Juliette Benzoni

Piège pour Catherine

Première partie

 Un siège

CHAPITRE I

Le feu dans la vallée

Penchée sur la crinière de sa monture, la peur aux trousses, Catherine de Montsalvy fuyait vers sa cité, bénissant le ciel qui lui avait fait préférer à son élégante mais fragile haquenée de parade cet étalon à peine dégrossi, dont la vigueur semblait n'avoir point de limites et qui lui donnait une chance certaine d'échapper à ses poursuivants.

Malgré la pente du chemin mal tracé au flanc du plateau, Mansour volait littéralement, sa longue queue blanche étalée dans l'air comme celle d'une comète. Dans ce crépuscule sinistre qui se rayait vers l'occident de longues traînées sanglantes, la robe claire du cheval devait être visible d'une lieue, mais Catherine savait bien qu'elle avait été reconnue et qu'il était vain d'espérer disparaître dans le paysage.

Derrière elle, tout proche, elle pouvait entendre le galop plus lourd de Mâchefer, le cheval de son intendant, Josse Rallard, qui la suivait toujours dans ses tournées sur ses terres ; mais, plus loin, dans les profondeurs obscures de la vallée fourrée de châtaigniers, un autre galop résonnait, invisible et menaçant, celui de la bande de routiers lancés sur sa trace...

Sur le haut plateau de la Châtaigneraie, au sud d'Aurillac, ce mois de mars frileux de l'an 1436 n'en avait pas encore fini avec la neige.

Elle apparaissait de loin en loin, tachant la terre brune de plaques blêmes que le vent du nord gelait et changeait en verglas. La cavalière les évitait de son mieux, craignant, chaque fois que c'était impossible, de voir Mansour glisser et s'abattre, car, alors, plus rien ne pourrait la sauver...

Tout en galopant, elle se retournait parfois pour guetter, dans la vallée, le moutonnement des casques, l'éclat sourd des armes. Elle devait alors rejeter, avec rage, le voile bleu qui drapait son visage et que le vent rabattait sur ses yeux. Et comme, une fois de plus, elle jetait derrière elle ce coup d'œil angoissé, elle entendit la voix de Josse qui criait, rassurante:

— Plus la peine de vous retourner, Dame Catherine ! On les gagne, on les gagne !... Tenez ! Voilà les murailles ! On sera à Montsalvy bien avant eux !

C'était vrai. Sur le rebord du plateau où ils posaient une barbare couronne, les murs du bourg se découpaient, noirs sur le rougeoiement du ciel, avec leurs tours mal équarries et peu élégantes, mais taillées dans le granit brut et dans la lave des volcans éteints, avec leurs créneaux méfiants, leurs portes étroites mais bien pourvues de herses de fer et de pont-levis en cœur de chêne. Des murs rudes, en vérité, campagnards et grossiers sous le hérissement des douves de tonneaux taillées en pointe qui les barbelaient mais qui pouvaient soutenir un siège et protéger efficacement des hommes de chair et de sang. Encore fallait-il y parvenir avec assez d'avance sur les routiers pour faire clore ces bonnes portes et mettre la cité en défense ! Sinon la vague sauvage s'engouffrerait derrière la châtelaine et balayerai Montsalvy et son millier d'habitants comme un raz de marée...

A la seule idée de ce que cela pourrait être, le cœur de Catherine manqua un battement et se serra. Elle avait vu la guerre trop souvent et de trop près pour garder la moindre illusion sur ce que pouvaient devenir, dans une ville conquise, les femmes et les enfants quand une horde de soudards assoiffés d'or, de vin, de sang et de viol déferlait sur eux en lâchant la bonde à leurs pires instincts. Et c'était bien plus de crainte de ne pas arriver à temps pour protéger ses enfants et ses gens que de son propre péril que tremblait la dame de Montsalvy en pressant les flancs de son cheval.

