Pendant que le breuvage chauffait, elle se brossa les dents et considéra son visage dans le petit morceau de miroir sommairement suspendu à son clou. Elle grimaça en contemplant son reflet et passa sa main dans ses cheveux ébouriffés. Elle étira son tee-shirt, découvrant son épaule pour examiner la morsure d'une araignée. « Quelle saloperie ! » Elle remonta aussitôt sur la mezzanine et à quatre pattes entreprit de retourner énergiquement sa couche pour liquider l'agresseur. Le sifflement de l'eau bouillante la fit renoncer et redescendre. Elle entoura la poignée avec un chiffon, versa le liquide noir dans une tasse, saisit une banane sur la table et alla prendre son petit déjeuner dehors. Assise sur le perron, elle porta la tasse à ses lèvres et son regard aussi loin que l'horizon le lui permettait. Susan caressa son mollet et fut parcourue d'un léger frisson. Sautant du rebord elle se rendit à son bureau et saisit un stylo-bille.


Philip,


J'espère que ce petit mot te parviendra rapidement, j'ai un service à te demander : peux-tu m'envoyer de la crème pour le corps et mon shampooing ?

Je compte sur toi, je te rembourserai quand je passerai te voir. Baisers.


Susan


La journée du samedi s'achevait, les rues étaient pleines, il s'installa à la terrasse d'un café pour parfaire une esquisse. Il commanda un café filtre, l'espresso n'avait pas encore franchi l'Atlantique. Il suivit du regard une jeune femme blonde qui traversait la rue en direction des cinémas. Il eut soudain envie d'aller voir un film, régla sa consommation et se leva. Il ressortit de la salle deux heures plus tard. Le mois de juin offrait à la ville ses plus beaux couchers de soleil. Au carrefour, fidèle à l'habitude qu'il avait prise ces derniers mois, il salua la boîte aux lettres, hésita à rejoindre des amis qui dînaient dans un bistrot de Mercer Street et préféra rentrer chez lui.

Il introduisit la clé plate dans la serrure, chercha la seule position qui permettait d'actionner le pêne et repoussa la lourde porte en bois de son immeuble. Dès qu'il eut basculé l'interrupteur, l'étroit couloir qui menait à l'escalier s'éclaira d'un jaune blafard. Une enveloppe bleue sortait de la fente de sa boîte aux lettres. Il s'en empara et grimpa les marches en toute hâte. La feuille était déjà dépliée lorsqu'il se jeta sur son canapé.


Philip,


Si ces mots te parviennent dans une quinzaine de jours nous serons alors à la fin du mois d'août et nous n 'aurons plus qu 'un an à patienter avant de nous retrouver, enfin je veux dire que la moitié du chemin sera faite. Je n'ai pas eu le temps de te raconter mais je vais peut-


être prendre du galon, on parle d'établir un nouveau campement dans la montagne et la rumeur circule que j'en serai peut-être la responsable. Merci pour ton colis, tu sais même si mes lettres se font plus rares tu me manques, tu as dû vieillir depuis tout ce temps ! Donne-moi de tes nouvelles.


Susan


10 septembre 1975, Susan,


Je ne pourrai plus jamais regarder innocemment le petit bandeau « Un an plus tard... » qui apparaît parfois sur les écrans de cinéma. Je n'avais jamais prêté attention à l'émotion discrète, cachée derrière les trois petits points que seuls comprennent ceux qui savent combien l'attente peut engendrer de solitude. Qu'elles sont longues ces minutes qui se résument entre deux guillemets ! L'été s'achève, mon stage aussi, ils m'ont offert de m'engager dès que j'aurais mon diplôme. Je ne me serai pas baigné une seule fois, j'ai fait la connerie d'aller voir un film sur un grand requin blanc qui sème la terreur sur nos plages, c'est du même réalisateur que Duel, qu'est-ce que nous avions aimé ce film toi et moi, te souviens-tu au Film Forum ? Si j'avais su ce jour-là en sortant de la salle que quelques années plus tard je vivrais en t'attendant dans la rue même de ce bar où nous étions allés ! Si j'avais imaginé un instant t'écrire à « l'autre bout du monde ». Au cours d'une scène effrayante, une jeune femme assise à côté de moi a généreusement lacéré de ses ongles mon bras posé sur l'accoudoir. C'était assez drôle, elle s'est confondue en excuses pendant tout le reste de la projection. Je n 'ai jamais entendu autant de : « Pardon » et de : « Je suis désolée

