Et puis, il y avait eu la dernière, la jolie petite Bertille, la fille de Martin, le tisserand de toile. Celle-là n'avait pas supporté sa honte et, un matin, on l'avait repêchée dans la Truyère, aussi livide et froide que cette aube de malheur. Et, malgré le chagrin de sa mère, malgré les prières de Catherine, on n'avait pas pu l'enterrer en terre bénite mais au bord du chemin, comme une maudite. Le seul adoucissement que la châtelaine avait pu offrir aux parents avait été de faire creuser la mince tombe auprès de la chapelle du Reclus, le vieil ermitage en ruine, où jadis un moine condamné avait subi sa pénitence. Tout le village avait pleuré Bertille. On disait que c'était la douleur qui l'avait jetée dans les bras de la mort, la douleur d'amour que Gervais, le malfaisant, lui avait plantée au cœur, comme un carreau d'arbalète, en se lassant d'elle pour courir à un autre jupon. On disait même qu'il l'avait poussée au suicide parce qu'il était cruel et qu'il prenait plaisir à la souffrance des femmes. On disait... tant de choses encore ! Tant de choses qui n'étaient jamais des preuves.
Pourtant, quand les gens de Montsalvy avaient envahi la cour du château, brandissant leurs fourches et leurs faux et hurlant à la mort, Catherine avait ordonné à Nicolas Barrai d'arrêter Gervais et de le garder à vue. Mais cela avait été plus fort qu'elle, il lui avait été impossible de prononcer une sentence de mort, de faire dresser une potence. Elle s'était contentée de condamner Gervais au fouet et de le faire jeter hors des remparts à la tombée du jour, un soir de neige, à la grâce de Dieu et à la merci des loups.
En agissant ainsi, elle savait qu'elle offensait Martin, le père de l'enfant, qui voulait la peau du séducteur.
Mais comment lui expliquer cette horreur qu'elle portait en elle pour les grandes fureurs populaires ? Comment lui dire qu'elle ne pouvait faire pendre un homme parce qu'un jour de colère le peuple de Paris avait pendu son propre père, Gaucher Legoix, à l'enseigne de sa boutique d'orfèvre ?
L'abbé Bernard l'avait approuvée :
— Tu ne tueras point ! lui avait-il dit en manière de consolation.
Et il avait ajouté, montrant la nuit noire et la terre blanche :
— Si Dieu veut qu'il meure, il mourra cette nuit, de froid, d'épuisement ou d'une bête sauvage. Vous avez été sage de le laisser juger. Je le dirai à Martin.
Et tout était rentré dans l'ordre. Mais Gervais n'était pas mort et maintenant Catherine se reprochait une clémence qu'elle traitait de sensiblerie, car si sa ville, sa demeure et les siens couraient péril de mort à cause de ce mauvais, c'était uniquement sa faute, à elle, Catherine de Montsalvy !... En fait, elle n'était pas loin de penser que le jugement de Dieu avait des faiblesses encore plus singulières que les siennes propres et elle voyait mal pour quelle obscure raison elle devrait en faire les frais.
Avec un soupir mal résigné, Catherine poussa son cheval à travers la grande cour du château.
Le bruit des armes, le choc des marteaux et le ronflement des feux l'emplissaient et, comme un animal bien dressé, le gros chien de garde de Montsalvy aiguisait ses crocs pour mordre. Le tocsin sonnait toujours et le ciel était noir.
Catherine rejoignit Sara qui houspillait les filles de cuisine déjà épouvantées dont quelques-unes pleuraient.
Croirait-on pas, bougonna l'ancienne tzigane, qu'elles vont être violées dans une heure ? Le tocsin carillonnait depuis trois minutes qu'il y en avait déjà six cachées sous les lits ! Eh ! toi, là-bas, Gasparde, au lieu de regarder le ciel comme s'il allait te tomber sur la tête, va donc jusqu'aux granges dire qu'on prépare des paillées fraîches pour les réfugiés. Voilà déjà les premiers qui arrivent !
La fille, ainsi tancée, fila dans un envol de cotillon bleu et île cornette jaune, tandis qu'en effet une antique charrette à roues pleines, tirée par un bœuf, faisait son entrée, couronnée d'une pleine brassée de marmots piaillant autour d'une mère muette de terreur. Sara fit un geste pour aller vers eux, Catherine la retint :
— Les enfants ?
— Ils sont couchés. Donatienne est avec eux et tu ferais bien d'aller les rejoindre. Tu as la mine de quelqu'un qui a vu le Diable.
