— Vas-y, Nicolas ! Dis-nous ce qui se passe !

S'improvisant orateur, ce qui n'alla pas sans peine, le sergent rapporta les événements de la nuit sans rien omettre. Il dit les aveux arrachés à Gervais par la terreur, le piège tendu à Arnaud de Montsalvy, la faiblesse de Catherine et, enfin, comment, acculé dans ses derniers retranchements par l'impitoyable précision des questions de l'abbé, Gervais avait fini par désigner comme ses complices le menuisier, sa fille et la sorcière locale, la Ratapennade, coupable d'avoir fourni le poison dont Gonnet d'Apchier s'était muni. Il dit enfin comment Augustin Fabre, victime des sentiments fort peu paternels que lui inspirait la fille de sa défunte épouse, était tombé entièrement sous l'empire d'Azalaïs. À entendre Gervais, la beauté provocante de la dentellière avait fait de cet homme, jadis honnête et paisible, l'esclave d'un monstrueux désir que la belle manipulait aussi aisément qu'un pantin... pour s'en moquer d'ailleurs quand, avant qu'il ne fût chassé, elle rejoignait Gervais derrière le moulin. Car, en attisant l'ambition de cette fille, en faisant miroiter à ses yeux avides des possibilités d'avenir qu'elle le croyait parfaitement capable de réaliser, en flattant sa vanité, Gervais Malfrat, fort habile aux jeux de l'amour, n'avait pas eu tellement de peine à en obtenir ce qu'elle refusait avec tant de dédain aux autres garçons.

Bien sûr, Fabre ignorait qu'Azalaïs fût la maîtresse du vaurien et c'était lui qui, sur le chemin de ronde, avait tenté d'assassiner la dame de Montsalvy sur l'ordre de son étrange fille : en échange de ce beau service, elle lui avait promis de se donner enfin à lui ! Cette idée avait dû rendre fou le bonhomme et, pour posséder ce corps dont la grâce hantait ses nuits, il eût été aussi bien poignarder l'abbé Bernard en plein milieu de la grand- messe.

Quant à Azalaïs elle-même, c'était elle qui avait non seulement livré à Gervais l'une des chemises de Catherine, dont elle devait réparer la dentelle, mais qui, de plus, avait écrit la fameuse « lettre d'amour » en contrefaisant l'écriture de la châtelaine. Artiste véritable et douée d'une grande habileté, la dentellière savait non seulement écrire, mais dessiner et, de ce double talent, elle avait tiré aisément celui de la contrefaçon. Le tout avait été, comme les autres messages à Gervais, descendu par Fabre, au moyen d'une corde, de nuit et durant ses tours de garde à un point convenu du rempart...

Les clameurs qui saluèrent le discours de Nicolas s'élevèrent si furieusement que, du haut des tours et des chemins de ronde, les guetteurs se penchèrent sur l'intérieur de la ville. La petite place avait l'air d'un chaudron de sorcière et bouillonnait de têtes hurlantes, d'yeux flamboyants et de bras qui agitaient un assortiment hétéroclite d'instruments que la nécessité pouvait rendre meurtriers.

Une fois de plus, ce fut Gauberte qui résuma le sentiment commun :

— L'Augustin et l'Azalaïs, il nous les faut ! brailla-t-elle.

Et, brandissant sa quenouille avec autant de conviction que Jeanne d'Arc son étendard fleurdelisé, elle sauta de la fontaine et fonça vers la maison du charpentier, entraînant après elle un flot tumultueux qui s'engouffra tant bien que mal dans l'atelier, malgré les protestations du sergent qui jurait par tous les saints du Paradis avoir tout passé au peigne fin. Encore dut-il se lancer au secours de la maison bourrée à éclater pour empêcher Gauberte et ses furieux d'y mettre le feu, ce qui n'eût pas manqué de faire flamber la moitié de la ville.

Par ailleurs, force fut de se rendre à l'évidence. Mystérieusement prévenus du danger que leur ferait courir la capture de Gervais Malfrat si elle se produisait, Azalaïs et son père avaient choisi la fuite et disparu comme par enchantement, sans laisser la moindre trace, ni d'ailleurs la moindre marque de précipitation. La maison du charpentier, au moment où Nicolas et ses hommes en avaient enfoncé la porte, était parfaitement en ordre. Les lits n'étaient pas défaits et la vaisselle était en place. Seuls les vêtements et quelques objets personnels avaient disparu...