» en une heure. Tu ne m'aurais pas reconnu, moi qui peux mettre six mois pour engager la conversation avec une fille qui me sourit dans un restaurant, j'ai réussi à lui dire : « Si vous continuez à parler comme ça, ils vont nous mettre dehors, poursuivons tout à l'heure autour d'un verre. » Elle s'est tue jusqu 'à la fin de la séance et moi bien sûr je n 'ai plus rien vu du film. C'était stupide puisque j'étais certain qu'elle s'éclipserait à la dernière image. Quand la lumière est revenue, elle m'a suivi dans l'allée et je l'ai entendue derrière moi me demander :

« Où va-t-on dîner ? » Nous sommes allés chez Fanelli's, elle s'appelle Mary, et elle est étudiante en journalisme. Il pleut des trombes d'eau cette nuit, je vais aller me coucher, c'est mieux, je te raconterais n'importe quoi pour te rendre jalouse. Donne-moi de tes nouvelles.


Philip


Un jour de novembre 1975, je ne sais plus bien lequel


Mon Philip,


Quelques semaines depuis ma dernière lettre, mais le temps ici ne s'écoule pas de la même façon. Te souviens-tu de la petite fille dont je te parlais dans une de mes précédentes lettres ?

Je l'ai reconduite auprès de son nouveau papa. Sa jambe n'a pas pu être sauvée, j'appréhendais la réaction qu 'il aurait en la retrouvant ainsi. Nous sommes allés la chercher à Puerto Cortes, Juan m'avait accompagnée. A l'arrière de Dodge il avait disposé des sacs de farine pour lui faire une sorte de matelas. En arrivant à l'hôpital j'ai vu cette enfant qui attendait au bout du couloir, allongée sur une civière. Je me forçais à me concentrer sur son visage et à ne pas regarder la zone amputée. Pourquoi privilégier ce qui n 'existe plus au détriment de tout ce qui est là ? Pourquoi donner plus d'importance à ce qui ne va pas au lieu d'aimer tout ce qui va ?

Je ne cessais de me demander comment elle vivrait avec son handicap. Juan a compris mon silence et, avant que je m'adresse à elle, il a murmuré dans mon oreille : « Ne lui montre pas ta peine, tu devrais te réjouir, sa différence ce n'est pas sa jambe coupée, c'est son histoire, sa survie. »

C'est lui qui a raison. Nous l'avons installée sur les ballots, et nous avons pris la route des montagnes. Il a veillé sur elle pendant tout le trajet, il essayait de la distraire et, je crois aussi, de me décrisper. Pour atteindre ses fins il n 'arrêtait pas de se moquer de moi. Il me singeait au volant de ce véhicule bien trop lourd et qui semble vouloir me prouver à chaque kilomètre qu'il est plus costaud que moi, comme si ses sept tonnes ne lui suffisaient pas ! Juan se mettait en position semi-assise, bras tendus vers l'avant et il enchaînait les grimaces, parodiant les efforts que je dois faire à chaque virage pour faire tourner la direction, agrémentant ses imitations de commentaires que mon espagnol ne me permet pas d'apprécier à leur juste valeur. C'est au terme de six heures de route que cela s'est produit. Je venais de caler en rétrogradant, j'ai juré et donné du coup de poing sur le volant, mon sale caractère n'a pas disparu, tu sais. Pour Juan c'était pain bénit, il a aussitôt enchaîné une bordée de jurons, faisant mine de taper sur une caisse supposée représenter mon volant et tout à coup la gamine s'est mise à sourire.

Ce fut d'abord le son clair de deux éclats de rire, un court moment de pudeur, puis un autre jaillit de sa gorge, et tout à coup l'irrésistible instant : le camion s'est empli de ses exclamations. Je n 'imaginais pas l'importance que peut soudain prendre dans une vie le simple rire d'un enfant. Dans le rétroviseur je la regardais chercher son souffle. Le fou rire avait aussi conquis Juan. Je crois que j'ai sangloté plus encore que le jour où tu me serrais dans tes bras sur la tombe de mes parents, sauf que ce jour-là je pleurais à l'intérieur. Il y avait tout à coup tant de vie, tant d'espoir, j'ai tourné la tête pour les regarder, au milieu de leurs éclats de rire j'ai distingué le sourire que Juan m'adressait. Les barrières de la langue se sont levées... Au fait, toi qui le pratiques presque couramment, raconte-moi, en espagnol de préférence, la fin de ton dîner après le cinéma, ça m'aidera à me perfectionner...


