Le seul désir des Aurillacois était que l'ennemi gagnât la Dordogne sans chercher à vérifier l'état des finances de l'évêque et de ses consuls. Une prudente neutralité s'imposait donc.

Avec un haussement d'épaules, la dame de Montsalvy s'était détournée de ces gens trop prudents et avait repris son chemin pour une dernière tentative. Elle gagna Murât, dans l'espoir d'y rencontrer Jean de La Roque, seigneur de Sénézergues et bailli des Montagnes d'Auvergne. La seigneurie du bailli en faisait un proche voisin de Montsalvy et les tours de son castel, niché au creux d'une gorge, s'apercevaient lorsque l'on allait de Montsalvy à Roquemaurel.

Catherine pensait que, peut-être, la vieille entente née d'un terroir commun jouerait en sa faveur et parlerait plus haut que la politique.

Mais elle avait frappé en vain à la porte du bailli des Montagnes : Jean de La Roque, à ce qu'on lui avait dit, s'était rendu au Puy-en-Velay, pour les fêtes de Pâques, afin d'escorter son épouse, Marguerite d'Escars, qui avait fait à Notre-Dame un vœu sacré. On ne le reverrait pas avant plusieurs semaines, car il avait décidé de profiter de ce pieux voyage pour visiter certaines maisons de sa parentèle.

— Décidément, nous n'avons rien à attendre de ceux d'ici, soupira Catherine à l'adresse de Bérenger. Nous aurons meilleur temps à nous adresser au Roi en personne plutôt qu'à courir tous les mauvais chemins des montagnes à la poursuite de messire de La Roque.

— Y pensiez-vous donc, Dame Catherine ? Je croyais que vous souhaitiez retrouver surtout ce failli chien de bâtard ? Et il me semble que nous perdons du temps !

— Je devais le faire, Bérenger, car je n'avais pas le droit de négliger la plus faible chance de secourir l'abbé Bernard et tous nos braves gens. Quant au temps, nous n'en avons guère perdu puisque nous suivons le chemin qu'a emprunté Gonnet d'Apchier.

La trace du bâtard n'était que trop facile à suivre, en effet, même après une semaine, car c'était une trace sanglante. Hameaux brûlés, bêtes éventrées et à demi dépecées achevant de pourrir au revers du chemin, cadavres à demi calcinés branchés au-dessus des restes noirs d'un feu ou misérables dépouilles sans têtes mal enfouies sous quelques cailloux, tout cela racontait sinistrement la chevauchée de ce garçon de vingt ans qui n'avait de l'homme que l'apparence.

Les bonnes gens que Catherine interrogeait confirmaient qu'il s'agissait bien de Gonnet. Ils s'approchaient sans trop de crainte de ce beau cavalier blond, tout vêtu de noir et suivi d'un adolescent monté en graine, qui interrogeait si doucement et dont la main gantée, en se retirant, laissait une trace d'argent dans les paumes rugueuses. Bergers des montagnes et paysans des vallées semblaient tous avoir gardé au fond de leurs prunelles effarées l'image terrifiante du bâtard, de ce garçon aux cheveux clairs et au regard trop pâle qui portait à l'arçon de sa selle une cognée de bûcheron et une tête coupée qu'il renouvelait de temps en temps.

Six hommes à la mine féroce le suivaient, comme des loups derrière le meneur infernal, et malheur à la métairie isolée, au paysan écarté avec son troupeau, aux filles revenant du moutier voisin ou de la fontaine : Gonnet et ses hommes ne connaissaient pas d'autre moyen que la torture et la mort pour se procurer le nécessaire à leur voyage et pour charmer les longueurs de la route.

Ils ne se pressaient pas d'ailleurs, et quand les murailles de Clermont surgirent des brumes du soir à l'orée de l'immense horizon de la Limagne, Catherine apprit qu'elle avait déjà gagné deux jours sur son ennemi et s'élança avec plus d'ardeur que jamais sur sa trace.

Malheureusement la chance, qui l'avait servie jusque-là sans faiblir, parut se refuser à l'aider plus longtemps car, en arrivant en vue du beffroi de Saint-Pourçain, les voyageurs virent flotter le plus inattendu et le moins souhaitable des emblèmes : la bannière rouge timbrée des barres et des croissants de ce même Villa-Andrado que les consuls d'Aurillac croyaient sur le point de fondre sur leur ville.