Quand Gauberte et sa suite ressortirent sur la place, le silence était revenu. Chacun cherchait à comprendre comment Fabre et Azalaïs avaient pu disparaître aussi complètement. Comment, aussi, ils avaient pu être prévenus de ce qui s'était décidé au Conseil, dont le charpentier ne faisait pas partie...

— Faudrait savoir qui les a renseignés, conclut Nicolas. L'un de nous a eu la langue trop longue, c'est sûr...

Sa tête casquée tourna lentement et son regard chercha ceux de tous les « consuls » qui se trouvaient dans la foule, aussi bien ceux qui avaient participé au coup de main de la nuit que les autres. Mais personne ne broncha.

— Bon ! fit-il. Alors on va chercher. Fouillez partout, vous autres ! cria-t-il à ses soldats, et n'oubliez rien, ni cave, ni grenier, ni même les poulaillers ou les étables. Il faut les retrouver !...

— On va t'aider, déclara Gauberte. Cette affaire-là, ça nous regarde tous. Allez, les gars ! Quelques volontaires pour aider les hommes d'armes...

Des volontaires, il y en eut à remuer à la pelle. Tout le monde était prêt à se lancer à la traque d'un traître qui s'était révélé doublé d'un assassin. Mais, avant que Nicolas n'eût distribué les escouades de volontaires hâtivement formées, le cri d'un guetteur éclata dans le ciel rouge de l'aurore :

— Venez voir !

Sans demander davantage, la foule s'élança à l'assaut du rempart.

C'était Martial, l'un des fils Malvezin, qui avait appelé. Agenouillé sur un créneau, sa vouge appuyée contre un merlon, il regardait, en bas des murailles, une chose qu'il désigna du bras. Instantanément, les créneaux se peuplèrent. On se pencha et une même exclamation de stupeur s'échappa de toutes les poitrines : sur le revers du fossé, le corps disloqué d'Augustin Fabre gisait, la face tournée vers le ciel et les yeux grands ouverts, un carreau d'arbalète planté dans la poitrine...

Par habitude, plus que par vrai respect, les bonnets de nuit quittèrent les têtes.

— Comment est-il venu là ? fit quelqu'un. Et où est sa fille ?

La réponse à la première de ces deux questions fut aussitôt trouvée : au dernier créneau, avant la boursouflure d'une tour, une corde pendait le long de la muraille.

— Il sera tombé ! souffla une voix oppressée. Descendre comme ça d'un rempart, c'était pas un exercice pour un homme de son âge...

— Et le carreau ? riposta Martial Malvezin. Il l'aura ramassé aussi en tombant ?

— On lui aura tiré dessus. Les gens d'en face savaient peut-être pas qu'il travaillait pour eux.

On sentait que tous ces gens étaient troublés par la mort de Fabre.

Il y avait si peu de temps encore qu'il était l'un des leurs sans que personne pût supposer qu'il s'était déjà détaché de la communauté. Il y avait, dans le ton impressionné des voix, une espèce de considération qui révolta Gauberte :

— Ouais ! s'écria-t-elle. Mais il est tout seul sur son fossé, l'Augustin ! Normalement, ils devraient être deux. Où est-ce qu'elle est passée, la belle Azalaïs ? Bien sûr, ça paraît difficile d'imaginer qu'elle ait emprunté le même chemin...

— Et pourquoi donc pas ? C'est un vrai chat cette fille-là ! Elle a le diable au corps et elle doit être capable de passer par le trou d'une aiguille aussi bien que de glisser le long d'une montagne sans se blesser. J'ai toujours dit qu'elle était un peu sorcière, conclut Martial avec humeur.

En effet, il avait longtemps soupiré après la belle dentellière sans rien en obtenir d'autre que des rires et des moqueries dont il lui gardait rancune.

Sans quitter des yeux le corps brisé qui semblait le fasciner, le sergent Barrai repoussa son chapeau de fer et se gratta la tête en soupirant.

— Martial a raison. Quelque chose me dit qu'on ne la retrouvera pas ! En tout cas, voilà le pauvre Fabre péri à la face du Ciel sans que personne se soucie de lui donner une honnête sépulture.

Le cadavre, en effet, avait quelque chose de plus misérable, de plus tragiquement abandonné que tout autre. Il était tombé là, sur le revers boueux du fossé, à mi-chemin de la ville - où son âme s'était perdue aux mains d'une diablesse - et du camp ennemi, tranquille à cette heure, dont cependant il avait attendu autre chose qu'une blessure mortelle. Mais, indifférents à cette misérable dépouille, les routiers vaquaient aux travaux du matin, allumant les feux de cuisine et profitant du beau temps revenu pour sécher leurs hardes et faire un peu de nettoyage.

