— Nul plus que moi n'en serait heureux, mais il y a bien longtemps que j'ai perdu l'espoir de "le" voir un jour ! Voyez-vous, Dame Catherine, je crois qu'il habite maintenant une cachette trop profonde et trop pure pour que la main des hommes puisse l'atteindre... à moins d'un miracle. Et il est bon peut-être qu'il en soit ainsi, car des hommes l'ont cherché et le chercheront encore, ceux, du moins, qui préfèrent les grands rêves à la réalité du monde, ceux qui ont besoin d'absolu et d'impossible pour se sentir à l'aise dans leur forme humaine. Au fond, cette quête, c'est, sous une forme poétique, la recherche de Dieu lui-même et...
Il s'interrompit. Sara venait d'apparaître à nouveau au seuil de la porte que, cette fois, elle ne franchit pas.
— C'est l'heure ! dit-elle seulement. Minuit vient de sonner à l'abbaye. Ne l'avez-vous pas entendu ?
— Non, sourit Catherine. C'est que, vois-tu, nous étions partis si loin.
— Peut-être, mais le moment est venu de te rendre ailleurs. Viens ! Tes vêtements sont préparés...
L'abbé Bernard se leva :
Je vous laisse. Vous me rejoindrez dans un moment à la petite porte de l'abbaye que je laisserai entrouverte. Je vais voir, de mon côté, si tout est terminé.
Il disparut comme une ombre dans celles, plus épaisses, de la grande salle vide. Une demi-heure plus tard, un petit cortège quittait discrètement le château.
Catherine, sous un costume noir de garçon, venait en tête, accompagnée de Marie vêtue de la même façon. A sa ceinture, elle portait une bourse de cuir assez bien remplie et une dague. Mais cette dague, elle l'y avait passée par nécessité et avec indifférence : celle à l'épervier d'argent qui, si longtemps, avait été la compagne de ses dangereuses aventures avait disparu lors du drame de Grenade, quand Arnaud avait été traîné en prison pour avoir tué Zobeïda, la sœur du calife qui voulait faire exécuter Catherine.
Sara venait ensuite, portant la petite Isabelle dans un grand panier transformé en berceau pour la circonstance. Le bébé y dormait aussi confortablement que dans le petit lit qu'elle venait de quitter.
Bérenger suivait, le petit Michel installé sur son dos dans un grand sac à grain garni d'un oreiller où il n'avait fait aucune difficulté pour se rendormir, après avoir seulement entrouvert les yeux. Pour leur part, Catherine et Marie portaient chacune un sac dans lequel on avait mis les choses de première urgence pour tout le monde.
Josse fermait la marche. Il devait accompagner le groupe jusqu'à l'abbaye afin de s'assurer que l'on y parviendrait sans être aperçu.
Heureusement, la distance était très courte, mais on rasa tout de même les murs. La nuit était sombre, relativement douce. Un vent léger soufflait sur le haut plateau, véhiculant pour la première fois des senteurs de printemps que chacun, en temps normal, eût accueilli avec joie. Mais les cœurs étaient trop serrés pour laisser place à la moindre impression de gaieté et Catherine, le nez dans son manteau, marchait sans regarder autour d'elle, remâchant le sentiment pénible qu'elle éprouvait à quitter sa ville clandestinement, presque comme une coupable. Malgré tout ce qu'on lui avait dit, elle ne par venait pas à se tirer de l'esprit l'idée qu'elle était en train de déserter...
Quand on fut à l'abbaye, Josse, sans un mot, prit sa femme dans ses bras, serra les mains des autres et, tournant les talons, repartit vers le château sans un regard en arrière. La nuit l'absorba d'un seul coup.
Contre son épaule, Catherine sentit Marie se raidir et l'entendit renifler doucement. Elle comprit qu'elle pleurait.
— Nous reviendrons bientôt, chuchota-t-elle pour la consoler.
— Je sais... mais j'ai peur ! J'aurais tellement préféré rester avec lui...
— Il s'y oppose. Tu le gênerais, Marie. Pour les jours qui vont venir, Josse a besoin de se sentir célibataire. Et je te jure que je n'ai aucune inquiétude pour lui. C'est un homme qui sait se défendre.
Allons, viens ! Carlat n'est pas si loin et tu pourras peut-être revenir avant moi.
Passant un bras autour des épaules de la jeune femme, elle poussa, du pied, la porte qui s'ouvrit sans un grincement révélant au-delà les robes noires de l'abbé et du Frère Anthime qui arrivaient.