— C'est qu'aussi je l'ai vu. Il avait cent têtes casquées qui hurlaient, mille bras qui abattaient des haches indifféremment sur la chair vivante ou le bois des portes ou bien jetaient des torches dans les maisons dont ils avaient tiré les habitants pour les jeter à genoux dans la boue en attendant de les égorger comme des moutons.
Sous la haute coiffe de toile à deux cornes qui donnait vaguement à Sara un air démoniaque, ses yeux noirs enveloppèrent le visage pâle d'un regard attentif.
— Que vas-tu faire ?
Catherine haussa les épaules.
— Résister, bien sûr ! L'abbé s'apprête déjà pour nous aider et, ajouta-t-elle avec un naïf orgueil, plus fort que sa peur, c'est à moi de donner l'exemple car je suis la dame de Montsalvy ! Occupe-toi de ceux qui viennent. Moi, je retourne à la porte d'Aurillac voir où en sont les choses. Les routiers, à cause de la nuit, ne peuvent investir Montsalvy dès ce soir. Ils ne trouveraient pas les chemins. Mais ils doivent déjà s'installer sur le plateau.
Elle fit volter son cheval et reprit, en sens inverse, le chemin qu'elle avait parcouru quelques instants plus tôt, mais beaucoup plus lentement à cause des groupes de paysans qui accouraient.
La terreur était peinte sur les visages. Tous ou presque avaient déjà vécu, quatre ans plus tôt, l'invasion du routier Valette, lieutenant du Castillan Rodrigue de Villa-Andrado. Certains avaient subi la torture, d'autres avaient vu les leurs expirer dans les tourments et, derrière la voix de bronze de la Géraude, c'étaient leurs cris de souffrance et leurs gémissements d'agonie qui emplissaient encore les oreilles des survivants.
Tout en marchant, ils priaient à haute voix, s'interrompant seulement pour saluer Catherine et demander sa protection. A tous elle disait un mot d'espoir, une parole d'accueil et, de l'avoir vue, si calme en apparence, leur peur se faisait moins lourde tandis qu'ils avançaient vers le château ou vers le monastère.
A mesure qu'ils entraient, la ville, qui, d'ordinaire, dès que la nuit était close et le couvre-feu corné, semblait se rouler en boule pour dormir comme un gros chat noir, s'emplissait de bruit et de lumières, tellement qu'on aurait dit une fête si les regards n'avaient reflété tant d'angoisse. Même le grincement des enseignes, dans le vent du soir, avait quelque chose de menaçant.
Sur le rempart, au-dessus de la porte d'Aurillac, dûment barricadée, il y avait foule. Hommes, femmes, enfants, vieillards, entassés pêle-mêle, braillaient si fort des chapelets d'insultes à l'adresse de l'assaillant invisible qu'on ne s'entendait plus.
Catherine aperçut, au milieu, Josse qui tentait de les faire taire, peut-être pour parlementer. Attachant vivement son cheval à l'anneau du bourrelier, Catherine releva sa robe sur son bras et se lança dans le raide escalier de moellons qui rampait vers le chemin de ronde.
Quelqu'un la vit monter et cria :
— Voilà Dame Catherine ! Place ! Place à notre dame !
Le mot la fit sourire, mais lui serra le cœur tant il traduisait de naïve confiance et de dévotieuse tendresse. N'était-elle pas, pour ces braves gens, le seul recours terrestre, celle en qui reposaient tous leurs espoirs d'une vie acceptable ? Pour eux, la châtelaine était un peu l'émanation de cette autre dame, infiniment plus haute et plus puissante, la dame du Ciel qui était leur ultime espérance et leur dernier secours. Et si le cœur de Catherine s'était serré, c'est qu'elle avait eu pleine conscience, tout à coup, de sa faiblesse, alors qu'elle se trouvait dans l'obligation de se montrer à la hauteur de cette confiance.
Saisie par des dizaines de mains qui l'aidèrent à gravir les dernières marches, elle se retrouva, sans trop savoir comment, penchée à un créneau, auprès de l'abbé Bernard, dont le visage lui parut étrangement figé.
— J'allais vous faire chercher, Dame Catherine, murmura-t-il vivement. J'ai tenté de parlementer, mais c'est à vous seule que ces gens veulent parler !
— Je leur parlerai donc ! Bien que je n'aie guère d'espoir d'être entendue.
