— Seigneur Prévôt ! s'écria-t-il. C'est un honneur de vous voir ici !

Que puis-je pour votre service ?

— Prévôt ? s'étonna la jeune femme. Vous aussi, mais de quoi ?

Pour la première fois, il lui sourit tandis qu'une pointe d'humour venait éclairer la froideur de son regard.

— Vous trouvez que c'est un titre quelque peu galvaudé, n'est-ce pas ? Rassurez-vous, nous ne sommes que trois ici : messire Philippe de Ternant, Maître Michel de Lallier et moi-même : Prévôt des maréchaux, pour vous servir ! Ce qui veut dire que je suis chargé de toute la police militaire des armées du Roi. J'ajoute que Monseigneur de Richemont m'a également conféré le titre de Grand Maître de l'Artillerie et de capitaine de Conflans-Sainte-Honorine, mais je n'ai pas l'intention de garder les canons qui ne sont guère de mon emploi.

Je préfère ma prévôté.

— Voilà pourquoi les hommes d'armes vous saluent avec cette considération... un peu inquiète ?

— En effet ! On me craint car j'applique sans faiblir la loi et la discipline sans lesquelles il n'est point d'armée possible... et le Connétable tient à ce que la sienne soit un modèle du genre.

— Sans faiblir ? Jamais ?

— Jamais ! Autant vous l'apprendre tout de suite afin que nous puissions parler plus librement... C'est moi qui ai arrêté le capitaine de Montsalvy.

— Vous !... Votre ami ?

— L'amitié n'a rien à voir là-dedans, Catherine. Je n'ai fait que mon devoir. Mais venez par ici. Tandis que les chambrières vont préparer votre logis, maître Renaudot voudra bien nous servir à dîner.

Il lui reste heureusement quelques savoureuses salaisons et surtout quelques futailles d'excellent vin qu'il avait eu la précaution de mettre à l'abri en murant une partie de sa cave. Notre entrée dans Paris a fait tomber un mur de plus.

La figure rougeaude de l'aubergiste se fendit en un sourire satisfait.

— Les gens d'outre-manche sont petits connaisseurs en vins. En dehors de leurs crus de Bordeaux, ils sont tout à fait incapables d'apprécier un vin convenable et je tenais à conserver les queues de Beaune ou de Nuits que je devais à l'amitié d'un mien cousin, sommelier de Monseigneur le duc de Bourgogne. Mais je serais heureux de vous y faire tâter !

— Apportez-en un plein pot, mon ami ! Ces voyageurs viennent de loin et ont grand besoin d'être réconfortés.

Un moment plus tard, Catherine, Tristan et Bérenger étaient attablés devant l'énorme cheminée de l'auberge sous des guirlandes d'oignons nouveaux et de jambons convenablement fumés qui pendaient des solives. En face d'eux, des gobelets d'étain et des écuelles voisinaient avec un chanteau de pain, des harengs salés, une oie rôtie et une pleine assiettée de gaufres dont le parfum proclamait les talents de maître queux de Renaudot. Deux pichets de vin, l'un de Romanée, l'autre d'Aunis, leur tenaient compagnie.

Mais, tandis que Bérenger se jetait sur le festin avec un appétit de quinze ans décuplé par cent cinquante lieues à cheval, Catherine, bien qu'elle eût presque aussi faim que lui et volontiers dévoré, s'abstint de toucher à la nourriture, acceptant seulement un gobelet de vin. Encore était-ce parce qu'elle sentait ses forces l'abandonner et craignait de défaillir. Mais elle voulait des explications complètes et parfaitement claires et elle savait combien il est facile autour d'une table bien servie de minimiser les problèmes et de leur prêter de trop aimables couleurs.

Tristan l'Hermite s'étonna de cette sobriété, car le bel appétit de Catherine avait toujours fait son admiration.

— N'avez-vous donc pas faim ? Mangez, ma chère, nous causerons ensuite.

— Ma faim peut attendre. Pas mon anxiété... J'ai davantage besoin de savoir ce qui s'est passé que de me nourrir... et vous le savez parfaitement. Or, vous me laissez languir, imaginer... Dieu sait quoi !

Le pire, bien sûr ! Et si je vous écoutais, vous me lanterneriez encore.

Ce n'est pas l'attitude d'un ami.

Le ton était raide. Un début de colère y vibrait. Le Prévôt ne s'y trompa pas et la chaleur d'autrefois reparut sur sa figure. Il étendit le bras, saisit la main de Catherine posée sur la table et la serra sans paraître remarquer qu'elle avait crispé le poing.

