Elle ferma les yeux pour ne pas voir l'affreux débris humain que deux moines enveloppaient d'un linceul de soie blanche pour le déposer dans l'un des cercueils, les rouvrit, mais tourna la tête, cherchant instinctivement une issue... Elle se sentait faible tout à coup et souhaitait s'en aller, sinon dans peu de temps elle allait sans doute se couvrir de ridicule, perdre connaissance au milieu de tous ces gens et en face de cette femme qui, sous ses voiles noirs, demeurait rigide et apparemment insensible.
Se sentant étouffer, elle tira de nouveau sur le camail qu'elle avait remis, dégagea sa tête et s'essuya le front d'une main mal assurée. Ce faisant, son regard rencontra un autre regard, plein à la fois de surprise et de joie, celui d'un homme en armure qui se tenait à quelques pas du Connétable, son casque sous le bras, un homme dont elle eut une peine infinie à ne pas crier le nom en le reconnaissant.
— Tristan ! Tristan l'Hermite...
Elle ne l'avait pas reconnu tout de suite. Il n'était pas arrivé avec la procession mais un peu plus tard et elle avait à peine remarqué cette haute silhouette qui se promenait lentement entre les rangs des assistants, paraissant surveiller.
Jamais, jusqu'à présent, elle n'avait vu Tristan armé de toutes pièces. De plus, les cheveux blonds, qu'il portait assez longs lors de leur dernière rencontre, étaient maintenant taillés très court, formant la sévère calotte en couronne qu'exigeait le port du heaume.
Mais lui aussi venait de réaliser qui était ce mince gentilhomme vêtu de noir debout auprès de Saint-Simon et déjà, fendant la foule, il se dirigeait vers la sortie de la cour en faisant signe à Catherine de l'y rejoindre.
Non sans peine et grâce à l'aide du lieutenant qu'elle avait renseigné rapidement, elle parvint à se frayer un passage, retrouva Tristan dans le recoin formé par l'un des contreforts de l'église et, sans hésiter, se jeta à son cou pour l'embrasser.
Vous êtes exactement celui que j'avais besoin de voir ! Tristan !
Mon cher Tristan ! Quelle joie de vous rencontrer ! Il lui plaqua deux baisers sonores sur les joues, puis, l'écartant de lui, la tint au bout de ses bras pour mieux la voir.
— C'est moi qui devrais dire cela ! Quoique je ne devrais pas être tellement surpris. Je vous connais trop pour ne pas avoir imaginé que vous accourriez du fond de votre Auvergne dès que vous apprendriez la nouvelle. Ce que je ne comprends pas c'est comment vous avez pu faire aussi vite ! Qui, diable, a bien pu vous renseigner ? Xaintrailles ?
Elle le considéra avec inquiétude. Le sourire qui éclairait un peu ses traits lourds de Flamand donnait quelque vie à un visage dont la froide impassibilité était déjà proverbiale, mais n'atteignait pas les yeux, d'un bleu si pâle qu'il semblait glacé. Ils recelaient une sévérité que Catherine n'y avait encore jamais vue, du moins s'adressant à elle, et l'angoisse de tout à l'heure revint : qu'avait bien pu faire Arnaud qui ait justifié qu'on la prévienne ?
— Il y a seulement un instant que j'ai appris l'arrestation de mon époux ! Et je ne sais toujours pas pourquoi...
— Dans ce cas, pourquoi êtes-vous ici ?
— Pour demander de l'aide. Ma ville est assiégée par un chef de pillards, Bérault d'Apchier et ses fils. Ils en veulent à nos terres, à nos gens, à nos biens et même à notre vie car les Apchier ont dépêché ici leur bâtard, afin qu'il gagne la confiance d'Arnaud et puisse l'assassiner plus commodément.
Le sourire avait déjà disparu du visage de Tristan, mais, dans son regard, la sévérité se fit colère.
— Les Apchier ! Encore un clan de nobles bandits ! J'ai déjà entendu parler d'eux. Je sais qu'ils étaient au mont Lozère avec le Castillan. Quand nous aurons rejeté l'Anglais à la mer, je m'occuperai d'eux. Pour le moment...
Pour le moment, s'emporta Catherine qui commençait à trouver que son ami ne mettait pas dans leurs retrouvailles toute la chaleur désirable, je veux savoir ce qu'a fait Arnaud et pourquoi on l'a mis à la Bastille.
— Il a tué un homme.
La stupeur, mais non l'indignation, arrondit la bouche de Catherine, ce n'était que ça ?
