au fond des yeux » inventait des soleils sous le toit était arrivée dans sa maison, et elle ne le voulait pas. Mais elle portait en elle toutes les raisons et déraisons de l'âme d'une autre femme qui hantait depuis toujours les émois interdits de l'homme qu'elle aimait.
Philip la regarda à son tour, et son sourire se mua en tendresse. Il sortit de la cuisine, se rendit dans le garage, y prit l'escabeau qu'il rapporta sous son bras, le déplia et en gravit les marches. Perché sur la dernière il décolla une crêpe :
— Pourrais-je avoir une assiette ? On ne peut pas tous venir manger en haut, il n'y a qu'une seule échelle. Je ne sais pas pour vous mais moi je commence à avoir faim.
Le dîner s'acheva sur des échanges complices entre un petit garçon et son père, et indiscrets entre Mary et Lisa.
À la fin d'un épisode de Murphy Brown, ils montèrent se coucher. Dans le couloir qui les conduisait vers leurs salles de bains respectives, Mary demanda à Lisa d'aller se brosser les dents. Quand elle serait dans son lit, elle viendrait lui faire un câlin. S'ensuivit un instant de silence, elle sentit que Lisa n'avait pas bougé. Dans son dos, elle entendit la petite fille demander :
— C'est quoi un câlin ?
Mary se retourna pour lui faire face et tenta de dissimuler son trouble, mais sa voix chancela.
— Comment ça, c'est quoi un câlin ? Lisa avait posé les mains sur les hanches.
— Eh bien oui, c'est quoi un câlin ?
— Lisa, tu dois le savoir ! Je vais venir te voir et je te ferai un baiser avant que tu t'endormes.
— Et pourquoi tu me feras un baiser ? Je n'ai rien fait de bien aujourd'hui !
Mary considéra l'enfant dans sa posture immobile, son aplomb la rendait aussi forte et fragile qu'un petit animal qui gonflerait son corps pour essayer d'intimider un prédateur. Elle s'approcha et l'accompagna jusqu'au lavabo. Pendant que Lisa se lavait les dents elle s'assit sur le rebord de la baignoire et examina le visage de la petite fille dans le miroir.
— Ne brosse pas trop fort, j'ai remarqué que tu saignes des gencives pendant la nuit, je t'emmènerai voir un dentiste.
— Et pourquoi on irait voir le docteur si on n'est pas malade ?
Lisa essuya méticuleusement les contours de sa bouche et reposa la serviette sur le radiateur.
Mary lui tendit la main, elle l'ignora et sortit de la salle de bains. Mary la suivit dans sa chambre et attendit qu'elle se mette sous ses draps pour s'asseoir à côté d'elle, elle lui passa la main dans les cheveux, se pencha sur son front et y déposa un baiser du bout des lèvres.
— Dors, après-demain tu commences l'école et il faut que tu sois en forme.
Lisa ne répondit rien. Bien après que la porte fut refermée, elle resta les yeux grands ouverts à scruter la pénombre.
La première année scolaire de Lisa commença dans les silences d'une adulte encore prisonnière pour longtemps de son corps d'enfant. Personne n'entendait sa voix, à peine les professeurs quand ils lui posaient une question, ce qui était rare puisque peu d'entre eux s'intéressaient à elle, convaincus qu'elle redoublerait quoi qu'il arrive. À la maison elle ne parlait pas non plus beaucoup, répondait par des signes de tête ou quelques borborygmes qui sortaient du fond de sa gorge. Elle se serait voulue plus petite que les fourmis qu'elle nourrissait sur le rebord de sa fenêtre. Elle passait des soirées entières retranchée dans sa chambre, où elle ne faisait au fond qu'une seule et unique chose à longueur de temps : de sa vie « d'avant » elle assemblait des images, jusqu'à former d'un long trait de souvenirs un filament d'espoir sur lequel elle se promenait. De cet univers qui était le sien, elle entendait le craquement des pierres sous les roues de la Jeep qui annonçait que Susan était revenue ; surgissait alors du plus profond de sa mémoire cette odeur enivrante de la terre humide quand elle se mariait à celle des aiguilles de pin et puis parfois, comme par magie, la voix de sa mère qu'elle entendait au loin dans le bruissement des arbres.
Souvent dans la soirée c'était celle de Mary qui la ramenait ici-bas, dans un monde étranger, avec pour seule échappatoire un regard vers la pendule qui à force d'égrener des minutes finirait bien par faire passer les années.