En réalité, après une campagne assez rude et plutôt décevante en Limousin, l'empereur des pillards avait choisi de redescendre vers la large et facile vallée de l'Allier et installé ses quartiers dans l'antique abbaye, à demi ruinée, d'ailleurs, où le malheureux prieur Jacques le Loup le supportait comme il pouvait, c'est-à-dire plutôt mal. Mais il n'avait pas le choix.

Depuis la cité encore florissante des bords de la Sioule, Rodrigue étendait ses griffes sur tout le pays à plusieurs lieues à la ronde et, parmi les terribles dégâts causés par ses routiers, il n'était plus possible de distinguer les méfaits de Gonnet d'Apchier. Force avait donc été à Catherine de faire un détour important pour éviter de tomber dans des mains dont elle ne serait pas sortie aisément.

La mort dans l'âme, elle s'éloignait donc en direction de Montluçon, quand une remarque de Bérenger lui avait rendu tout son courage.

Depuis le départ, le jeune Roquemaurel n'avait pas beaucoup prononcé de paroles. Son cher luth sur le dos, il suivait sa maîtresse en s'efforçant de cacher les douloureuses courbatures que lui causait cette interminable chevauchée. Parfois, cependant, il essayait de couper les longueurs du voyage avec une chanson.

Comme Catherine, plongée dans ses pensées, voyageait silencieusement, c'étaient à peu près les seules paroles qu'il prononçât.

Mais, en revanche, il regardait beaucoup et il écoutait en conséquence.

Tout était nouveau pour ce garçon dont l'univers, jusqu'à présent, s'était limité à la contrée bornée par les murs d'Aurillac et par la vallée du Lot.

Aussi, après que Catherine, les larmes aux yeux, lui eut expliqué pourquoi il fallait fuir la cité étendue devant eux et se diriger vers l'ouest au lieu de continuer droit vers le nord, Bérenger s'était contenté de remarquer calmement :

— Si j'ai bien compris ce que vous m'avez dit quand nous avons quitté Aurillac, les Apchier sont au mieux avec ce Castillan, puisqu'ils se sont unis à lui par cette espèce de serment prêté au mont Lozère ?

— En effet.

— Alors, même si nous sommes obligés d'allonger notre chemin, la présence de ce Rodrigue ne nous sera peut-être pas si mauvaise. Il aura reçu, avec honneur et amitié, l'un de ses frères en piraterie. Il lui aura certainement offert bombances et peut-être quelques distractions de choix sous forme d'une ou deux opérations fructueuses. Cela prend du temps et comme le bâtard ne sait pas que nous sommes sur ses traces, il n'est pas pressé. Il est possible que, grâce à ce chef d'Écorcheurs, nous ayons regagné encore une partie de notre retard et même, en nous dépêchant, il se peut que nous arrivions à Paris en même temps que lui...

Pour un peu, Catherine aurait embrassé son page. Et ce fut avec une ardeur accrue qu'elle s'élança sur le chemin qui, par Bourges et Orléans, la mènerait jusqu'à la capitale assiégée. Il valait mieux, en effet, cesser de se préoccuper du chemin parcouru par Gonnet et tenter de le gagner de vitesse.

La rencontre du chevaucheur royal avait achevé de leur donner des ailes. On avait traversé Orléans où, cependant, Catherine comptait de nombreux amis, sans s'arrêter plus des quelques heures de repos exigées par les montures et leurs cavaliers et sans s'y faire reconnaître.

La nouvelle de la libération de Paris emplissait le cœur de la jeune femme d'une joie et d'une espérance nouvelles : puisque la grande ville était retombée au pouvoir de son légitime souverain, il serait certainement possible au maître de Montsalvy de reprendre rapidement le chemin de ses terres et d'en chasser l'envahisseur.

Certes, de nombreuses places restaient encore aux mains de l'Anglais, autour de la capitale, mais, pour ces opérations de nettoyage, le Connétable pourrait se passer d'Arnaud.

A Corbeil, on avait rencontré les avant-postes de l'armée royale. Les troupes de Richemont avaient repris la ville depuis peu, au cours d'un mouvement d'encerclement. Et maintenant Paris, Paris lui-même s'étendait devant les yeux de Catherine et de son compagnon, avec ses vagues de toits dévalant des hauteurs du faubourg Saint-Jacques jusqu'au brouillard humide sur lequel flottaient des flèches d'églises et des tours, et qui masquait la Seine et ses îles.