— Il a tué... et après ? Que fait une armée qui attaque une ville, que fait la ville qui se défend, que font les soldats, les capitaines, les princes et les manants, en ces temps sans pitié, sinon tuer, tuer, tuer encore ?
— Je sais tout cela aussi bien que vous. Mais il y a tuer et tuer.
Venez... ajouta-t-il en constatant que leur conversation avait des auditeurs attentifs, ne restons pas ici ! Qui est ce garçon qui vous accompagne ?
— Mon page : Bérenger de Roquemaurel de Cassa- niouze. C'est un poète... mais il se bat bien quand il le faut.
— Il ne s'agit pour le moment de battre personne, mais d'aller s'expliquer dans un endroit plus tranquille. Saint-Simon, avertissez discrètement Monseigneur le Connétable que je m'absente et remplacez-moi. Mais ne lui parlez sous aucun prétexte de cette dame.
Je la lui amènerai moi-même en temps voulu. Archers ! Faites- nous place !
La boule de l'angoisse, si familière à Catherine, noua sa pelote au fond de sa gorge. Qu'est-ce que tout cela voulait dire ? Pourquoi Saint-Simon ne devait-il parler d'elle « sous aucun prétexte » au Connétable ? Et dans quel but devrait-elle aller vers lui, conduite par Tristan ? Arnaud avait tué. Mais qui ? Mais comment ? En vérité, il aurait tué le Roi lui-même que l'on ne ferait pas plus de mystère.
Le cœur serré, elle suivit le Flamand. Bérenger, muet comme un poisson, trottait sur ses talons.
L'impression que Tristan l'Hermite était devenu un personnage important se renforça chez Catherine en voyant avec quel zèle les hommes d'armes leur ouvraient un passage, puis amenaient les chevaux. Sans mot dire, Tristan enfourcha un grand étalon rouan puis prit la tête de la petite caravane.
Comme il ne semblait toujours pas disposé à parler, Catherine choisit de chevaucher à quelques pas derrière lui. Sa joie de tout à l'heure était tombée. Maintenant, elle se sentait mal à l'aise car elle ne retrouvait plus, en son ancien compagnon d'aventure, la sollicitude sans démonstration, mais efficace, à laquelle il l'avait habituée. On aurait dit qu'il lui en voulait... Mais de quoi ? L'homme qu'Arnaud avait tué était-il d'une telle importance ? D'autre part, elle en était persuadée, Arnaud n'était pas homme à frapper sans raison et si son caractère l'emportait souvent, du moins n'était-ce jamais aux limites de la folie.
Silencieusement, les trois cavaliers suivirent la rue Saint-Martin jusqu'à l'église Saint-Jacques-de-la-Boucherie, mais l'inquiétude de Catherine croissait à mesure que l'on avançait.
De nombreux soldats croisaient leur chemin car la ville était trop fraîchement délivrée pour n'être pas occupée militairement, mais tous ces hommes, en apercevant Tristan l'Hermite, montraient un respect inusité jusqu'à présent, un respect où la crainte semblait entrer pour une large part. Or, rien dans son aspect extérieur n'indiquait un rang ou un grade quelconque. Son armure d'acier poli n'offrait aucun signe de luxe et son casque ne s'ornait d'aucune marque distinctive, pas même du plus modeste tortil. Seule la cotte d'armes portant les hermines et les lions de Richemont indiquait l'appartenance au prince breton, mais il n'y avait vraiment rien dans tout cela qui justifiât l'espèce d'inquiétude peinte sur tous les visages.
Et, cependant, la tristesse de Catherine se faisait plus lourde à chacun des pas de son cheval. L'angoisse montait jusqu'à devenir insoutenable, d'autant plus que - elle osait à peine se l'avouer - Tristan lui faisait peur maintenant...
Elle avait l'impression pénible que l'ami d'autrefois s'était durci et éloigné, qu'il se cachait peut-être derrière cette statue d'acier bleu dont le regard glacé barrait le chemin des souvenirs et semblait en interdire toute évocation. Et puis, il y avait ces rues que l'on parcourait, ces maisons qui défilaient lentement au rythme de la marche. La plupart criaient la misère, l'abandon, la souffrance par leurs fenêtres sans vitres ou même sans chambranles, leurs toits crevés, leurs portes arrachées ouvertes sur le vide et le silence dont seuls quelques chats faméliques, rescapés de la grande faim qui venait de s'achever, étaient les hôtes furtifs.
Depuis que Paris était anglais, Paris avait perdu le quart de sa population, soit quelque quarante-cinq mille habitants. La plus grande ville du monde avait subi une lourde saignée.
