Pour lutter contre le sommeil, elle roulait la fenêtre ouverte, il n'était pas question de s'endormir maintenant. Il était 20 h 30 et le parking du MacDonald's était encore plein, mais le vieux toboggan rouge dormait paisiblement. Elle avait parcouru toutes les allées en criant le nom de Lisa, mais elle n'avait obtenu aucune réponse. À l'intérieur du fast-food aucun des employés à qui elle présenta la photo n'avait aperçu la jeune fille. Elle prit la route qui menait vers le haut de la ville, bifurqua sur un chemin de terre et arrêta son 4x4 blanc au droit de la barrière qui lui interdisait d'aller plus loin. Elle poursuivit la sente à pied et grimpa jusqu'au sommet de la colline. Dans la lumière pâle d'une fin de jour, elle continuait de hurler le nom de Lisa, mais même l'écho ne lui répondait pas. Elle eut envie de s'allonger à même la terre.

Quand vint la nuit noire, elle se sentit à la limite de l'épuisement et, résignée, se décida à rentrer.

Thomas était assis par terre dans le salon ; elle lui adressa un mot tendre et grimpa aussitôt vers sa chambre. En montant l'escalier, Mary se rendit compte que le rez-de-chaussée était silencieux. Elle jeta un regard en arrière et vit que l'écran était noir. Thomas contemplait une télévision éteinte. Elle redescendit les marches, s'agenouilla à côté de lui et le prit sous son épaule.

— On ne s'occupe pas beaucoup de toi en ce moment, ma petite grenouille.

— Tu crois qu'elle va revenir ? demanda le petit garçon.

— Je ne crois pas, j'en suis certaine.

— C'est à cause de l'engueulade avec papa qu'elle est partie ?

— Non, c'est plutôt à cause de moi. Je crois que je ne lui ai pas fait une vie très facile.

— Tu l'aimes ?

— Mais évidemment, comment peux-tu poser cette question ?

— Parce que tu ne le dis jamais. Mary accusa le coup.

— Ne reste pas là comme ça, va nous préparer deux sandwichs, je monte me changer et je redescends dîner avec toi. Tu sais où est ton père ?

— Il est parti au commissariat, il sera là dans une heure.

— Alors fais-en trois... non, quatre !

Elle gravit à nouveau les marches, prenant appui sur la rampe, et continua ainsi jusqu'au bureau de Philip.

La pièce était plongée dans la pénombre, elle effleura la lampe posée sur le bureau, il suffisait d'en toucher du bout du doigt la structure métallique pour l'allumer.

Elle se dirigea vers l'étagère et prit le petit cadre qu'elle approcha de son visage. Sur le cliché Susan rayonnait d'un sourire qui appartenait au passé. D'une voix feutrée, Mary se mit à lui parler :

— J'ai besoin de toi. Tu vois, je suis là comme une conne au milieu de cette pièce, et je ne me suis jamais sentie aussi seule de ma vie. Je suis venue te demander de l'aide. Parce que de là où tu es, toi tu la vois sûrement. Tu sais, je ne peux pas tout faire toute seule. Je comprends bien ce que tu dois penser, mais il ne fallait pas me l'envoyer si tu ne voulais pas que je m'attache autant à elle. Je te demande juste de me laisser le droit de continuer à l'aimer. Aide-moi sans crainte puisque tu seras toujours sa mère, je t'en fais le serment. Envoie-moi un signe, un tout petit signe de rien du tout, un petit coup de pouce, tu peux bien faire ça non ?

Et les larmes qu'elle avait retenues ruisselèrent le long de ses joues. Assise dans le fauteuil de son mari, la photo de Susan collée contre sa poitrine, elle posa son front sur le bureau. Quand elle releva la tête, elle contempla songeuse le petit coffre en bois qui régnait au milieu de la table ; la clé était juste à côté. Elle se leva d'un bond et dévala l'escalier.

Sur le pas de la porte d'entrée, elle dit à Thomas :

— Tu ne sors pas d'ici, tu manges ton sandwich en regardant la télé et, lorsque papa rentre, tu lui dis que je lui téléphonerai un peu plus tard, et surtout tu n'ouvres à personne, tu as compris ?

— Je peux savoir ce qui se passe ?

— Plus tard chéri, là je n'ai vraiment pas le temps, fais simplement ce que je te dis, je te promets qu'on rattrapera le temps perdu.

