Son premier soin serait de les faire chercher pour s'en faire un outil de chantage et vous obliger à revenir. Il est rusé et certaines vérifications sont faciles à faire. Non, mon amie, il vous faut m'écouter : vous partirez d'ici avec vos enfants, Sara et même Bérenger. Vous gagnerez Carlat où vous pourrez laisser les enfants et Sara. Ils y seront en sûreté. Ensuite vous continuerez votre chemin vers Paris d'où vous nous rapporterez le salut : nul n'aura plus de pouvoir auprès du Roi et du Connétable pour obtenir une troupe que votre époux ne demanderait peut-être pas par trop grand orgueil. Vous nous reviendrez avec une armée, surtout si Paris tombe... et vous ferez place nette !

A mesure que l'abbé parlait, l'imagination de Catherine suivait le déroulement du plan. Oubliant fatigue et souffrance, elle se voyait déjà courant les grands chemins comme autrefois, gagnant Paris, dénonçant les Apchier et leur bâtard, retrouvant là-bas ses amis et singulièrement Tristan l'Hermite en qui le Connétable de Richemont avait telle confiance. Elle se voyait encore agenouillée devant le roi Charles et réclamant justice, une justice qu'on ne lui refuserait pas, puis revenant vers Montsalvy, en chassant les pillards pour y ramener la paix et le bonheur...

Était-ce le soleil qui maintenant pénétrait à flots dans la petite Chapelle ? La chaleur et la joie qu'il apportait envahirent la jeune femme... pour s'en retirer d'ailleurs aussitôt.

Dehors, le fracas du combat continuait et la rappelait à une dure réalité. Pouvait-elle partir, emmenant ce qui lui était le plus cher, et laisser la ville, « sa » ville, aux prises avec les souffrances qui l'attendaient ? L'abbé venait de dire que Bérault d'Apchier chercherait à se venger sur les enfants de la fuite de leur mère. Qui pouvait dire comment il réagirait en trouvant toute la famille envolée ? Combien de malheureux feraient les frais de sa rage ? Et comment, ensuite, Catherine pourrait-elle regarder en face les parents de ceux qui auraient ainsi payé pour elle ? Pour elle qui les aurait abandonnés au plus fort du danger ?

La main maigre de l'abbé pesa plus lourdement sur son épaule, forçant son attention à revenir vers lui.

— L'autre jour, vous m'avez dit de ne plus voir en vous une femme, mais le seigneur de Montsalvy. Aujourd'hui je vous dis : je suis co-seigneur de cette ville et, outre la charge des corps, j'ai aussi celle des âmes. C'est en pleine connaissance de cause que je vous demande de partir parce que vous êtes la seule à pouvoir faire cesser l'épreuve qui nous attend. Vous devez me faire confiance. Nous « tiendrons » aussi longtemps que cela sera possible, soyez-en certaine ! Mais si nous sommes contraints d'ouvrir nos portes, c'est à moi... à Dieu dont je suis le mandataire, que Bérault d'Apchier aura affaire et il reculera devant la malédiction comme il a déjà reculé devant l'ostensoir, au jour de la mort de notre frère Amable ! J'ai su me battre, jadis, et si j'ai rejeté les armes de guerre, je crois savoir encore parler aux hommes.

Croyez-moi, j'aurai plus facilement raison de Bérault d'Apchier quand vous serez loin et quand je n'aurai plus à compter que sur sa cupidité.

Il n'osera pas porter la main sur moi, d'autant moins qu'il aura à redouter les conséquences de votre fuite. Je lui donnerai tout ce que je pourrai trouver d'or, quitte à piller le monastère, votre château et les plus riches demeures du pays, mais il entendra aussi la voix de la raison.

— Quel genre de raison pensez-vous faire admettre à pareil brigand ?

— Celle des pillards. Je lui ferai craindre le châtiment, les représailles royales et il comprendra que plus il commettra de crimes, plus lourde sera la facture ! Ou je me trompe fort, ou il se contentera d'un profit substantiel. Partez sans crainte. D'ailleurs, il y a encore de la ressource dans cette ville et nous ne sommes pas aux mains de Bérault !

En effet, des cris de triomphe partaient maintenant du rempart, joints à de grosses plaisanteries braillées à pleins poumons à l'intention de l'ennemi. L'assaut devait être encore une fois repoussé...

Décidément, les gens de Montsalvy savaient se battre.

Pour la première fois, un léger sourire vint éclairer le visage tendu de la châtelaine.