Tout le monde s'engouffra dans la cour et gagna le cloître où la dalle de l'escalier avait déjà été levée et attendait. Tout était noir dans le monastère. Aucune lumière n'y brillait et le clocher de l'église se découpait vaguement contre le ciel opaque.
Un faible pinceau lumineux apparut quand l'abbé découvrit une lanterne sourde posée auprès de l'escalier. Il l'éleva et scruta alternativement tous les visages tendus, sculptés d'ombres tragiques.
— Descendez, maintenant, murmura-t-il. Frère Anthime va prendre la tête. Que Dieu vous garde tout au long de cette route !
Vous avez huit lieues à faire pour atteindre Carlat et vous, Dame Catherine bien plus encore. Ne nous attardons pas en adieux ; ils amollissent le courage. Je prierai le Seigneur qu'il nous permette de nous revoir bientôt...
Il leva deux doigts dans un geste de bénédiction qui dura jusqu'à ce que le dernier des fugitifs eût disparu dans l'escalier souterrain. Puis, quand il eut reçu l'assurance que tous étaient parvenus au premier palier, il referma la dalle et regagna son oratoire privé où il devait rester en prière toute la nuit, pour ceux qui partaient, pour ceux que l'on avait portés en terre dans la soirée... et aussi pour Gervais Malfrat que l'on avait pendu avant les funérailles et dont le corps se balançait doucement sous le vent nocturne à la potence que l'on avait dressée sur la tour comtale, afin que l'ennemi n'en ignorât rien.
Celui-là surtout avait grand besoin de prières. Il était mort comme il avait vécu : en lâche, pleurant, suppliant que l'on voulût bien lui laisser la vie et se débattant si fort que fort que Nicolas Barrai avait dû l'assommer pour lui passer la tête dans l'anneau de chanvre.
Enfin, Bernard pria encore pour quelqu'un d'autre, pour la Ratapennade, la vieille sorcière malfaisante, tapie dans sa cachette forestière d'où elle continuait à faire planer une menace sur les habitants de la ville. Non pour que la grâce la touchât : c'était à peu près impossible car le Diable ne lâche pas facilement ce qu'il tient, mais pour que la mort cessât de l'oublier et la prît au fond de son trou avant qu'Arnaud de Montsalvy ne revienne chez lui. Car, à ce moment, l'abbé Bernard savait bien que rien ni personne ne pourrait sauver la vieille du bûcher... et c'était un spectacle que le prêtre ne pouvait supporter.
Pendant ce temps, les voyageurs suivaient leur route souterraine d'où ils émergèrent sans accident au bout d'une demi-heure. Quand on eut atteint la grotte où débouchait le souterrain, Catherine prit une profonde respiration, emplissant ses poumons du grand air libre et ses oreilles du bruit joyeux du Goul qui coulait en torrent au creux de la vallée.
Le frère Anthime se pencha vers elle :
— Vous sentez-vous bien ? Le Père Abbé était inquiet à cause de votre blessure...
Il y a longtemps que je ne me suis sentie aussi bien, mon frère ! Du moment que je puis lutter, je ne demande rien de plus. Maintenant, il faut que je rejoigne sinon mon époux, du moins Gonnet d'Apchier qui le menace et, croyez-moi, j'y parviendrai !
Saisissant alors avec décision l'un des bâtons qui avaient été préparés par l'abbé à la sortie du souterrain pour faciliter la marche, elle commença à descendre le sentier qui menait vers le lit du torrent.
Il était inutile de se retourner pour un dernier regard : l'épaulement rocheux de la vallée lui cachait entièrement la ville endormie et le camp de l'ennemi.
Deuxième partie
Le prisonnier de la Bastille
CHAPITRE VI
Le fantôme de Paris
En arrivant près des hauts murs du couvent des Jacobins, au voisinage de la porte Saint-Jacques, Catherine guida son cheval jusqu'à un petit tertre couronné d'un calvaire qui se dressait au milieu des vignes. Puis, rejetant le capuchon qui retombait jusqu'à ses yeux, elle laissa la pluie lui fouetter le visage et regarda Paris...
Il y avait maintenant vingt-trois ans qu'elle n'avait pas revu sa ville natale. Vingt-trois ans, à un mois près, qu'après les émeutes cabochiennes qui avaient coûté la vie à son père, l'orfèvre Gaucher Legoix, au jeune Michel de Montsalvy, le frère aîné d'Arnaud, et à pas mal d'autres personnes, elle avait vu s'écrouler dans le sang, les larmes et la souffrance son univers paisible de petite-bourgeoise insouciante pour se lancer sur la route d'un destin exceptionnel, étrange et parfaitement inattendu.
