— C'est à peu près ça...

— Il aura du mal. Monseigneur n'aime pas beaucoup les Apchier, légitimes ou non, mais il essayait d'entretenir des relations de bon voisinage, voilà tout.

— Il ne les aime pas, mais il écoutera Gonnet. Le bâtard n'est pas assez sot pour se présenter comme un petit saint et jouer les bons apôtres. D'abord, il prendra sa part du combat sans hésiter. Cela ne lui coûtera guère car il est brave. Mais il obtiendra sans peine l'attention de messire Arnaud quand il lui apprendra que son père, ce vieux bandit, et ses frères assiègent Montsalvy...

— Comment ? Il veut l'avertir ?

— Mais naturellement. Comprenez, Dame Catherine : Gonnet va débarquer au camp du Connétable encore tout fumant d'une fausse colère : son père, ses frères se sont jetés sur Montsalvy, cette aubaine, mais ils ont refusé de partager avec lui. On l'a chassé, battu, blessé même car il va exploiter sa blessure et prétendre s'être battu avec l'un de ses frères. Il brûle de se venger. Alors il s'est enfui et il est venu prévenir le légitime propriétaire du mal qu'on lui faisait pour se faire un allié, de préférence reconnaissant. Ce langage-là, messire Arnaud le trouvera assez naturel chez un Gonnet d'Apchier...

Il n'y avait plus besoin d'inciter Gervais à parler. Moussé par l'espoir que la dame de Montsalvy, reconnaissante, consentirait enfin à lui laisser la vie, il ne tarissait plus de détails ni d'explications.

Catherine l'écoutait, les pupilles dilatées d'horreur. Malgré la fièvre qui la brûlait, elle sentait un froid de glace s'insinuer dans ses veines, car elle entrevoyait maintenant une affreuse noirceur, une espèce d'abîme répugnant ouvert sous ses pas et sous ceux de son époux, mais sans parvenir à en mesurer encore la profondeur. Les hommes qui l'entouraient éprouvaient, d'ailleurs, la même sensation et ce fut Nicolas Barrai qui posa la question suivante.

— Qu'est-ce que le bâtard espère en apprenant à messire Arnaud ce qui se passe ici ?

— Qu'il abandonnera alors l'armée pour revenir ici. Gonnet, bien sûr, le suivra pour « savourer sa vengeance ». Il n'y aura plus autour d'eux tous ces capitaines, ces soldats, et alors, sur les mauvais chemins du retour...

— S'il revient, il ne reviendra pas tout seul, j'imagine, s'écria Couderc indigné. Il n'aura peut-être plus ses vaillants amis ni les troupes du Connétable, mais il aura ses hommes à lui « sur les mauvais chemins du retour », il aura ses chevaliers et nos gars à nous qui n'auront que trop envie de frotter les oreilles d'un Apchier, vrai ou faux. Tu crois qu'ils laisseront ton Gonnet l'assassiner sans s'en occuper ?

— Gonnet emporte avec lui un poison... un poison qui n'agit pas trop vite et qui n'altère pas le goût du vin. A l'étape du soir, quand les chevaliers vident quelques gobelets pour se remettre des fatigues de la route, le bâtard n'aura pas beaucoup de mal à le faire avaler à messire Arnaud et il aura, ensuite, tout le temps de disparaître !

Un grondement de colère retentit dans la salle basse, jaillit spontanément de toutes les poitrines, écho indigné du cri d'angoisse de Catherine.

D'un même mouvement, le sergent, le forgeron et le talmelier s'étaient jetés sur Gervais pour l'étrangler. L'abbé eut juste le temps de s'élancer devant le prisonnier pour lui éviter d'être abattu sur place.

— Restez tranquilles ! ordonna-t-il. Cet homme n'a pas fini de parler. Allons, reculez-vous ! Ce n'est pas lui qu'il faut empêcher de nuire pour l'instant. Dis-moi, Gervais, ajouta-t-il en se retournant vers le garçon qui s'abritait derrière sa robe noire, si Gonnet d'Apchier possède un poison si puissant et si discret, que ne l'emploie-t-il dès qu'il aura trouvé messire Arnaud ? De Paris aussi il aura le temps de disparaître ?

Bien sûr, Votre Révérence ! Mais ce que veut Bérault d'Apchier, ce n'est pas seulement la mort de messire Arnaud... c'est aussi sa déchéance.

— Comment ?

— Si le seigneur de Montsalvy quitte le siège de Paris et abandonne l'armée pour retourner chez lui, comment sera-t-il jugé par ses pairs ? Je ne sais pas comment Gonnet s'y prendra, mais il veillera à ce que ce départ ait l'air d'une fuite... ou d'une trahison. "Il est toujours possible, a-t-il dit, de laisser derrière soi une trace compromettante et je verrai à saisir une occasion." Et comme messire Arnaud disparaîtra peu après, Bérault d'Apchier aura toutes les facilités pour se faire donner, en toute propriété et très légitimement, les biens d'un traître ! Ce ne sera pas la première fois que le roi Charles VII frappera la maison de Montsalvy !