Elle se précipita dans sa voiture et inséra fébrilement la clé de contact ; le moteur se mit à tourner. Elle roulait à vive allure, dépassait tout ce qui se trouvait devant elle, tantôt par la droite tantôt par la gauche, provoquant derrière elle des huées de klaxons dont elle se moquait éperdu-ment. Dans sa poitrine elle sentait son cœur s'emballer à tout rompre, et plus les secondes s'égrenaient plus elle accélérait ; elle faillit faire une embardée mais réussit à se maintenir dans l'axe de la sortie n° 47. Dix minutes plus tard elle abandonnait sa voiture le long d'un trottoir. Elle ne répondit pas au policier qui l'interpellait et se rua à l'intérieur du bâtiment. Elle courut aussi vite que possible, gravit haletante les marches d'un escalier en colimaçon. Au bout d'un couloir, elle s'arrêta devant une porte, au travers du hublot rond elle contempla la salle, juste le temps de reprendre son souffle, puis lentement, elle poussa le battant.


Au fond du bar du terminal n° 1 de l'aéroport de Newark, seule à une table, une jeune fille de quatorze ans regardait par la baie vitrée qui donnait sur les pistes.

Mary remonta lentement la travée et s'assit face à elle. Lisa avait senti sa présence, mais elle maintenait ses yeux rivés sur les avions. Sans dire un mot, Mary posa alors sa main sur la sienne, la laissant à son silence, et sans se détourner Lisa dit:

— Alors c'est d'ici que maman est partie ?

— Oui, chuchota Mary, c'est d'ici. Regarde-moi, juste un instant, j'ai quelque chose d'important à te dire.

Lisa tourna lentement la tête et plongea ses yeux dans ceux de Mary.

— Quand je t'ai vue la première fois dans tes habits trempés et trop petits pour toi, avec ton sac et ton ballon, je n'imaginais pas qu'une si petite fille allait prendre autant de place dans mon cœur. Je croyais n'avoir jamais eu aussi peur de ma vie, jusqu'à aujourd'hui. Je voudrais que nous échangions une promesse, un secret entre nous. N'essaie plus de partir, et le jour de ta graduation 11 , quand tu auras dix-neuf ans, si ce « là-bas » est toujours ton chez-toi, si tu veux toujours repartir, alors c'est moi qui te conduirai dans cet aéroport, je t'en fais le serment. Tu étais ici tout ce temps sans que personne ne te remarque ?

Les traits de Lisa se détendirent et un sourire timide se dessina à la commissure de ses lèvres.

— Non. On rentre maintenant ? dit-elle de sa petite voix.

Elles se levèrent, Mary abandonna quelques dollars sur la table et elles sortirent toutes les deux du bar. En arrivant sur le trottoir, Mary jeta par-dessus son épaule la contravention qu'elle venait de trouver sur son pare-brise. Lisa lui posa une question :

— Tu es qui pour moi ?

Mary hésita un instant et répondit :

— Je suis ton paradoxe.

— C'est quoi le paradoxe ?

— Ce soir, quand tu seras couchée, je t'expliquerai. Là, j'ai un peu peur de mes yeux et tu n'es pas équipée pour faire des crêpes dans la voiture !

Sur le combiné fixé au tableau de bord, elle composa le numéro de chez elle, Philip décrocha aussitôt.

— Elle est avec moi, nous rentrons à la maison, je t'aime.

Elle appela ensuite un inspecteur de police qui dans quelques jours remplirait sa demande de mutation à la criminelle de San Francisco ; la ville était vraiment belle, disait-on, il le savait d'une certaine Nathalia qui y travaillait déjà.


Quand ils rentrèrent à la maison, Thomas se précipita sur Lisa, elle le serra dans ses bras, les

] deux adultes la rejoignirent avec une assiette de j fruits. Elle n'avait pas faim, elle était fatiguée et ' voulait dormir.

Dans la chambre, Mary s'assit au bord du lit et lui caressa longuement les cheveux. Elle l'embrassa sur le front et quand elle s'apprêta à sortir de la pièce elle l'entendit lui demander pour la seconde fois de la journée :

— C'est quoi le paradoxe ?

La main sur la poignée de la porte, Mary esquissa un sourire chargé d'émotion.

— Le paradoxe, c'est que je ne serai jamais ta mère, mais toi tu seras toujours ma fille. Dors maintenant, tout va bien.


9.