— Il est difficile de vous contredire, Révérend Père, quand vous avez décidé de convaincre. Vous savez, en effet, parler aux hommes... et aux femmes. Pourtant, je dois vous faire toucher du doigt une étrange contradiction dans vos paroles : vous me refusez l'idée que j'ai eue d'imiter saint Paul... et vous me dites de partir avec mes enfants, Sara et Bérenger. Mais comment ? Mais par quel chemin ? Auriez-vous des ailes à nous offrir et pourrons-nous prendre notre vol du haut du donjon ?

Un grand, un magnifique sourire s'épanouit brusquement sur le visage maigre de l'abbé.

— Autrement dit, vous me prenez pour un fou ? Je reconnais, d'ailleurs, que les apparences sont contre moi. Mais venez, j'ai quelque chose à vous montrer.

— Quelque chose ? Quoi donc ?

— Venez toujours, vous verrez bien...

Aiguillonnée par une curiosité plus forte qu'elle- même, Catherine, relevant sa robe à deux mains, allait déjà se précipiter vers la porte basse quand, soudain, elle s'arrêta. Se retournant, elle posa son regard sur l'Annonciation, sa petite Vierge timide et son Ange malicieux.

— Si -Bérault d'Apchier doit piller ma maison, l'abbé, je vous supplie d'en ôter ce tableau et de le cacher. J'y tiens plus qu'à tout le reste ! Il suffira de l'emballer et de le murer dans une cave, mais je ne peux pas supporter l'idée de le savoir sous la griffe des pillards.

— Soyez tranquille, j'y veillerai... Il est des choses que seules des mains pures peuvent toucher.

CHAPITRE V

Le secret de l'abbé Bernard

À la suite de l'abbé, Catherine traversa la cour de l'abbaye qui regorgeait de monde. On apportait, en effet, une dizaine de blessés, victimes du dernier assaut, et on les déposait dans la salle de la maison des hôtes où les moines s'empressaient autour d'eux. Sara aussi était là avec une montagne de charpie, des jarres de vin et d'huile et ses meilleurs onguents.

Mais la châtelaine et le prêtre se contentèrent de s'informer de la gravité des cas, de distribuer l'une quelques bonnes paroles, l'autre quelques bénédictions et poursuivirent leur chemin. Ils franchirent la clôture et pénétrèrent dans le cloître, vide et silencieux.

Le bruit de la cité et même celui qui régnait alors dans les autres parties du monastère semblaient s'arrêter à cette barrière d'ogives basses, courant autour d'un enclos bordé de petit buis.

L'abbé guida sa compagne le long du déambulatoire mais, comme ils atteignaient la section appuyée au chevet de l'église, la jeune femme vit qu'une large dalle avait été levée et se tenait debout, pareille à une sentinelle, le long de l'ouverture rectangulaire qu'elle découvrait. Tout en s'approchant, Catherine aperçut les premières marches d'un escalier qui s'enfonçait sous le cloître.

Comme elle tournait vers l'abbé Bernard des yeux interrogateurs, celui-ci mit un doigt sur ses lèvres puis, rentrant un instant dans la sacristie, en ressortit avec une lanterne allumée.

— Venez, ma fille ! Vous n'aurez pas besoin de beaucoup d'explications pour comprendre !

Le premier, il s'engagea dans l'escalier, levant la lanterne afin de mieux en éclairer les marches et offrant la main à la châtelaine pour l'aider à descendre. Ce ne fut d'ailleurs pas long : une vingtaine de marches et leurs pieds foulèrent le sol de terre battue d'un étroit boyau qui semblait s'enfoncer sous l'église même.

Guidée par le prêtre, qui n'avait pas lâché sa main, Catherine le suivit en tâtonnant un peu. L'atmosphère humide et froide sentait fortement le moisi. On y respirait avec difficulté. Mais, au bout de quelques pas, le sol parut se dérober, tandis qu'un nouvel escalier apparaissait, plus raide que le premier, et sans doute plus long, car la lumière n'en éclairait pas l'extrémité.

Avant de s'y engager, l'abbé Bernard s'arrêta, leva sa lanterne et scruta le visage de sa compagne :

— Comment vous sentez-vous ? demanda-t-il avec une nuance d'inquiétude. Je me demande si je n'ai pas trop présumé de vos forces.

Pourrez-vous continuer ?

Elle eut un sourire.