Il avait reconnu le camion dès qu'il s'était accroché aux premiers virages en bas dans la vallée. 11 avait alors renoncé à travailler, s'était assis sur une pierre et ne l'avait plus quitté du regard pendant les cinq heures de sa lente ascension. Rolando attendait depuis treize longues semaines. Il n'avait cessé de se demander si la petite fille était en vie, si l'oiseau qui volait haut dans le ciel présageait qu'elle n'avait pas survécu, ou au contraire qu'il fallait espérer. Et plus les jours passaient, plus il transformait les choses les plus simples de sa vie en signes, se prêtant au jeu incontrôlable des augures pessimistes ou optimistes selon les humeurs du moment.

À chaque tournant Susan faisait retentir par trois fois le klaxon au timbre enroué. Pour Rolando, c'était un bon présage, un son long aurait annoncé le pire, mais trois courts, c'était peut-être une bonne nouvelle. D'un mouvement sec du bras il fit riper le paquet marron de Pala-dines au-dehors de sa manche. Elles étaient beaucoup plus chères que les Dorados qu'il fumait tout au long de la journée. De ce paquet, il n'en prenait d'ordinaire qu'une seule par jour, après son dîner. Il porta la cigarette à ses lèvres et craqua une allumette. Une bouffée profonde, et il emplit ses poumons de l'air humide qui sentait bon la terre et le parfum des pins. Le bout incandescent rougit au grésillement du tabac. Cet après-midi le paquet entier y passerait. Il faudrait être patient, ils franchiraient le col à la tombée du jour.


Tous les campesinos étaient venus se masser le long des bas-côtés à l'entrée du hameau. Cette fois, personne n'osa escalader les marchepieds. Susan ralentit et la population se regroupa autour du véhicule. Elle coupa le moteur et descendit, tourna la tête de gauche à droite, soutenant fièrement chacun de leurs regards. Juan se tenait derrière elle et faisait rouler la terre sous son pied, cherchant à se donner une contenance. Rolando lui faisait face. Il jeta son mégot.

Susan inspira à fond et entreprit de faire le tour du Dodge. La foule la suivit des yeux.

Rolando s'approcha, rien sur son visage ne trahissait son émotion. D'un geste énergique elle souleva la bâche, et Juan l'aida aussitôt à abaisser le hayon, découvrant la petite fille qu'elle ramenait au village. L'enfant n'avait plus qu'une seule jambe, mais elle ouvrit en grand deux bras à celui qui lui avait sauvé la vie. Rolando grimpa sur le plateau arrière et souleva la petite fille. Il murmura quelques mots à son oreille qui la firent sourire. Quand il redescendit, il la posa à terre, s'age-nouillant à la hauteur de son épaule pour la soutenir. Il y eut quelques secondes de silence et tous les hommes lancèrent leur chapeau en l'air en poussant un cri qui s'envola vers les hauteurs. Susan baissa pudiquement la tête pour que personne ne la regarde en cet instant où elle se sentait particulièrement fragile. Juan la saisit par le poignet. « Laisse-moi », dit-elle. Il resserra son étreinte : « Merci pour eux. » Rolando avait confié l'enfant à une femme et s,'était approché d'elle. Sa main monta vers son visage, il lui releva le menton et héla Juan avec autorité :

— Comment l'appelle-t-on ?

Juan scruta l'homme à l'imposante stature et attendit quelques instants avant de répondre :

— En bas dans la vallée, on l'appelle la Senora Blanca.

Rolando s'avança vers lui d'un pas volontaire ; il posa ses lourdes mains sur ses épaules. Les sillons profonds gravés aux contours de ses yeux se plissèrent, sa bouche s'ouvrit généreusement, dans un immense sourire partiellement édenté.

— Dona Blanca ! s'exclama-t-il. C'est ainsi que Rolando Alvarez l'appellera.