— Je suis toujours votre ami, affirma-t-il chaleureusement.

— Est-ce bien certain ?

— Vous n'avez pas le droit d'en douter. Et je vous le défends !

Elle haussa les épaules avec lassitude.


1 Les raisins d'Aunis servent maintenant à la confection du cognac.


L'amitié est-elle donc toujours possible entre le prévôt des maréchaux... et la femme d'un assassin ? Car c'est bien cela, n'est-ce pas, que vous m'avez laissé entendre ?

Tristan, qui, peut-être pour se donner une contenance, s'était mis à découper l'oie que Bérenger couvait d'un œil amoureux, releva à la fois la tête, le couteau et regarda Catherine avec étonnement. Puis, brusquement, il éclata de rire.

— Par Saint-Quentin, Saint-Omer et tous les saints de Flandres !

Vous ne changerez jamais, Catherine ! Votre imagination galopera toujours devant votre joli nez, avec autant d'ardeur qu'au temps où sous la défroque et les tresses noires d'une fille de Bohême vous vous êtes jetée à l'assaut du gros La Trémoille et l'avez mené à sa perte.

Vous allez ! Vous allez !... Mais, Pâques-Dieu, je ne vous ai jamais donné matière à suspecter mon amitié.

— Matière non... mais tentation, oui ! Vous me connaissez bien pourtant, et cependant vous avez l'air de chercher à gagner du temps, comme s'il était si difficile de me dire tout uniment, en deux mots, ce qu'a fait au juste mon époux !

— Je vous l'ai dit ! Il a tué un homme ! Mais de là à le traiter d'assassin, il n'en a jamais été question. Ce faisant, il aurait plutôt agi en justicier.

— Et vous mettez les justiciers à la Bastille, maintenant ?

— Si vous n'arrêtez pas de m'interrompre pour protester, je ne dis plus rien.

— Pardonnez-moi !

— En fait, ce meurtre lui est reproché parce qu'il constitue surtout une désobéissance grave et un mépris patent de la discipline et des ordres reçus. Si je vous ai fait attendre un peu, c'est parce qu'effectivement je cherchais comment vous raconter cela sans vous faire pousser les hauts cris. Je voudrais que vous compreniez bien ma position... et aussi celle du Connétable puisque je n'ai agi que sur son ordre.

Le Connétable ! murmura Catherine avec amertume. Lui aussi se disait notre ami ! Il est le parrain de ma fille et, cependant, il a ordonné...

— Mais, bon sang, comprenez donc qu'avant d'être parrain de Mademoiselle de Montsalvy, il est d'abord le chef suprême des armées du Roi. Un chef à qui même les princes du sang doivent obéissance absolue ! Votre Arnaud n'est pas frère du Roi, que je sache, et, cependant, il a désobéi aux ordres donnés !

Puis, comme il voyait les yeux de Catherine s'emplir de larmes et ses doigts jouer nerveusement avec une boulette de pain, il ajouta, bourru :

— Maintenant, cessez de bouder contre votre ventre ! Laissez-moi vous servir un peu de cet appétissant palmipède et ne vous croyez pas déshonorée ou simplement trahie parce nous aurons partagé le pain et le sel ! Nourrissez-vous, que diable ! Et puis écoutez-moi...

Vaincue, elle se laissa faire et, tout en emplissant l'écuelle de son invitée, Tristan fit enfin le récit de ce qui s'était passé, le 17 avril au matin, aux abords de la Bastille.

— Quand la ville fut nôtre et que l'espoir abandonna ses précédents maîtres, ils ne pensèrent plus qu'à vendre chèrement leur vie et coururent s'enfermer derrière les murs de la Bastille qui leur paraissaient les plus solides de tout Paris. Ils étaient environ cinq cents, tant Anglais que citadins dévoués à leur cause, et il y avait là, outre sir Robert Willoughby et ses hommes, le seigneur Louis de Luxembourg, Chancelier pour le roi d'Angleterre, l'évêque de Lisieux, Pierre Cauchon, quelques notables aussi parmi lesquels un grand bourgeois de la rue d'Enfer, Guillaume Legoix, maître de la Grande Boucherie...

Catherine eut un sursaut et s'écria :

— Pierre Cauchon ? Guillaume Legoix ? Vous êtes sûr?

— Très sûr, voyons ! Pourquoi ? Vous les connaissez ?

— Les connaître ? Ah ! Dieu ! oui, je les connais !