S'appuyant des deux mains au créneau, elle se pencha... La pente douce qui coulait du Puy de l'Arbre et venait buter contre les murs de Montsalvy grouillait de vie. La troupe, importante mais disparate, des seigneurs d'Apchier s'occupait déjà à établir un camp. À la lisière des arbres, à quelques toises, on dressait des tentes visiblement fabriquées avec tout ce qui avait pu tomber sous la griffe des pillards. Certaines, en peaux de chèvre mal tannées, montraient des poils raides, collés de crasse. D'autres faisaient alterner de larges bandes de riches tissus ternis et crottés avec de grands morceaux de toile à sacs. Les feux s'allumaient, reflétés en luisances rouges sur les trognes barbues des hommes d'armes. Certains préparaient déjà le souper. Des valets sales écorchaient deux sangliers fraîchement tués et trois moutons, d'autres mettaient à bouillir d'énormes chaudrons accrochés à des piques disposées en faisceaux, tandis qu'une troisième équipe sortait un tonneau d'une des maisons abandonnées. Chose étrange, aucune des habitations du petit faubourg ne brûlait encore.
Le regard glacé de Catherine revint se poser sur les quelques cavaliers qui se tenaient immobiles de l'autre côté du fossé, la tête levée vers la muraille. L'un d'eux, le plus vieux, le plus lourd aussi, avait devancé les autres de quelques pas. Il se mit à ricaner en reconnaissant la châtelaine.
— Eh bien, Dame Catherine, s'écria-t-il, est-ce là votre hospitalité ? D'où vient que nous trouvions ainsi porte close et tous vos manants au rempart quand nous venons, mes fils et moi, vous visiter de bonne amitié ?
— Une visite d'amitié ne se fait pas avec une troupe qui pille, brûle et assassine, Bérault d'Apchier. Les portes de Montsalvy se fussent ouvertes devant vous et vos fils, mais elles se ferment et resteront fermées devant vos soudards. Soyez franc, pour une fois : que venez- vous chercher ici ?
À nouveau, l'homme se mit à rire et Catherine pensa que le loup du Gévaudan n'avait pas volé son surnom. Elle pensa même que les loups pouvaient s'offenser de la comparaison. Malgré l'âge qui venait et les longues chevauchées, affalé sur la selle qui le voûtait déjà, il avait encore la force d'un ours. Massif sur son destrier habillé de cuir comme lui-même, Bérault avait beaucoup plus l'air d'un bandit que du seigneur de bon lignage qu'il était réellement. La ventaille relevée de son casque laissait voir un visage tout en plans aigus, le long menton broussailleux et gris qui donnait au patriarche d'Apchier l'aspect d'un vieux cervier, les yeux sans couleur définie, très enfoncés sous l'orbite profonde et qui ne cillaient jamais, le teint lie-de-vin, sous des moirures de crasse et la babine violacée qui, en se retroussant, montrait un étonnant assemblage de chicots noirâtres qui faisaient de leur mieux pour tenir l'office de dents.
L'homme était d'une laideur repoussante et d'une affreuse saleté, mais sous le tabard graisseux, effiloché, l'armure et les armes brillaient, entretenues.
Derrière lui trois autres cavaliers s'alignaient : ses fils et son bâtard.
Jehan et François, les fils, semblaient les copies rajeunies du père : même force redoutable, même figure de loup sournois, mais les prunelles sombres luisaient comme braise et les bouches charnues avaient la couleur du sang frais. Quant à Gonnet, le bâtard, la race terrifiée de sa mère, une fragile nonne violée dans son couvent en flammes et emportée jusqu'à la tour baronniale pour y servir encore au plaisir du maître et y faire son fruit avant d'en mourir, atténuait chez lui la sauvagerie apparente de ses demi-frères. Il était plus mince, plus blond, plus délié, mais la ruse était collée comme un masque à ses traits affinés, tandis que ses yeux pâles avaient ce reflet glauque des marais aux vases mortelles. Tête nue, ses cheveux blonds voletaient doucement au vent du soir. Il ne portait pas l'épée, n'étant pas chevalier, mais à l'arçon de sa selle pendaient une cognée de bûcheron et... une tête fraîchement coupée qui témoignait de l'usage qu'il en savait faire, une tête que Catherine n'osa pas regarder attentivement tant elle craignait de la reconnaître.
Comme aucune réponse ne venait, elle répéta sa question plus durement :
— J'attends ! Que venez-vous chercher céans ?
Le vieux eut un rire, torcha son nez humide à son gantelet, se racla la gorge et cracha :
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