Derrière elle, la jeune femme perçut la respiration de son jeune compagnon qui se faisait plus courte et comme attentive. Il murmura :
— Voici donc la ville capitale du royaume ! Voici Paris qui fut tant d'années aux mains de l'Anglais et que Monseigneur le Connétable vient de libérer presque sans coup férir ?
La nouvelle, en effet, les avait atteints alors qu'ils approchaient d'Orléans. Un chevaucheur de la Grande Écurie Royale, lancé comme un boulet de canon en direction d'Issoudun où se trouvait alors le roi Charles VII, l'avait hurlée joyeusement à leurs oreilles dans le vent du matin.
— Noël ! Noël ! Le Connétable de Richemont est entré dans Paris !
La ville est nôtre !...
Il faisait un temps affreux, bouché, dégoulinant d'une pluie fine et têtue qui se glissait partout, mais le cri du chevaucheur avait atteint les deux voyageurs fatigués comme une bouffée de printemps, comme une pleine coupe de rosée offerte à une plante en train de mourir.
C'est que la route avait été dure et longue... Au moment de cette merveilleuse rencontre, il y avait quinze jours que Catherine et son page avaient quitté Carlat, au matin suivant leur arrivée, sur les chevaux que leur avait donnés messire Aymon du Pouget, le gouverneur, à la garde duquel la dame de Montsalvy avait confié ses enfants, Sara et Marie.
Malgré la fatigue causée par une marche de huit lieues depuis le départ nocturne de Montsalvy, Catherine n'avait pas voulu attendre plus longtemps pour se lancer aux trousses de Gonnet d'Apchier. Son épaule, vigoureusement soignée par Sara, allait mieux et son énergie naturelle, stimulée par la joie de pouvoir agir et par ce danger qui courait devant elle, lui avait rendu la pleine possession de ses moyens.
Dans la cour de Carlat, elle avait enfourché le cheval qu'un écuyer lui tenait en bride, avec un sentiment de liberté presque sauvage, une grisante sensation de puissance retrouvée. Elle n'était plus la châtelaine ravagée d'angoisse sur l'échiné de laquelle pesaient de trop lourdes responsabilités. Elle redevenait Catherine des grands chemins, une femme accoutumée à saisir la vie par ses défenses et, à la manière des bouviers auvergnats, à lui faire plier les jarrets. Maintenant, c'était affaire entre elle et Gonnet d'Apchier : l'un des deux devrait s'avouer vaincu et Catherine était bien décidée à ce que ce ne fût pas elle.
Néanmoins, malgré l'impatience qui la talonnait, elle avait pris le temps de s'arrêter à Aurillac pour tenter d'obtenir des consuls quelque secours pour sa ville en danger. Mais elle comprit vite que l'espoir, bien faible à dire vrai, qu'elle avait mis en eux, devait être abandonné, car elle trouva ville, évêques et consuls claquant des dents de terreur et se préparant fébrilement à la pire des visites : celle du capitaine espagnol Rodrigue de Villa-Andrado, cette vieille connaissance de Catherine.
Après avoir pillé et rançonné le Limousin durant la saison froide, Rodrigue se disposait, à ce que l'on prétendait, à s'en aller mettre le siège devant les fortes bastilles du Périgord, Domme et Mareuil, où l'Anglais s'accrochait encore fermement et défiait depuis longtemps les troupes du comte d'Armagnac.
— Nous ne pouvons distraire ni un archer, ni un sac de grain, avaient répondu les consuls d'une seule et même voix, il se peut que nous en ayons d'un instant à l'autre le plus cruel besoin. Heureux si nous pouvons satisfaire le Castillan avec un peu d'or !
Catherine avait senti alors que, même si Villa- Andrado ne se montrait pas sous Aurillac, les habitants de la cité épiscopale ne lèveraient pas le petit doigt pour aider Montsalvy. Elle savait, comme tout un chacun en Auvergne et en Languedoc, qu'à l'automne précédent, Villa-Andrado avait réuni au mont Lozère tous les chefs de routiers du Midi et conclu avec eux un traité d'aide et d'assistance mutuelle dont les conséquences pouvaient être graves pour une ville éprise de paix, car les quatre Apchier assistaient à ce concile démoniaque et les gens d'Aurillac savaient bien que la meilleure manière d'attirer sur eux l'attention du Castillan était encore de s'attaquer à l'un de ses associés.
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