Cette fois, il n'y eut ni cris de colère, ni même de commentaires.

L'indignation, le dégoût tenaient tous ces braves gens muets de stupeur.

Mais Catherine se leva et son regard fier fit le tour de l'assemblée.

— Alors, nous n'avons rien à craindre ! Monseigneur a trop le sens de son devoir... et trop de confiance en vous tous, ses vassaux, et en moi, sa femme, pour déserter en face de l'ennemi uniquement afin de voler à notre secours. Même s'il savait Montsalvy en flammes, il ne quitterait pas l'armée que la campagne ne soit achevée, et cette fois moins encore que jamais, car c'est de Paris qu'il s'agit, la ville capitale du royaume qu'il faut enfin arracher à l'Anglais et rendre à notre Roi !

Ton Gonnet perdra son temps, ajouta-t-elle en se tournant vers Gervais, le seigneur de Montsalvy ne désertera pas, même pour nous tirer de péril. Tout au plus enverra- t-il avec la permission du Connétable ce qu'il pourra distraire de ses troupes personnelles.

Les paroles de la jeune femme firent l'effet d'un flot d'huile jetée sur une eau bouillonnante. Toutes les poitrines se dégonflèrent, tous les visages s'apaisèrent et l'on échangea même des sourires à la fois ravis et triomphants.

— Mais bien sûr ! fit Guillaume Bastide. Messire Arnaud saura faire ce qu'il faut pour nous aider sans risquer sa réputation de chevalier et le chien bâtard en sera pour ses frais.

— Ben voyons ! grogna Nicolas en haussant les épaules. Il n'est pas tombé de la dernière pluie et les malices des Apchier sont trop grosses pour lui.

Alors, Gervais se mit en colère. De la plus imprévisible façon, cet homme lié de cordes et qui se savait promis au gibet parut trouver insupportable que l'on n'accordât pas plus de crédit à ce qu'il disait.

Sans même songer davantage à marchander ses renseignements, emporté par une aveugle fureur, il hurla :

— Bande d'abrutis ! Qu'est-ce que vous avez à vous rengorger comme des dindons, à jouer les esprits forts et à vous congratuler ? Je vous dis moi qu'il suivra Gonnet et qu'il reviendra. Parce qu'il ne pourra pas faire autrement. Comment est-ce que vous croyez qu'il va réagir, votre messire Arnaud, quand Gonnet lui dira que sa femme est la maîtresse de Jean d'Apchier, que c'est elle qui a fait venir son amant ici pour lui livrer la ville... et quand il lui donnera la preuve qu'ils couchent ensemble ?

Il y eut un silence de mort. Incapables d'en croire leurs oreilles, tous se regardèrent, tandis que Catherine, devenue aussi grise que sa robe, restait figée sur place, les yeux démesurément agrandis... Puis, d'une voix blanche qui n'avait pas l'air de lui appartenir, fixant droit devant elle un point de la muraille, elle répéta :

— La preuve ?... Quelle preuve ?

Épouvanté par l'effet de ses paroles, Gervais n'osait plus bouger et ne répondit pas. Alors, brusquement, elle se déchaîna, bondit sur lui et le saisissant par le col de son justaucorps crasseux, elle se mit à le secouer.

— Quelle preuve ? cria-t-elle. Vas-tu parler ? Quelle preuve ?...

Dis-le ou je te fais arracher la peau !

Avec un gémissement de terreur, Gervais glissa de ses mains et se laissa tomber devant elle, face contre terre. Il balbutia :

— Une de vos chemises... et aussi une lettre... une lettre d'amour... ou plutôt un morceau de lettre.

Mais la jeune femme avait trop présumé de ses forces. Elle était exténuée et le mouvement violent qui l'avait jetée sur Gervais avait réveillé la douleur de son épaule. Elle ouvrit la bouche pour parler sans qu'aucun son n'en sortît. Alors ses yeux se révulsèrent et, battant l'air de ses bras, elle s'écroula sur les dalles à côté du prisonnier, sans connaissance.

Aussitôt, on se précipita. Bérenger qui durant toute cette scène violente avait conservé l'immobilité et le mutisme d'une statue se jeta à genoux pour soulever sa tête, mais déjà Nicolas Barrai se penchait et, glissant un bras sous les épaules de Catherine, un autre sous ses genoux, l'enlevait de terre aussi aisément que si elle n'eût rien pesé.