De même que celui qui va mourir revoit en un instant tous les moments de sa vie, Catherine crut les voir soudain surgir devant elle dans la boue du chemin : son petit Michel de quatre ans avec ses joues rondes et sa tignasse dorée toujours en broussaille ; Isabelle, son bébé de dix mois qui, bien plus qu'elle-même, régnait minuscule tyran, sur le château, le bourg et même l'abbaye. Elle vit aussi Sara la Noire, sa vieille Sara qui avait toujours veillé sur elle depuis que, fillette, dans Paris révolté, elle avait trouvé refuge à la Cour des Miracles, Sara qui maintenant, à cinquante-trois ans, gouvernait les enfants et la maisonnée. Il y avait encore Marie, l'épouse de Josse, qu'elle avait connue jadis au harem du calife de Grenade et qui l'avait accompagnée dans sa fuite, et Donatienne, et son époux Saturnin Garrouste, le vieux bailli de Montsalvy, et tous les gens du bourg, et Bernard de Calmont d'Olt, l'abbé du monastère, et ses moines paisibles, si sages et si habiles de leurs mains... tout un petit peuple dont, désormais, la vie et la sécurité dépendaient de sa sagesse et de son courage... Il ne fallait pas que les rapaces du Gévaudan puissent abattre leurs griffes sur eux...

Catherine et Josse couraient maintenant sur l'aplomb du plateau. Une déclivité légère menait droit à la porte nord de la bourgade, la porte d'Aurillac, que précédaient les quelques téméraires maisons d'un petit faubourg, le « barri » Saint-Antoine, et les chevaux, délivrés de la rude montée, allongèrent leur galop. Tout en courant, Josse prit à sa ceinture la corne de vache cerclée d'argent qui ne le quittait jamais et se mit à lancer dans le soir de longs mugissements destinés à avertir les guetteurs sur le rempart qu'un danger approchait.

Presque simultanément, les deux cavaliers s'engouffrèrent sous la voûte basse avec tant d'impétuosité qu'ils ne purent éviter le meunier et son âne. Le gros Félicien et son grison allèrent s'affaler, les quatre fers en l'air, dans le tas de bouses de vache séchées dont le corps de garde se servait comme combustible.

La porte franchie, Catherine retint à pleins poings sa monture qui se cabra.

— Les routiers ! hurla-t-elle quand son écuyer eut cessé de souffler dans sa trompe. Ils nous suivent ! Rappelez ceux des faubourgs !

Relevez le pont ! Baissez la herse ! Je vais au monastère et à la porte d'Entraygues.

Déjà Josse était à bas de son cheval pour prêter main- forte aux habitants qui couraient vers les murailles avec des pierres et des douves de tonneaux pour obstruer les créneaux. Les femmes, piaillant comme des poules affolées, criaient « Jésus ! » et entamaient, par précaution, une litanie à tous les saints locaux en se mettant à la recherche de leur progéniture. La herse descendit avec un horrible grincement.

— Ça fait des mois que je dis qu'il faudrait la graisser, ronchonna Josse qui s'attelait maintenant, aidé de Félicien sorti de son fumier, au gros treuil servant à manœuvrer le pont.

Cependant, sans plus s'occuper d'eux, Catherine lançant toujours ses cris d'alarme, avait repris le galop au long de la grand-rue pour gagner le monastère. Sous les sabots furieux de son cheval, la boue jaillissait de toute part et les gorets et la volaille fuyaient dans tous les sens.

A tout hasard, Pastouret, l'aubergiste du « Grand Saint-Géraud », se hâta de clore ses volets et de fermer boutique, renvoyant à leurs affaires les deux ou trois buveurs qu'elle contenait.

À peu près hors d'haleine, Catherine franchit le porche roman du monastère et tomba plus qu'elle ne mit pied à terre devant l'abbé qui, les manches retroussées, taillait ses rosiers et fumait ses plantes médicinales dans le petit jardin du monastère. II leva vers elle un maigre et jeune visage d'ascète heureux où brillaient des yeux qui avaient toujours l'air de voir plus loin et plus haut que les autres.

— Vous arrivez comme la tempête, au milieu du bruit et de la fureur, ma fille ! Que vous arrive-t-il ?

Catherine jugea superflues les formules de politesse :

— Faites sonner le tocsin, mon père ! Les routiers nous arrivent !

Il faut mettre Montsalvy en défense...

Bernard de Calmont d'Olt leva sur la châtelaine un regard sincèrement surpris.

— Des routiers ? Mais... nous n'en avons pas ! Où prenez-vous ceux-là ?

— Dans le Gévaudan ! Ce sont les Apchier, Votre Révérence. J'ai reconnu leur bannière. Ils pillent et brûlent. Montez sur votre tour et vous verrez les flammes et la fumée du hameau de Pons.

Dom Bernard n'était pas un homme à qui il fallait de longues explications. Glissant sa serpette dans la corde qui ceinturait sa robe noire, il prit la course vers l'église en criant à Catherine :

— Rentrez au château et occupez-vous de la porte sud ! Je me charge du reste.

