— Que veut dire le mot XING ? demanda Lisa.

— C'est l'abréviation de « crossing » et le zéro à côté signifie que la dépression n'a pas traversé les frontières américaines, pas encore en tout cas. Si ce chiffre est autre, c'est qu'il y a eu pénétration sur notre territoire.

— Et le chiffre après les trois S qui se suivent ?

— C'est notre classement officiel. L'intensité des tremblements de terre se mesure sur l'échelle de Richter et les ouragans depuis 1899 sur celle de Saffir Simpson. Si tu vois dans les heures qui viennent le chiffre 1 s'afficher devant la mention SSS, c'est que la dépression tropicale sera devenue un ouragan minimal.

— Et si le chiffre est 5 ?

— À partir de 3 on appelle déjà cela une catastrophe ! répondit Sam.

Pendant toute la visite guidée du Centre, Mary ne quitta pas sa fille des yeux. Dans le long corridor qui les reconduisait à la salle des opérations, Lisa prit sa main et murmura : « C'est incroyable. »

Elles avaient dîné à la cafétéria du Centre et Lisa voulait revenir près des écrans, voir comment le « bébé » évoluait. Toute l'équipe était réunie auprès d'Hébert qui prit la parole quand elles entrèrent dans la pièce.

— Messieurs, il est Oh 10 en temps universel (UTC), soit 22 h 10 heure locale de Miami. À

la lecture des informations adressées il y a quelques instants par les avions de l'US Air Force, nous classons officiellement la dépression n° 15 en tempête tropicale, sa position actuelle est de 11° 8' nord et 52° 7' ouest, sa pression est de 1 004 millibars et les vents soufflent là-bas déjà à plus de 35 nœuds. Je vous prie d'émettre immédiatement un avis de surveillance générale.

Hébert s'adressa à Lisa en pointant la tache devenue rouge qui se découpait lentement sur le grand écran incrusté au milieu du mur principal.


— Lisa, tu viens d'assister à un baptême d'un genre particulier, je te présente Marilyn. Tu pourras assister à toutes les opérations qui vont se dérouler, nous allons désormais la traquer jusqu'à sa mort que je souhaite la plus rapide possible. Nous avons réservé une pièce où vous pourrez vous reposer quand vous serez fatiguées ta mère et toi.

Un peu plus tard, elles s'étaient retirées dans ce qui leur servirait de chambre au cours des prochains jours. Lisa ne dit pas un mot, ne cessant d'adresser des regards interrogatifs à Mary qui lui souriait.


Le lendemain, le 13 septembre 1995, en entrant dans la grande salle après son petit déjeuner, elle vint s'asseoir auprès de Sam. Il lui sembla que les hommes et les femmes qui travaillaient ici la traitaient comme si elle faisait partie de leur équipe. On lui demanda plusieurs fois d'aller collecter les rapports qui sortaient des imprimantes et de les distribuer ; un peu plus tard elle dut même en faire une lecture à voix haute pendant que plusieurs météorologues recopiaient les chiffres qu'elle énonçait. Après le déjeuner, elle put lire l'inquiétude sur leurs visages.

— Qu'est-ce qui se passe ? demanda-t-elle à Sam.

— Regarde les chiffres sur l'écran, les vents soufflent maintenant à 60 nœuds, mais le pire c'est la pression, ce n'est pas bon signe.

— Je ne comprends pas.

— La dépression augmente, et plus la tempête est déprimée, plus elle amplifie sa colère, j'ai bien peur que dans quelques heures on ne dise plus elle mais lui !

À 17 h 45, Sam téléphona à Hébert et lui demanda de le rejoindre immédiatement. Il entra d'un pas vif et se dirigea aussitôt vers l'écran. Lisa fit rouler sa chaise sur le côté pour qu'il puisse s'approcher.

— Que disent les avions ? demanda-t-il. Une voix répondit à l'extrémité de la salle :

— Ils ont repéré la formation du mur de l'oeil.

— La position actuelle est de 13° nord par 57° 7' ouest, elle remonte au nord-ouest, vers le passage du canal des Saintes, elle va heurter les Antilles françaises, sa pression chute encore, elle est tombée à 988 millibars et les vents dépassent les 65 nœuds, ajouta un météorologue assis face au terminal d'un ordinateur.

Quand Hébert se dirigea vers les imprimantes, elle vit sur l'écran radar de Sam le chiffre 1

s'afficher et clignoter, juste à la suite des trois lettres S. Il était 18 heures et Marilyn venait de devenir un ouragan de première catégorie.