Il n'y eut pas de camp de vacances cet été-là. Philip, Mary, Lisa et Thomas louèrent la même maison dans les Hamptons. La saison estivale rapprocha tout le monde et de parties de bateau en barbecues, les rires et la joie de vivre avaient enfin fleuri dans leur vie commune.

Dès la rentrée, Lisa aborda sa scolarité avec une attitude nouvelle que le bulletin de classe de la fin du premier semestre traduirait explicitement. Thomas prenait un peu plus de distance avec sa sœur, l'adolescence les séparait provisoirement.

A Noël Mary expliqua à Lisa que ce qui venait de lui arriver était normal, ce sang-là n'était en rien celui d'une lutte de son corps contre une quelconque peur. Elle était simplement en train de devenir une femme, et cela n'aurait rien de simple.

En janvier, Mary organisa une grande soirée pour célébrer les sweet sixteen 12 de Lisa, et, cette fois, toute sa classe répondit à l'invitation. Au printemps suivant, elle soupçonna l'existence d'un flirt dans la vie de Lisa, et lui fit une leçon approfondie sur toutes les particularités de la féminité. Lisa accorda peu d'importance aux détails physiques, mais elle tendit une oreille attentive à ce qui touchait aux couleurs des sentiments. L'art de la séduction la fascinait au point de donner lieu à de multiples conversations entre elles. Pour la première fois c'était Lisa qui les provoquait. Avide d'explications, elle recherchait la compagnie de Mary qui, réjouie de ce prétexte, distillait ses réponses avec parcimonie.

Au spleen qui s'installa en elle à l'approche des grandes vacances, Mary devina qu'un amour avait dû pousser dans le cœur de la jeune fille. Les mois d'été sont détestables quand on aime à cet âge, et la promesse de s'écrire ne comble pas ce vide que l'on découvre pour la première fois de sa vie.

Elle était allée la chercher à l'école pour passer avec elle le mercredi après-midi à Manhattan.

Attablées dans le petit jardin à l'arrière du bistrot Picasso situé dans le Village, elles partageaient une Caesar's salad agrémentée de filets de poulet grillés.

— Bon, il te manque déjà alors que vous n'êtes pas encore séparés, c'est ça ? demanda Mary.

— Tu as connu ce truc-là ?

— Bien trop longtemps.

— Pourquoi ça fait mal comme ça ?

— Parce que aimer c'est avant tout prendre un risque. C'est dangereux de s'abandonner à l'autre, d'ouvrir cette petite porte sur notre cœur. Ça peut provoquer la douleur indescriptible que tu ressens. Ça peut même prendre la forme d'une obsession.

— Je ne pense qu'à ça !

— Et il n'y a aucun médicament pour ce genre de mal de cœur. C'est comme cela que j'ai compris qu'on s'était fourvoyé sur la relativité du temps. Une journée peut être bien plus longue qu'une année entière quand l'autre vous manque, mais c'est aussi un des délices de la chose. Il faut apprendre à apprivoiser ce sentiment.


— J'ai tellement peur de le perdre, qu'il rencontre une autre fille. Il part dans un camp de vacances au Canada.

— Ça peut arriver, je comprends ta trouille. C'est détestable, mais à cet âge-là les garçons sont assez volages.

— Et plus tard ?

— Ça s'arrange pour certains d'entre eux, rares, mais il y en a !

— S'il me trahissait, je ne m'en remettrais pas.

— Si, si, j'ai testé pour toi ! Je sais que dans ton état, c'est très difficile à croire mais on s'en remet quand même !

— Qu'est-ce qu'il faut faire pour les rendre amoureux ?

— Avec les garçons, tout est dans la réserve, la distance, la part de mystère. C'est ce qui les rend fous !

— Ça, j'avais remarqué !

— Comment ça, tu avais remarqué ?

— C'est assez naturel chez moi, la réserve.

— Et puis veille à ta réputation, c'est important pour plus tard, c'est une question d'équilibre.

— Je ne comprends pas !

— Je pense que ton père pourrait me tuer s'il m'entendait te dire des choses pareilles, mais tu fais tellement plus que ton âge.

— Vas-y ! insista Lisa en trépignant.

— Si tu fuis la compagnie des garçons, tu passeras pour une sainte-nitouche et tu ne seras pas considérée par eux, mais si tu es trop souvent avec eux, tu passeras pour une fille facile et ils apprécieront ta compagnie pour de mauvaises raisons, ce qui n'est pas bon non plus.

— Ça aussi j'ai vu ! Ma copine Jenny a dû perdre l'équilibre !