Comment est-ce possible ? Passe encore pour Cauchon dont chacun en France sait la part criminelle qu'il a prise et la responsabilité qu'il porte dans la mort de Jeanne la Pucelle... mais ce Legoix ?...

— Ne vous imaginez pas que la vie à la campagne m'a rendue stupide, Tristan ! coupa Catherine avec impatience. Si je dis que je les connais, j'entends par là, personnellement... et pas pour mon bien, hélas ! Il y a beaucoup de choses de ma vie que vous ignorez ; entre autres celle-ci : la nuit qui a suivi la mort de Jeanne que nous avions tenté de sauver avec une poignée de braves gens, Arnaud et moi, Cauchon nous a fait coudre tous les deux dans un sac de cuir et jeter à la Seine ! Nous n'en sommes sortis que par la grâce de Dieu et le courage de l'un de nos compagnons. Quant à Guillaume Legoix... c'est mon cousin !

Instantanément, la figure de Tristan l'Hermite se figea dans la stupeur.

— Votre cousin ? articula-t-il. Comment cela ?

— Parce qu'avant de me nommer Catherine de Brazey, puis Catherine de Montsalvy, j'ai été Catherine Legoix, tout uniment. Mon père et Guillaume Legoix étaient cousins germains. Seulement le cousin est aussi l'homme qui, voici vingt-trois ans, au mois d'avril 1413, au temps de la grande émeute cabochienne, a massacré le frère aîné de mon époux : Michel de Montsalvy, alors écuyer de la duchesse de Guyenne...

— Qui est maintenant l'épouse du Connétable...

— Exactement ! Michel est mort au seuil de notre maison où je l'avais caché. La populace l'a déchiré et Legoix... d'un coup de tranchoir... l'a achevé. Il y avait du sang... du sang partout et j'ai vu cette horreur avec mes yeux de treize ans. J'ai failli en devenir folle, mais Dieu m'a fait la charité de m'ôter la conscience tandis que les furieux pendaient mon père et mettaient le feu à ma maison. Ma mère et moi... avons trouvé refuge dans la Cour des Miracles, tandis que Caboche enlevait ma sœur et la violait ! C'est là que j'ai rencontré ma bonne Sara... Elle m'a soignée... sauvée...

Au fil des paroles se renouait celui des souvenirs.

Devant les yeux de Catherine, les images d'autrefois renaissaient et, au fond de sa mémoire, elle retrouvait, comme un trésor enfoui depuis longtemps, ses impulsions adolescentes dans leur fraîcheur première.

Vingt-trois ans pourtant !... vingt-trois ans que son cœur d'enfant avait lancé son premier cri d'amour, sitôt suivi d'une plainte d'agonie.

C'était hier, en vérité, qu'elle avait vu Michel abattu sous ses yeux, alors qu'elle avait tout risqué pour l'arracher à la mort. Elle l'avait aimé spontanément, au premier regard, comme la fleur en bouton éclate au soleil levant. En une seconde, il était devenu tout son univers et elle avait cru mourir de sa mort atroce.

Longtemps, longtemps ensuite, elle avait gardé la certitude que son cœur si profondément navré ne revivrait plus jamais... jusqu'à ce soir pluvieux où, sur une route du Nord, la trame relâchée du destin avait brusquement resserré ses fils en jetant, presque sous ses pas, le seul être capable de lui faire oublier le tendre et cruel amour de ses treize ans, remplacé à cette minute par la plus insensée, la plus brûlante et la plus merveilleuse des passions.

Des larmes coulaient silencieusement sur le visage de la jeune femme, chaudes et salées, pour glisser doucement de ses yeux clos aux commissures tremblantes de ses lèvres. L'homme et l'adolescent qui la regardaient osaient à peine respirer, craignant de troubler cette douloureuse rêverie. Ils se regardaient sans oser manifester leur présence, persuadés l'un et l'autre que Catherine les avait oubliés.

Mais, déjà, le présent la reprenait et, sans même ouvrir les yeux, elle demanda d'une voix enrouée :

— C'est lui, n'est-ce pas... c'est Guillaume Legoix que mon époux a tué ?

C'était à peine une question. La réponse était tout entière dans la science profonde, charnelle, qu'elle avait des réactions passionnelles de son époux.

En effet ! Encore avons-nous pu intervenir à temps pour l'empêcher de tuer aussi Cauchon. Il avait dagué le boucher et, déjà, il tenait l'évêque, dans la poussière, la poitrine sous son genou et la gorge sous son gantelet.

Brusquement Catherine ouvrit les yeux tout grands et, sans transition, explosa littéralement :