Il y avait bien, au milieu de ces demi-ruines, quelques demeures dont les façades se montraient impeccables, les vitres brillantes, les girouettes dorées et les toits aussi luisants que le corps d'un poisson fraîchement péché, mais ces maisons, dont la splendeur proclamait la complaisance de leurs habitants envers l'occupant étranger, ne faisaient qu'ajouter par contraste à la mélancolie de cette ville fantôme.
La vie, cependant, y revenait peu à peu. Ici et là, des ouvriers étaient au travail, grimpés sur un échafaudage ou en équilibre sur une échelle, bouchant une lézarde, replâtrant un mur dans les croisillons des colombages ou redressant la charpente effondrée d'un toit. Le bruit des marteaux et des scies, qu'accompagnait parfois une chanson, se répercutait de rue en rue jusqu'au rempart où les maçons du Connétable étaient déjà à l'œuvre pour réparer les brèches et relever les ruines.
Cela résonnait comme le prélude grave d'une résurrection qui avait le droit de s'afficher maintenant que, sur les places et dans les carrefours, Richemont avait fait proclamer et placarder le pardon royal à la capitale qui si longtemps l'avait renié. Ainsi amnistiés, et d'ailleurs rachetés par le courage qu'ils avaient montré en attaquant eux-mêmes leur garnison anglaise, les Parisiens se remettaient au travail.
Mais Catherine regardait tout cela comme si choses et gens eussent été transparents. Même la misère, la désolation qui se levaient à chacun des pas de son cheval ne trouvaient pas d'écho en elle qui les voyait à peine. Ses yeux s'en écartaient bien vite pour revenir se poser sur le dos de l'homme qui chevauchait devant elle, comme s'ils eussent possédé le pouvoir de lire ce qu'il y avait d'écrit dans le cœur et dans la mémoire de Tristan.
L'attente qu'il lui imposait était si cruelle qu'elle aurait pu se mettre à crier, là, au beau milieu de la rue, pour rien... pour relâcher la tension angoissée de ses nerfs... pour l'obliger, peut-être, à parler.
Seigneur Dieu ! Était-ce donc si difficile à dire qu'il fallût tant de précautions ?
Tristan l'Hermite était un homme qui savait parler net et franc, qui n'avait pas besoin de choisir ses mots, de préparer ses phrases... à moins qu'il n'eût à lui apprendre quelque chose d'atroce... d'inouï !
Mon Dieu ! Ce voyage à travers le fantôme d'une ville ne finirait-il jamais ?
Comme on traversait la place de Grève où l'échafaud de maçonnerie montrait une regrettable fraîcheur auprès de la Maison aux Piliers, qui aurait eu grand besoin d'une sérieuse restauration, Catherine entendit son page soupirer :
— Est-ce vraiment là Paris ? J'imaginais tellement autre chose !...
— C'était Paris et bientôt ce sera de nouveau Paris ! fit-elle avec un peu d'agacement, car, à cette minute, le sort de Paris lui était immensément égal.
Cependant, pour essayer de faire plaisir à son page, elle ajouta :
— Cette ville redeviendra ce qu'elle était lorsque j'étais enfant : la plus belle, la plus savante, la plus riche... la plus cruelle et la plus vaniteuse aussi !
La voix de la jeune femme se fêla sur les derniers mots et Bérenger comprit que ses souvenirs d'enfance n'étaient peut-être pas tous aussi doux qu'il l'aurait souhaité. Il retomba dans le silence d'où l'aspect pitoyable de la cité l'avait tiré.
D'ailleurs, on arrivait.
Tristan l'Hermite mit pied à terre devant une auberge. Située dans la rue Saint-Antoine, face aux grandes murailles d'un hôtel sévèrement gardé, entre la rue du Roi-de-Sicile, et les vestiges de l'antique muraille de Philippe Auguste, cette auberge conservait une apparence prospère et son enseigne, sur laquelle s'étalait un aigle aux ailes déployées, était repeinte et dorée à neuf.
— Vous allez vous installer ici, déclara-t-il à Catherine en lui offrant la main pour l'aider à descendre. Les capitaines anglais affectionnaient l'hôtel de l'Aigle, dont la renommée date de plus d'un siècle. De ce fait, il n'a pas trop souffert de la pénurie. Vous y serez aussi bien que possible. Ah ! voici maître Renaudot...
L'aubergiste, en effet, accourait, essuyant ses mains à son tablier blanc, l'échiné déjà prête à se courber. Il regarda Tristan... et se plia en deux en un salut où Catherine retrouva le respect des soldats, avec tout de même un peu moins de crainte.
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