Sur sa chaise, Mary remplissait des pages de notes, surveillant sa fille en permanence du coin de l'œil. Par instants, elle reposait son stylo et scrutait, inquiète, le visage de Lisa qui ne cessait de se raidir au fil des minutes. Dans la grande salle, seules les machines brisaient le silence des hommes, devenu aussi pesant qu'un ciel d'orage.

Quand Lisa fit un cauchemar au milieu de la nuit, Mary vint se coucher dans son lit et la serra contre elle. Elle épongea son front, la berça en caressant ses cheveux jusqu'à ce que ses traits se détendent. Elle implora le ciel de ne pas avoir provoqué le contraire de ce qu'elle avait tant espéré en accompagnant Lisa ici. Elle ne retrouva pas le sommeil et la veilla ainsi jusqu'au matin.

Lisa rejoignit la salle dès son réveil, elle n'avait pas voulu accompagner Mary à la cafétéria.

En entrant, elle se précipita sur Sam. Il était 7 h 45 à Miami, 11 h 45 en temps universel.

— Comment est-il ce matin ? dit-elle d'une voix ferme.

— En colère, il s'approche de la Martinique, il se déplace vers le nord-ouest, la pression chute encore.

— J'ai vu, dit-elle sèchement, il est toujours en catégorie 1.

— Plus pour longtemps si tu veux mon avis.

Hébert venait d'entrer. Il salua Lisa et fit pivoter sa chaise vers le grand écran au centre du mur.

— Nous allons recevoir par satellite les images filmées par les avions de l'US Air Force. Tu peux sortir si tu ne souhaites pas les voir.

— Je veux rester !

La voix du pilote se mit à résonner dans la salle.

— US Air Force 985 au centre de commandement du NHC.

— Nous vous recevons UAF 985, répondit Hébert dans le micro posé devant lui.

— Nous venons de survoler le centre de l'œil, son diamètre est de 25 miles, nous allons vous transmettre les images.

L'écran s'illumina et les premières images apparurent. Lisa retint sa respiration. La petite fille qui sur terre avait tant redouté ce monstre le vit ainsi du ciel pour la première fois de sa vie. Il tournoyait majestueusement ; impérieux, irrésistiblement puissant, il enroulait autour de son œil son imposante traîne blanche. Dans les haut-parleurs, on pouvait entendre le souffle du commandant de bord. Lisa serra ses doigts sur les accoudoirs de son fauteuil. Mary arrivait à son tour, elle portait une tasse de chocolat chaud. Elle leva la tête et écarquilla les yeux, saisie par ce qu'elle voyait.

— Mon Dieu, dit-elle à voix basse.

— C'est plutôt le diable que vous avez sous les yeux, répondit Hébert.

Lisa se rua sur lui, s'agrippant fermement à son poignet. Mary se précipita aussitôt et tenta de la calmer.

— Vous allez le détruire ? hurlait Lisa.

— Nous n'en avons pas le pouvoir.

— Mais pourquoi les avions ne lui larguent-ils pas une bombe dans l'œil, il faut le faire exploser tant qu'il est en mer !

Il se libéra d'elle et la prit par les épaules.

— Cela ne servirait à rien, Lisa, nous ne disposons d'aucune force capable de l'arrêter. Un jour nous le pourrons, je té le promets, c'est pour cela que nous travaillons tous ici sans relâche. Je dirige ce centre depuis trente-cinq ans, j'ai consacré toute ma vie à traquer ces tueurs. Nous avons fait beaucoup de progrès depuis dix ans. Il faut que tu te calmes maintenant, j'ai besoin de toi et pour que tu sois efficace, tu dois garder ton sang-froid. Tu vas m'aider, nous allons prévenir toutes les populations qu'il pourrait approcher, suffisamment à l'avance pour que tout le monde puisse se mettre à l'abri.

Le pilote indiqua qu'il s'apprêtait à descendre plus près du centre de l'œil. Hébert fit asseoir Lisa à ses côtés et reprit le micro. « Soyez prudents. »

Les images parfois saccadées étaient de plus en plus saisissantes. Les caméras embarquées filmaient l'incroyable cirque de nuages de près de 35 kilomètres de diamètre, dont les parois s'élevaient sur plusieurs centaines de mètres. Quelques minutes plus tard le silence fut rompu, l'avion annonçait qu'il rentrait à la base. L'écran s'éteignit aussitôt. Il était 11 heures du matin.