Du fond de la mémoire de Catherine, une voix éteinte depuis longtemps se leva, celle de Barnabé le Coquillart, le vieux truand de la Cour des Miracles qui l'avait aimée comme un père et qui avait fini par mourir pour elle. Il y avait longtemps, maintenant... Pourtant elle se souvenait encore si clairement de ce jour de juillet où, dans un chaland chargé de poteries, ils avaient ensemble remonté la Seine en direction de Montereau pour gagner ensuite Dijon et la maison de l'oncle Mathieu où la veuve et les filles de Gaucher Legoix devaient trouver un second foyer.

C'était drôle, mais à cette minute où elle revoyait Paris, elle retrouvait en même temps les vers d'Eustache Deschamps que le Coquillart avait jetés si joyeusement, si orgueilleusement aussi dans la brise ensoleillée du fleuve :

C'est la cité sur toutes couronnée Fontaine et puits de science et de clergie, Sur le fleuve de Seine située Vignes, bois, terres et prairies De tous les biens de cette mortelle vie A plus qu'autres cités n'ont. Tous étrangers l'aiment et l'aimeront, Car pour déduit et pour être jolie Jamais cité telle ne trouveront, Rien ne se peut comparer à Paris...

Un soupir de Bérenger rappela la jeune femme à la réalité et elle s'aperçut qu'elle avait pensé tout haut quand elle l'entendit murmurer :

— Ce qui est terrible, avec les poètes, c'est qu'ils voient toujours tout en beau et qu'on ne peut guère leur faire confiance ! Cette ville est si triste... C'était vrai et Catherine s'avoua qu'elle non plus ne reconnaissait pas sa ville natale. Le sang souillait ses rues quand elle l'avait quittée ; pourtant elle en avait gardé un souvenir ébloui car les yeux des enfants sont plus lumineux et plus tendres encore que ceux des poètes.

Hélas ! la cité qu'elle avait sous les yeux ne correspondait plus à ses souvenirs, non plus qu'aux vers du poète. Certes, Paris était toujours vaste et imposant mais, en le regardant plus attentivement, on éprouvait l'impression singulière de se trouver en face d'une apparence, d'une ville fantôme, privée de substance, malgré les volutes de fumée qui moussaient aux cheminées.

Le temps brumeux et gris était sans doute pour quelque chose dans cette impression démoralisante, mais il avait tout de même l'avantage de brouiller les lignes et d'estomper les réalités. Et, ces réalités que l'œil découvrait peu à peu, c'étaient les grandes murailles capétiennes, qui se lézardaient dangereusement, montrant, ici et là, des éboulements que personne, apparemment, ne songeait à relever.

Sur la gauche de Catherine, la porte Saint-Michel était en si mauvais état qu'on l'avait purement et simplement bouchée avec des parpaings et barricadée de madriers et de grandes planches clouées.

Quant à la tour sur laquelle flottait, pour la première fois depuis treize ans, l'étendard aux fleurs de lys, elle était amputée de quelques créneaux, cependant qu'au-delà du rempart, nombre de toits montraient la trame de charpentes dépouillées de leurs ardoises.

Avec un soupir, Catherine quitta son poste d'observation et dirigea sa monture vers la porte Saint-Jacques, grande ouverte à cette heure de la matinée et gardée par des archers.

Une théorie de mendiants déguenillés la franchissait à cette minute, se dirigeant vers le grand couvent à la porte duquel un Jacobin venait d'apparaître avec une corbeille pleine de miches de pain. Mais en s'approchant d'eux, Catherine vit que ces gens ne ressemblaient en rien à ces mendiants, plus ou moins professionnels, qu'elle avait connus dans le royaume du roi de Thune : c'étaient, pour la plupart, des femmes, des enfants, des vieux couples aussi qui marchaient en se soutenant mutuellement et la misère était marquée profondément sur tous ces visages, dont beaucoup n'avaient plus d'âge.

La cloche du couvent se mit à sonner. Ce fut comme un signal et, des autres clochers de Paris, un appel identique s'envola. Catherine se souvint alors que l'on était le 1er mai et que c'était l'heure de la grand-messe. Elle hésita, un instant, à pénétrer dans la chapelle des Jacobins, mais sa hâte de retrouver son époux et d'en finir avec la menace de malentendu qui planait sur eux fut la plus forte.

Elle poussa son cheval sous la voûte noire de la porte. Une puissante odeur d'urine et d'huile rance y régnait et lui fit faire la grimace, mais elle ne s'en arrêta pas moins devant le poste des sentinelles. Deux soldats y montaient une garde nonchalante : l'un, assis sur un tabouret, se curait les dents en contemplant rêveusement les poutres noires du plafond et l'autre, debout contre la porte, crachait avec application en direction d'une grosse pierre.