Un instant plus tard, la voix de bronze de la Géraude, la grosse cloche du monastère, fracassait le crépuscule, égrenant dans l'aigre vent soufflé par les vieux volcans glacés, les notes éperdues de l'antique alarme, toujours redoutée, jamais oubliée, qui présageait le malheur et les larmes. Et Catherine, tout en reprenant le chemin bien court qui allait du monastère au château et à la porte de la vallée, sentit son cœur se serrer en comptant les battements de la messagère.

Comme Jehanne, la sainte pucelle, elle avait toujours aimé les cloches et prenait plaisir, de l'angélus frileux de l'aube à celui, apaisé, du soir, à laisser battre le cœur de sa maison et de sa propre vie au rythme inchangé des tintements monastiques. Mais ces cloches-là, ce cri d'angoisse séculaire que les hommes lançaient vers Dieu, elle les redoutait dans chaque fibre de son être pour tout ce poids de chair et d'âmes qui reposait sur ses minces épaules.

— Arnaud ! murmura-t-elle à lèvres closes, pourquoi faut-il que je sois seule ? Le démon de la guerre t'a repris et, maintenant, c'est à moi qu'il va faire payer tribut...

Dans un instant, du creux noir des vallées, dans l'ombre des rochers et des châtaigniers, des groupes de paysans apeurés monteraient, presque à tâtons, guidés par la seule Géraude vers les murailles protectrices, poussant leurs chèvres et leurs moutons, trimbalant leurs quelques biens dans des ballots, chargés de paniers d'osier où s'entasseraient la volaille et le grain, les femmes portant leurs nourrissons, traînant à leurs jupes les marmots assez grands pour marcher. Ils arriveraient tous par la porte d'Entraygues, ceux du nord contournant déjà la cité par des sentiers à peine tracés, pour échapper aux routiers que leur sûr instinct montagnard leur aurait fait flairer de loin. Il faudrait les loger, les réconforter, les rassurer. Déjà, ils étaient en chemin sans doute, pour profiter de la dernière lueur du jour et, pour les faire entrer, il fallait poster le plus gros des quelques soldats demeurés à Montsalvy...

Malgré ses forces militaires réduites, Catherine n'était pas vraiment inquiète pour sa ville. Les gens de Montsalvy savaient la défendre et, dans un combat, les saints moines de Bernard de Calmont valaient de vieux guerriers blanchis sous le harnois. Mais s'il fallait soutenir un siège, si les routiers s'installaient? Le rude hiver montagnard s'achevait, et les provisions, elles aussi, s'épuisaient et il allait y avoir tant de bouches à nourrir !

Un instant, Catherine demeura près de la porte de la vallée demeurée ouverte pour accueillir les fugitifs. On la fermerait seulement quand ce serait indispensable. Les ombres y étaient noires, profondes, mais, au-delà de l'ogive de pierre où s'amorçait la herse, la campagne gardait un reste de faible lumière avant de plonger dans l'obscurité de la vallée du Lot.

Une torche s'alluma sous la voûte épaisse, s'accrocha au mur et sa flamme se refléta sur les chapeaux de fer des archers que Nicolas Barrai, le sergent, y groupait pour l'aider à reconnaître et trier les réfugiés.

Apercevant la châtelaine, il porta la main à son casque et, sous la grande moustache noire qui lui donnait l'air d'un guerrier gaulois, Nicolas souriait.

Quand j'ai entendu le tocsin, j'ai compris ! Il y a trois guetteurs sur le rempart au-dessus, qui surveillent la route d'Entraygues et les sentiers.

Vous pouvez vous occuper du château, Dame Catherine...

J'y vais, Nicolas. Mais essayez d'accueillir le plus de réfugiés possible avant de lever le pont. Ceux qui ne pourront entrer seront sacrifiés, j'en ai peur !

Qui nous attaque ?

Les Apchier. Ils ne font pas de quartier d'après ce que j'ai vu vers Pons.

Le sergent haussa ses épaules dont les plaques de fer s'entrechoquèrent et frotta son nez à sa manche de cuir.

Ils n'en font jamais ! C'est la fin de l'hiver et les loups du Gévaudan sont à jeun depuis longtemps sans doute. J'avais entendu dire qu'ils avaient pris la campagne vers Nasbinals et même qu'ils avaient quelque peu molesté les moines de l'Aubrac. Mais je ne pensais pas qu'ils viendraient jusqu'ici ! Ils n'y sont jamais venus.