Mais il reste une légende et cette légende, elle, est vivante au cœur des anciens... et aussi des plus jeunes. Ils croient que ce n'est qu'une légende et ils en sourient mais, tout au fond d'eux-mêmes, ils pensent qu'il y a un peu de vrai, même s'ils ne veulent pas l'avouer et n'en parlent jamais. Ils croient à un secret perdu dans la nuit des temps, mais ils espèrent, confusément qu' « il » est enfoui quelque part, dans quelque grotte perdue ou au fond de quelque abîme. S'ils savaient qu'on nous l'a arraché depuis longtemps et qu'il ne nous reste plus qu'un sanctuaire abandonné, ils seraient trop déçus. Voilà pourquoi les abbés de Montsalvy, s'ils se lèguent le secret de l'un à l'autre au lit de mort, ne le révèlent jamais à personne...

— Pourquoi à moi, alors ?

L'abbé Bernard eut un sourire dans lequel, pour la première fois, Catherine put mesurer l'étendue de l'affection et de l'estime qu'il lui portait.

— Peut-être parce que vous n'êtes pas d'ici, mais aussi parce que vous pouvez comprendre et parce que vous avez l'âme assez haute et assez bien trempée pour accepter la révélation d'un trésor perdu, même le plus précieux, le plus insigne. Cela ne vous empêchera pas d'aller votre chemin la tête haute, droit devant vous... Et puis, il fallait bien que, ce chemin, je le fasse passer par ici...

Le fabuleux soleil fascinait Catherine qui ne pouvait en détacher ses yeux. Cette légende, dont parlait l'abbé, personne jusqu'à présent ne la lui avait contée. Peut-être parce qu'elle n'était encore qu'une châtelaine de trop fraîche date. Mais Arnaud, sans doute, la connaissait et lui non plus n'avait rien dit... Il y avait là un mystère.

— Mon Père, articula-t-elle nettement, me direz- vous qui est « il » ?...

— Oui, je vous le dirai, mais tout à l'heure. Il ne faut pas nous attarder ici. On pourrait nous chercher. Venez, vous n'avez pas encore vu ce qui est le plus important pour vous.

Il se dirigeait déjà vers une étroite ouverture pratiquée dans l'un des piliers, une porte dont le battant de pierre demeurait ouvert et d'où partaient les coups sourds qui continuaient à se faire entendre. Mais elle le retint.

— Le puits '? demanda-t-elle. Où est-il ? Je ne le vois pas.

— Là, répondit l'abbé en désignant sous l'escalier une mince ouverture grillée. Si vous approchez de cette espèce de meurtrière, avec une lumière, vous verrez l'eau briller presque sous vos yeux, mais c'est, je pense, inutile.

Sans rien ajouter, il s'engagea dans l'ouverture. C'était celle d'un long souterrain qui semblait remonter en pente douce vers la surface.

Le bruit de l'eau courante s'y fit plus fort, comme si un ruisseau coulait de l'autre côté du mur de gauche. De loin en loin, une large marche se dessinait, basse et plate, dallée de schiste comme tout le long couloir dans lequel s'échelonnaient des tas réguliers de décombres.

Soudain, une lumière jaune brilla, celle de deux torches fichées dans le mur, et, sous cet éclairage, Catherine vit deux moines armés de pelles et de pioches qui, les manches retroussées, attaquaient vigoureusement un éboulis rocheux qui obstruait complètement le souterrain.

À l'aide d'une brouette, ils déblayaient au fur et à mesure et formaient d'autres tas. Cette fois, l'abbé n'attendit pas que sa compagne posât des questions. Il s'arrêta et, lui désignant les travailleurs, il expliqua :

Ce souterrain, dit-il, reliait jadis l'abbaye à l'ancien château des Montsalvy, au Puy de l'Arbre. Il débouchait sous la chapelle par un mécanisme semblable à ceux qui commandent la dalle du cloître et l'ouverture du pilier. Mais quand les troupes royales ont détruit et brûlé le château, il y a quatre ans, tout s'est brisé et les décombres ont en partie obstrué le souterrain. Mes frères sont, vous le voyez, occupés à l'ouvrir de nouveau. C'est par là que vous quitterez la ville, très prochainement, je l'espère, car nous sommes presque au bout : la nuit prochaine, peut-être, ou celle d'après. Il faut faire vite. Un instant, Catherine contempla en silence les hommes au travail. L'un d'eux était le frère Anthime, le trésorier du monastère qu'elle connaissait bien.

L'autre était le frère Joseph : c'était sans doute le plus vigoureux et le plus doux des moines... mais il était sourd et muet.