— N'en doutez pas ! J'ai trop envie de voir ce que vous voulez me montrer. La curiosité, mon Père ! Avec elle, on emmène une femme à l'agonie jusqu'au bout de la terre.

Il lui rendit son sourire et baissa la lanterne.

— Allons, alors !

Se contentant de serrer plus fermement la main de la jeune femme, il s'engagea dans l'escalier. A mesure que l'on descendait, des coups sourds se faisaient entendre, joints au glissement soyeux de l'eau courante.

— Est-ce la fontaine que nous entendons ? demanda Catherine.

Celle qui coule sous l'église ?

— C'est bien elle. Dans un instant, nous serons au niveau du puits.

Il y avait, en effet, dans le chœur de l'église du monastère une trappe de bois qui couvrait un puits profond, dont on ignorait la provenance, mais dont le niveau ne baissait jamais. Aussi les moines s'étaient-ils bien gardés de le boucher, car ce puits était infiniment précieux, aussi bien en cas d'incendie qu'en cas de siège, comme cela se présentait alors, les gens de la cité étant toujours assurés, au moins, de ne pas mourir de soif. L'eau, d'ailleurs, en était d'une pureté et d'une fraîcheur remarquables, même au plus fort de l'été.

Cependant, les bruits qui montaient des profondeurs s'amplifiaient et Catherine s'en inquiéta :

— J'entends couler l'eau, dit-elle, mais d'où viennent ces coups sourds ?

— Encore quelques instants de patience et vous comprendrez...

Elle n'insista pas pour ne pas gâcher le plaisir du saint homme qui, de toute évidence, lui réservait une surprise, sans doute ce mystérieux moyen de quitter la ville. Mais, dans ce cas, pourquoi ne l'avait-il pas révélé plus tôt ?... Elle ne prolongea cependant pas ses cogitations intimes car sa curiosité venait de trouver une nouvelle matière à s'exercer : l'escalier longeait un mur qui, sous la lumière fugitive de la lanterne, se révélait peint à fresques. Ou, tout au moins, avait été, jadis, peint à fresques, car de larges plaques de plâtre colorié s'y montraient, dessinant la draperie angulaire d'un vêtement et d'étranges poissons stylisés qui semblaient pris dans un filet.

Mais on était parvenu au bas des marches et l'abbé levait sa lanterne en tournant, très lentement, sur lui- même.

— Regardez, dit-il seulement.

Suivant le trajet du halo lumineux, la jeune femme obéit, non sans une exclamation de surprise.

Elle se trouvait au fond d'une crypte, visiblement taillée dans le rocher dont les parois se montraient brutes sur la majeure partie de la pièce.

Mais ce roc avait des reflets mauves et pourprés qui dénonçaient les filons d'améthystes et composaient un décor aussi barbare que fastueux, encadrant le chœur arrondi d'une chapelle borné d'un arc en plein cintre et de deux demi-piliers ronds.

Là, les fresques reparaissaient, moins abîmées que celles de l'escalier, reproduisant, mêlés à une théorie d'anges naïfs aux longues ailes pointues, les symboles des Quatre Evangélistes. Mais le plus étrange était le fond de cette chapelle : anges et symboles cheminaient vers un étonnant soleil d'or, dont les rayons rigides se bosselaient de toutes les pierres dont était si riche le sous-sol de la vieille Auvergne volcanique : aigues- marines et péridots, quartz roses et améthystes, topazes et citrines. Tout cela brillait doucement dans l'ombre, révélé par le feu de la lanterne, et tout cela brillait pour rien, car au centre du soleil se creusait une niche vide à l'exception d'une épaisse couche de poussière. Devant cette niche, il y avait une table de basalte vert criblé d'olivines, une espèce d'autel barbare où se voyaient encore les coulures noires des cierges qui y avaient brûlé.

De cette niche vide, de cet autel un instant arraché à la nuit sépulcrale par la flamme timide d'une lanterne, émanait une telle tristesse, une si pesante impression d'abandon, que Catherine en frissonna.

— Quel lieu étrange ! Pourquoi n'ai-je encore jamais entendu parler de cette chapelle ?

Parce que personne, ici, hormis moi, c'est-à-dire le dernier des abbés de Montsalvy à cette date, n'aurait pu le faire. Parce que personne, ici... pas même votre époux, ne la connaît. C'est le secret de Montsalvy, celui de sa raison d'être, mais aussi celui de son âme perdue... Vous le voyez, elle est vide. Au cœur de ce soleil, qui résume le monde, il n'y a plus rien... depuis près de deux cents ans.