— Manquait plus que ça ! grogna-t-il furieux. Elle n'aurait jamais dû assister à cet interrogatoire. C'est un coup à la tuer, ajouta-t-il en considérant avec pitié le visage exsangue, marqué de grands cernes noirs, qui reposait sur son épaule.

L'abbé Bernard hocha la tête.

— De toute façon il aurait fallu lui raconter tout cela ! Emporte-la chez elle, Nicolas, confie-la à Sara, dis à celle-ci ce qui vient de se passer et puis reviens. J'ai encore besoin de toi.

— Qu'est-ce qu'on fait de ça ? demanda Couderc désignant Gervais de la tête. On le pend tout de suite ?

A son tour, l'abbé regarda le prisonnier. Et, dans son regard d'ordinaire si bienveillant et si doux, il n'y avait plus la moindre trace de miséricorde. Visiblement l'homme lui faisant horreur autant que le plan diabolique qu'il venait d'avouer.

— Non, dit-il froidement. On continue ! Gervais a encore bien des choses à nous apprendre. Par exemple, le nom de celui qui nous trahit.

Le danger qui menace messire Arnaud l'a fait oublier momentanément, mais il n'en devient que plus urgent de le connaître.

Le co-seigneur de Montsalvy alla prendre, sur l'escabeau, la place abandonnée par Catherine puis, lissant sur son genou la feuille où il avait noté les précédents aveux du prisonnier, il soupira :

— C'est à moi que tu vas répondre, maintenant, Gervais. Mais ne garde pas d'illusions : mes conditions seront les mêmes que celles de Dame Catherine. A cette différence près que j'y ajouterai l'absolution de tes péchés si tu te repens sincèrement... avant de te faire pendre !

Une heure plus tard, tandis que Catherine, veillée par Sara, dormait profondément sous l'effet d'un calmant généreusement administré, que Gervais, enchaîné, inaugurait l'un des cachots du donjon hâtivement débarrassé de trois saloirs, et que l'abbé Bernard, un pli soucieux au front, regagnait son monastère pour y attendre la suite des événements, Nicolas Barrai, escorté de quatre soldats, frappait à la porte d'Augustin Fabre, le charpentier, puis, n'obtenant pas de réponse, enfonçait ladite porte tandis que le bruit attirait aux fenêtres environnantes ou sur le pas des portes tout un assortiment de visages effarés, coiffés de bonnets de nuit, auprès desquels brillaient les fers de haches et les couteaux que chacun avait empoignés aussitôt, croyant à une attaque par surprise.

Depuis le début du siège, en effet, les gens de Montsalvy ne dormaient plus qu'avec des armes à portée de la main. Chez Gauberte Cairou, même, la meule à affûter tournait tous les jours. Il n'était jusqu'au fuseau de sa quenouille qui ne fût aussi acéré qu'un fer de lance et, dans ses rêves nocturnes, la toilière ambitionnait la gloire de la Pucelle, son héroïne personnelle.

Le jour commençait à se lever. Le cri enroué des coqs éclatait de partout. Pour la première fois depuis longtemps, il était pur de tout nuage et l'étoile du berger y brillait comme un gros diamant bleuté.

Aussi, le premier coup d'œil des citadins tirés de leur sommeil fut pour lui. De ce côté-là, du moins, leurs ennuis semblaient terminés.

Le second fut pour la maison éventrée de Fabre, dont Nicolas et ses hommes ressortaient bredouilles. La maison était vide. Augustin et Azalaïs avaient inexplicablement disparu.

Aussitôt, le sergent et ses hommes furent entourés d'un cercle avide de savoir ce que tout cela signifiait, un cercle vite augmenté de Gauberte qui habitait plus loin et qui accourait, une peau de mouton jetée sur sa chemise et brandissant sa fameuse quenouille.

Les quatre hommes qui avaient participé au coup de main de la nuit arrivèrent à leur tour, remontant du château. Bientôt, la petite place fut remplie de gens à peine vêtus qui parlaient tous à la fois et brandissaient des armes variées sans trop savoir pourquoi.

Nicolas comprit qu'il lui fallait donner les explications sous peine de voir le rassemblement se changer en émeute.

Escaladant la fontaine, il se tint debout sur la margelle de pierre et, les bras étendus, à la manière d'un chef d'orchestre, il tenta d'endiguer le vacarme. Ce n'était pas facile, car tout ce monde criait d'autant plus fort qu'il ne savait pas pourquoi. Mais la curiosité de Gauberte était de celles qui ne se pouvaient museler. Grimpant auprès de Nicolas, elle poussa quelques beuglements si vigoureux que le silence revint comme par enchantement, aucun poumon montsalvois ne pouvant rivaliser avec les siens. Elle laissa alors planer sur l'assemblée un regard satisfait.