— Le frère Joseph ! murmura-t-elle. C'est à cause de son infirmité que vous l'avez choisi ? A cause du secret ?

— Oui. Quant au frère Anthime, il me succédera, si Dieu lui prête vie, à la tête de l'abbaye. Je pouvais le lui révéler. D'ailleurs, il est de la race des martyrs qui, même dans les tourments, ne parlent jamais.

La jeune femme hocha la tête.

— Je comprends ! dit-elle. Mais une chose m'inquiète, cependant.

Le camp d'Apchier est établi entre les murs de la ville et les ruines du Puy de l'Arbre. Comment pouvez-vous être certain de ne pas attirer l'attention des assaillants lorsque vous arriverez à la surface ? Rien que le bruit des pioches doit pouvoir s'entendre...

— Non. Nous sommes trop bas pour être entendus. Quant à la surface, nous n'irons pas jusque-là : ce serait trop long et trop dangereux. À la hauteur de la sixième marche de l'escalier s'ouvre un couloir rocheux. Le ruisseau qui alimente le puits l'a creusé jadis et il coule encore au fond, mais on peut le suivre et remonter ainsi jusqu'à une grotte bien cachée où le ruisseau surgit des profondeurs de la terre. Vous sortirez par cette grotte, hors de vue de l'ennemi. Frère Anthime vous accompagnera. Il vous fera longer le Goul, puis le val d'Embène d'où vous gagnerez Carlat, tandis qu'il reviendra. Bien sûr, il vous faudra marcher et le chemin sera rude : huit lieues par des sentiers muletiers, mais je crois que cela ne vous fait pas peur. Vous avez compris, maintenant ?

— Oui, Père, j'ai compris... et je ne vous remercierai jamais assez, ajouta-t-elle en lui dédiant un sourire bien proche des larmes. De mon côté, je ne vous décevrai pas : je réussirai à vous ramener le salut.

Eh ! Je le sais bien ! Rentrons, maintenant. Il est temps de songer à vous reposer. Vous aurez besoin de vos forces...

Sans plus parler, ils refirent en sens inverse le chemin parcouru. La dalle du déambulatoire se rouvrit comme par enchantement sous la main du prêtre et se referma sans faire le moindre bruit.

Le soleil, qui inondait le cloître et faisait briller les schistes gris des toits, leur sauta au visage comme un chien familier en même temps que les rumeurs de la cité.

Catherine, comme l'abbé, marchait les yeux baissés, les mains au fond de ses larges manches, songeant à cet étrange monde souterrain qu'elle venait de découvrir et qui lui montrait le chemin de la liberté.

Elle revoyait la chapelle, étrange et dérisoire, veuve d'une immense et mystérieuse présence qu'elle ne parvenait pas à définir, mais qu'elle aimait et redoutait à la fois, grâce à cette sensibilité extrême, presque médiumnique, qui était en elle.

Le secret de l'abbé l'obsédait et, comme tous deux revenaient dans la cour d'entrée, elle releva brusquement les yeux vers lui.

— Quand pourrai-je partir, mon Père ? Cette nuit ?

— Mieux vaudrait dans la nuit de demain. Il faut que Frère Anthime puisse achever son ouvrage et reconnaître le chemin. Après vous, si le danger se fait trop pressant, j'essaierai de faire partir les femmes, celles qui accepteront toutefois, et les enfants. Il me suffira de masquer la chapelle. On s'y attellera dès que le souterrain sera ouvert de nouveau.

— Toute une nuit et tout un jour à attendre encore ? Père, souvenez-vous que Gonnet poursuit sa route...

Je sais, mais nous ne pouvons nous permettre un échec. Si l'ennemi vous découvrait, nous serions tous, et à tout jamais, perdus. Prenez patience, ma fille ! Pour vous y aider, je viendrai ce soir, quand nous aurons rendu nos morts à la terre, et je vous raconterai la grande histoire inconnue de votre ville. Il faut que vous, au moins, la connaissiez afin qu'elle ne soit pas complètement perdue car... il se peut que vous ne revoyiez ni moi, ni frère Anthime lorsque vous reviendrez...

— Père ! s'écria-t-elle tout de suite alarmée.

Mais il l'apaisa d'un sourire tranquille.

— Allons ! Je n'ai pas dit que c'était certain, mais que c'était possible ! Nous sommes tous dans la main de Dieu, Dame Catherine, et vous y serez encore lorsque vous aurez quitté cette ville. Autant et peut-être plus que nous, vous aurez besoin de son secours. Mon histoire vous rendra le courage plus facile car vous comprendrez alors que le Seigneur ne peut se détourner complètement d'une terre qui fut ainsi bénie ! À vous revoir, ma fille... En attendant, faites vos préparatifs, mais n'avertissez personne, hormis ceux qui vous accompagneront. Après votre départ seulement, je ferai connaître ce que nous avons décidé.