Le soleil, qui venait de crever l'horizon et de bondir dans le ciel, déversait sur la campagne ravagée une orgie de rayons déjà chauds. Et rien, hormis ce corps sanglant, n'aurait pu laisser supposer qu'entre ce camp bourdonnant d'activité et cette cité momentanément tranquille la haine, la fureur, la peur et la cupidité avaient tendu un rideau de fer.

Mais il y avait le corps avec sa plaie béante, sa face tordue par le dernier spasme, et chaque chose reprenait à la fois sa place et sa signification.

— Espérons que ces faillis chiens l'enterreront, soupira Gauberte en guise de conclusion. Après tout, il a été trahi autant que nous l'avons été par lui et il a payé bien cher. Faudra demander à l'abbé un bout de prière pour sa pauvre âme parce que ce n'est pas lui le plus coupable !

Et, serrant plus étroitement contre elle sa peau de mouton, comme si, tout à coup, elle sentait le froid de la mort s'insinuer en elle, la grosse toilière fourra sa quenouille sous son bras et, sans plus s'occuper de personne, rentra chez elle pour nourrir sa nichée.

Le chemin de ronde se vida silencieusement, à l'exception des hommes de garde qui reprirent leur monotone faction.

Pendant ce temps, au château, Catherine revenait à l'amère réalité que le soleil, entrant à flots rutilants par les vitraux coloriés de sa chambre, ne parvint pas à éclairer. Ce fut pour apprendre de la bouche de Sara que l'abbé Bernard venait d'arriver et la demandait.

— Je peux lui dire de revenir si tu ne te sens pas mieux, proposa Sara. Tu nous as encore fait une belle peur.

— Non. C'est inutile. Moi aussi il faut que je lui parle. S'il n'était pas venu, je l'aurais fait demander.

— Mais dis-moi au moins comment tu te sens ?

La jeune femme eut un sourire sans gaieté :

— Mieux, je t'assure. Ce que tu m'as donné m'a fait du bien. Et puis, tu sais, ce n'est plus guère le moment de m'attendrir sur mon sort ou de me dorloter dans mes draps. Si Gonnet d'Apchier parvient à ses fins, mieux vaudrait pour moi mourir tout de suite.

— Tu me permettras d'en juger autrement. Je vais chercher l'abbé.

— Non. Conduis-le dans mon oratoire. Dans ce que nous allons dire, il vaut mieux que Dieu soit en tiers, car jamais je n'ai eu autant besoin de son secours. Reviens seulement m'apporter quelque chose de chaud. Il me faut reprendre des forces.

Sara eût cent fois préféré que Catherine demeurât dans son lit ; cependant, elle n'insista pas. Elle savait que ce serait peine perdue.

Certes, la jeune femme avait une mine affreuse et les traits tirés, mais il y avait aussi au coin de sa bouche un pli obstiné que l'ancienne fille de Bohême connaissait bien. Lorsqu'il se creusait, Sara sentait qu'il lui fallait abandonner Catherine à elle- même, la laisser aller jusqu'au bout de sa résolution, même si cela signifiait qu'il lui faudrait, du même coup, aller jusqu'au bout d'elle-même, ou peut-être même au-delà.

Elle sortit donc, guida l'abbé Bernard jusqu'à l'oratoire, puis revint avec un bol de lait sucré au miel qu'elle tendit sans un mot.

Pendant sa courte absence, Catherine avait quitté son lit, non sans peine d'ailleurs. Les premiers pas hasardés sur le carrelage rouge et noir de la chambre avaient été plus qu'incertains. La jeune femme sentait que la tête lui tournait, reprise par l'une de ces brusques migraines qui inquiétaient si fort Sara. Mais elle se raidit, obstinée à vaincre sa faiblesse. Il fallait, pour son salut, pour celui d'Arnaud, et surtout pour celui de leur bonheur commun, qu'elle réussît à vaincre ce corps rétif, habituellement si souple et si obéissant, et qui refusait de l'aider au moment où elle en avait le plus besoin. Leur vie, à tous les deux, ne dépendait plus que d'elle seule et il fallait pouvoir combattre. Plus tard, quand l'ouragan serait passé... s'il passait jamais, elle pourrait songer à elle-même, à sa santé, à ses nerfs mis à si rude épreuve...

Elle se cramponna à l'une des colonnes de son lit et debout, refusant la tentation des coussins par peur de ne plus pouvoir s'en arracher, elle attendit que passât le vertige qui faisait tourbillonner les murs.