Sam venait d'apporter une série de relevés qu'Hébert lut aussitôt. Il reposa la feuille et prit la main de Lisa, de l'autre il enclencha le bouton du microphone.

— Ici le commandement du NHC, ceci est un avis d'alerte. L'ouragan Marilyn dont la position actuelle est 14° 2' nord par 58° 8' ouest est en train de se diriger vers les îles Vierges américaines. Il atteindra la Martinique et la Guadeloupe dans la soirée. Toutes les mesures d'évacuation des populations vers les abris doivent être mises en œuvre dès à présent. Les navires quel que soit leur tonnage croisant dans les Antilles françaises doivent rejoindre immédiatement le port le plus proche. Les vents sont actuellement de 70 nœuds.

Il se retourna vers Sam et lui demanda de comparer leurs données avec celles des équipes du CDO de la Martinique. Puis il installa Lisa devant un poste émetteur, rédigea un message d'alerte en lettres capitales et lui montra comment changer les fréquences radio en tournant la molette.


— Je veux, Lisa, que tu diffuses ce message

sur toutes les fréquences radio de cette liste, quand tu arriveras au bout tu recommenceras au début, et ainsi de suite. C'est comme cela que nous allons l'empêcher de nuire et sauver des vies. Dès que tu seras fatiguée, ta mère te remplacera, tu as compris ?

— Oui, répondit Lisa d'une voix ferme.

Elle passa ainsi le reste de sa journée à répéter sans relâche l'avis d'alerte qui lui avait été confié. Assise à ses côtés Mary tournait le bouton de la radio, et chaque fois que Lisa diffusait son message sur les ondes, elle se sentait comme libérée d'un mal, elle savait qu'elle prenait enfin sa revanche sur les ouragans.

Marilyn traversa la Martinique et la Guade-

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loupe au début de la soirée. Quand le chiffre 3 s'afficha devant les trois S, Lisa refusa de faire une pause et accéléra la diffusion de ses messages. Mary ne la quitta pas une seule minute, et accepta de prendre sa relève quand elle dut laisser son poste pour quelques instants.

Mary se retourna vers Hébert, les yeux rougis par la fatigue.

— C'est épuisant, vous n'avez pas un système qui envoie automatiquement ces messages ?

demanda-t-elle à Sam.

— Bien sûr que si ! répondit le professeur en souriant.

Trente et une heures après la première alerte, l'ouragan passa au-dessus de St. Croix et de St.

Thomas, le 16 septembre il se dirigea vers Puerto Rico. À chacun de ses mouvements, Lisa changeait sa fréquence radio, prévenant du danger de plus en plus loin, de plus en vite. Le 17

il atteignit sa dépression maximale à 949 millibars, ses vents soufflaient alors à plus de 100

nœuds, il retourna vers l'Atlantique. À la fin de la journée les vents qui avaient atteint 121

nœuds chutèrent quand la pression remonta de 20 millibars. Le mur primaire de l'œil se désintégra au-dessus de l'océan dix heures plus tard. Marilyn mourut dans la nuit du 21 au 22

septembre.


De retour à Newark, Lisa apprit que l'ouragan n'avait fait que huit victimes, cinq à St.

Thomas, une à St. Croix, une à St. John et une seule à Puerto Rico. Quand elle présenta son exposé à l'école elle fit une requête que son professeur de géographie accepta aussitôt.

Chaque matin, tous les élèves de sa classe se tinrent debout pour une minute de silence... et ce pendant huit jours.


10.

Lisa continuait de recevoir chaque trimestre le bulletin d'information du NHC, toujours accompagné d'un petit mot d'Hébert, qui prendrait sa retraite au mois de juillet. Avec Sam, elle entretenait une correspondance régulière ; il était même venu leur rendre visite l'hiver dernier. Il lui apprit au cours de son séjour que les météorologues du Centre demandaient régulièrement de ses nouvelles. Mary publia dans le Montclair Times au printemps 1996 un article très remarqué sur les ouragans, la prestigieuse revue National Géographie lui offrit aussitôt l'opportunité de développer un dossier complet sur le sujet qui parut en octobre.

Elle y travailla tout l'été, assistée dans sa tâche par Lisa, qui s'occupait pour elle de toutes les recherches documentaires, rédigeant des synthèses.