Aussitôt, elle protesta :

— Mais cela aura l'air d'une fuite ! La moindre des choses n'est-elle pas que je réunisse le Conseil et le mette au courant ?

— Ce ne serait pas la moindre, mais bien la dernière chose à faire.

N'oubliez pas qu'Augustin Fabre a été averti de ce qui se tramait pour prendre Gervais. Celui qui a parlé l'a fait par sottise ou par amitié, je ne sais... mais nous ne pouvons douter qu'il n'appartienne au Conseil.

Nous ne pouvons prendre ce risque. Et... rassurez-vous : lorsque j'aurai parlé, personne n'aura l'idée d'imaginer que vous avez pris la fuite. Vous promettez de vous taire ?

— Bien sûr ! Mais ce ne sera pas facile. Je les aime...

— Aimez-les, ils le méritent, mais beaucoup sont comme des enfants dont le cerveau est plein de lumière, d'une lumière qui vacille parfois. Il faut les aimer sans faiblesse pour assurer leur bonheur et ne pas toujours leur dire pourquoi...

Des enfants ? Catherine n'eut même pas le temps d'apprécier cette idée à sa juste valeur, pas plus que d'en saluer l'auteur, car Josse Rallard leur arrivait dessus à la vitesse d'un boulet de canon, un Josse visible ment hors de lui, hirsute et les vêtements en désordre comme s'il sortait d'une échauffourée.

— Où étiez-vous passée, bon Dieu ! criait-il. Voilà une éternité que je vous cherche ! Il se passe des choses terribles...

— Quoi encore ? L'ennemi revient-il à la charge ?

— S'il n'y avait que ça ! Oui... Bérault d'Apchier lance une nouvelle vague d'assaut et nous la soutenons. Mais ceux qui ne sont pas à la défense des remparts se lancent à l'attaque de votre donjon... chez vous... au château !...

— Le donjon ? s'exclama l'abbé. Mais pourquoi ? Que veulent-ils ?

La grande bouche de Josse remonta jusqu'à ses oreilles en une affreuse grimace qui n'était rien d'autre qu'un sourire amer.

— Pas difficile à deviner : la peau de Gervais ! Ils braillent que c'est un scandale qu'il ne soit pas encore pendu. Martin les mène... et ils y vont au bélier.

Catherine et l'abbé entendirent à peine les derniers mots. Ils couraient déjà vers le château d'où partaient des cris de mort rythmés par les « bang ! » du bélier frappant sur l'épaisse porte armée de fer.

Mais bientôt Catherine, plus faible, fut distancée et, prise d'un point de côté, dut accepter le bras de Josse qui venait derrière eux.

Cependant, l'abbé Bernard courait comme si tous les diables de l'enfer étaient à ses trousses...

Mais, en fait, c'était bien vers une espèce d'enfer qu'il se précipitait ainsi, car une foule tumultueuse, hurlante et glapissante battait les murs neufs du donjon, comme une grande marée. Sans ralentir sa course, l'abbé s'engouffra sous la poterne et, quand Catherine et Josse débouchèrent à leur tour dans l'enceinte seigneuriale, il avait déjà percé la cohue et, les bras en croix dans un geste de défense, il interposait sa robe noire et son corps maigre entre le lourd vantail et le bélier que retenaient à peine huit paires de bras musculeux et qui, porté par la fureur d'une foule aveugle, pouvait l'écraser d'une seconde à l'autre.

La voix hargneuse de Martin Cairou domina le tumulte.

— Ôtez-vous de là, l'abbé ! Ça ne vous regarde pas !

— Ton âme me regarde, Martin, car tu es en train de la mettre en danger. Que veux-tu faire ?

— Justice ! Elle n'a que trop tardé ! Nous voulons pendre Gervais le malfaisant ! Ôtez-vous de là, vous dis-je, ou nous continuons à taper...

Avec l'aide vigoureuse de Josse qui lui frayait un passage sans douceur dans la foule excitée, Catherine parvint à rejoindre l'abbé. Un rapide coup d'œil lui montra que le danger était réel : profitant de l'assaut, Martin avait recruté ses troupes parmi deux catégories d'individus : d'une part les plus brutaux des valets de ferme, gardiens de bestiaux ou tueurs de boucherie ; et d'autre part des paresseux, comme il en traîne toujours dans toutes les villes et tous les cabarets du monde, et celui de Montsalvy en possédait son contingent, tout comme un autre.