Noël était arrivé et les toits décorés de guirlandes se découpaient dans la nuit. Dans la voiture, de retour de New York où elle accompagnait Mary venue faire quelques dernières courses, Lisa ne put s'empêcher d'exprimer son point de vue.
— On devrait envoyer la moitié de ces ampoules qui ne servent à rien chez moi, comme ça il y aurait de la lumière dans toutes les habitations.
— Chez toi, rétorqua Mary, c'est là où nous habitons, dans une petite rue de Montclair où toutes les familles ont déjà de la lumière. Il n'y a pas de mal à bien vivre, arrête de penser tout le temps à tout ce qui manque là d'où tu viens, et cesse de dire que chez toi c'est là-bas, tu n'es pas hondurienne, tu es américaine que je sache, ton pays c'est ici.
— Quand je serai majeure, j'aurai le droit de choisir ma nationalité !
— Il y a des gens qui risquent leur vie pour venir vivre chez nous, tu devrais être heureuse.
— C'est parce qu'ils n'ont pas le droit de choisir !
Les mois suivants, Philip s'évertua à recomposer une famille. Son travail l'accaparait de plus en plus et il jonglait avec chaque minute de disponibilité pour essayer de créer des moments de détente et d'amusement. Le voyage de Pâques à Disneyworld en fit partie et, malgré les altercations quasi quotidiennes entre Lisa et Mary, les vacances laissèrent l'empreinte d'un premier bon souvenir. Il lui sembla pourtant que, semaine après semaine, deux couples s'accommodaient sous le même toit, Lisa et lui d'un côté, sa femme et son fils de l'autre.
Au début de cet été 1989, il emmena Lisa à l'autre bout de l'État de New York. Au terme d'un long et silencieux voyage, le gardien à l'entrée du campement de pêche les avait escortés jusqu'à leur petit chalet. Il avait adressé quelques clins d'oeil complices à Lisa qui avait fait mine de ne rien remarquer. Sur l'autre rive du lac, la côte était canadienne. La nuit venue, les lumières de Toronto diffuseraient un halo orangé qui se réfléchirait sur le ventre des nuages.
Après le dîner, ils s'installèrent sous la véranda qui surplombait l'eau tranquille. Lisa rompit le silence :
— À quoi ça sert l'enfance ?
— Pourquoi me poses-tu cette question ?
— Pourquoi les adultes répondent-ils toujours par une autre question quand ils ne connaissent pas la réponse à celle qu'on vient de leur poser ? Je vais me coucher !
Elle se leva, il la saisit par le poignet, la forçant à se rasseoir.
— Parce que cela permet de gagner un peu de temps ! Si tu crois que c'est une question facile!
— Et ça, ce n'est toujours pas une réponse !
— Parce qu'il y a tellement d'enfances différentes que c'est dur à formuler, accorde-moi un peu de temps et profites-en pour me donner ta définition.
— C'est moi qui t'ai posé la question, reprit-elle.
— Mon enfance, je l'ai passée tout entière avec ta mère.
— Ce n'est pas ce que je te demande.
— C'est son enfance dont tu veux que je te parle ! Elle y était à l'étroit, comme tous les enfants que la vie fait grandir trop vite. Comme toi, elle était l'otage de son apparence et de ce foutu sablier dont les grains ne s'écoulaient pas assez vite. Elle passait sa journée à attendre le lendemain et son temps à rêver de vieillir.
— Elle était malheureuse ?
— Impétueuse ! C'est l'impatience qui tue l'enfance.
— Alors ?
— Alors l'enfance, puisque c'était ta question, devient un parcours d'une longueur insupportable, comme pour toi en ce moment, n'est-ce pas ?
— Alors pourquoi ne peut-on pas devenir adulte tout de suite ?
— Parce que l'enfance a ses vertus. Elle nous sert à construire les fondations de nos rêves et de nos vies. C'est dans cette mémoire que tu viendras puiser tes forces, fouiller tes colères, entretenir tes passions, et bien souvent repousser les frontières de tes peurs, et de tes limites.
— Je n'aime plus mon enfance.
— Je le sais Lisa, et je te promets de tout faire pour te la colorier mais il y aura quand même quelques règles en noir et blanc.
Au lever du jour, ils s'étaient assis tout au bout du ponton. Le cœur résolu à la patience, il la supplia, alors qu'elle emmêlait le moulinet de sa canne pour la quatrième fois, de faire au moins semblant de s'amuser ; il lui rappela que c'était elle qui avait voulu une partie de pêche pour ce petit voyage entre eux. D'un claquement sec de la langue elle prononça alors les mots
« À la mer ! » et ajouta aussitôt « Pas sur un lac ! » Elle laissa son fil flotter dans l'eau et contempla les vaguelettes qui semblaient toutes vouloir converger vers les piliers.
— Parle-moi de là-bas ! dit Philip.
— Qu'est-ce que tu veux que je te dise ?
— Dis-moi comment tu vivais là-bas ?
Elle marqua un temps avant de lui répondre doucement : « Avec maman. » Puis elle se tut.
Philip mordit l'intérieur de sa joue. Il posa sa canne, vint s'asseoir près d'elle pour la prendre sous son bras.
— Ce n'était pas très malin ma question, je suis désolé Lisa.
— Si, puisque tu voulais que je te parle d'elle ! Tu veux savoir si elle me parlait de toi ?
Jamais ! Elle ne m'a jamais parlé de toi !
— Pourquoi est-ce que tu es méchante ?
— Je voudrais rentrer chez moi ! Je ne vous aime pas assez !
— Donne-nous un peu de temps, juste un peu de temps...
— Maman dit que l'amour c'est immédiat ou que ça n'est pas.
— Ta maman était très seule, avec ses idées immédiates !
Le lendemain elle ferra un poisson si gros qu'elle faillit basculer en avant. Surexcité Philip l'entoura de ses bras pour « sécuriser » la prise. Au terme d'une lutte acharnée, un immense bouquet d'algues fut ramené sur la terre ferme, Philip le contempla désolé, puis aperçut les pommettes de Lisa se hisser. Le ponton s'embellit aussitôt d'une des vertus de l'enfance : le timbre d'un rire qui jaillit.
Il lui arrivait de faire des cauchemars. 11 la prenait alors au creux de ses bras et la berçait ; alors qu'il apaisait ses nuits, il pensait à ceux qui hanteraient sa vie d'adulte. Certaines blessures de l'enfance ne cicatrisent pas, elles se font oublier, le temps de nous laisser grandir, pour mieux resurgir plus tard.
À la fin de la semaine ils rentrèrent chez eux. Thomas était content de les retrouver et ne les quitta plus. Dès que Lisa s'isolait dans sa chambre il venait la rejoindre et s'asseyait à même le sol, au pied de la fenêtre, devinant que sa discrétion était la condition de sa présence. De temps en temps elle lui adressait un regard attendri et replongeait aussitôt dans ses pensées.
Quand elle était d'humeur, elle le laissait la rejoindre dans son lit et lui racontait les histoires d'une autre terre où les orages font peur, où le vent soulève une poussière qui se mélange aux aiguilles des pins.
L'été passa. Lisa redoubla sa classe et la rentrée marqua le début d'une adolescence obscure.
Elle ne se mélangeait pas ou peu à ses camarades trop jeunes à son goût. Plongée presque en permanence dans des livres qu'elle choisissait seule, elle ne sentait jamais sa solitude.
Un jour de décembre Thomas entendit une fille traiter sa sœur de « sale étrangère », il lui porta un terrible coup de pied au tibia. S'ensuivit une course-poursuite dans les couloirs et un plaquage au sol lui fendit la lèvre supérieure. Le sang envahit sa bouche. Lisa accourut et quand elle le vit ainsi à terre, elle saisit violemment par les cheveux celle qui l'avait insultée, la repoussa vers le mur en lui envoyant un coup de poing d'une force incontrôlée.
L'adolescente fit un tour sur elle-même et s'affala, le nez sanguinolent. Thomas se releva, effrayé, il ne reconnut pas le visage de Lisa. Elle proféra alors une série de menaces en espagnol, en serrant le cou de sa victime. Thomas se rua sur Lisa, la suppliant de relâcher son étreinte. Le visage tremblant de colère elle finit par abandonner, donnant un dernier coup de pied avant de quitter les lieux sans se retourner. Elle fut renvoyée quinze jours de l'école et consignée dans sa chambre. Sa porte resta fermée et elle ne laissa pas Thomas y entrer, même quand il lui apportait des fruits. Pour la première fois ce fut Mary qui ramena la paix dans la maison. La journaliste en elle vint à bout des silences de son fils qui raconta toute l'histoire.
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