— Ah ! Vous êtes arrivés à temps ? Et vous en êtes fiers, on dirait ? Fiers d'avoir sauvé la vie de ce porc, de ce monstre qui a brûlé Jeanne ! Mais non seulement vous n'auriez pas dû l'empêcher, mais vous auriez dû, de vous-même, le pendre à la première potence venue.

Quant à mon époux, sachez que non seulement je ne lui reproche pas ce qu'il a fait, mais j'en aurais fait tout autant... et pire encore peut-être, car ce n'était que justice, pure, simple et bonne justice amplement méritée ! Quel homme, digne de ce nom, peut rester les bras croisés et l'âme absente quand passe devant lui l'assassin de son frère ? Pas le mien, en tout cas ! On a du sang, chez les Montsalvy, du sang bouillant, ardent, généreux, que l'on ne regarde pas à verser pour le Roi ou pour le pays.

— Je n'ai jamais dit le contraire, grogna Tristan, et tout le monde sait depuis longtemps, dans l'armée, que votre époux possède le caractère le plus emporté qui soit. Mais, au fait, pourquoi donc n'a-t-il pas dit les liens qui vous unissaient à ce Legoix et le mal qu'il vous avait fait ? Quand on l'a arrêté, il s'est borné à vociférer que Legoix était une charogne et qu'il avait fait justice.

— S'il l'avait dit, cela aurait-il changé quelque chose à son cas ? Et trouvez-vous qu'il y ait eu pour lui, dans ce cousinage, matière à fierté ? Voyez-vous, Tristan, mon époux n'aime guère rappeler que son épouse est née dans une boutique du Pont-au-Change, chez un brave homme d'orfèvre qui avait l'âme et les doigts d'un ange... mais aucun quartier de noblesse.

Il a tort, bougonna Tristan, bien que je le comprenne. Pour ma part, je crois bien que je vous en aime davantage. Mais les grands féodaux sont d'une insoutenable arrogance. Ils oublient trop facilement que leurs nobles ancêtres n'étaient souvent, aux temps mérovingiens, que des culs-terreux, à moitié sauvages et un peu plus hargneux que leurs voisins. La noblesse, ça s'attrapait comme une maladie ! Mais non seulement ils n'en ont pas guéri, mais ils l'ont transmise à leurs descendants, en plus grave. Le droit de haute et basse justice ! Voilà le privilège auquel ils tiennent le plus... celui qui a poussé messire Arnaud à frapper malgré les ordres du Connétable.

— Au fait, reprit Catherine avec un pâle sourire, dites-moi tout de même comment cela s'est passé...

— Oh ! c'est facile : dès le premier soir de la libération, le Connétable s'est préoccupé de ces cinq cents bonshommes enfermés dans la Bastille. Il n'était pas animé de sentiments fort tendres envers eux... surtout envers Luxembourg et Cauchon. Il désirait forcer tout ce beau monde dans son repaire et lui donner l'assaut. Il comptait aussi sur le peu de vivres engrangés dans la forteresse, mais les braves gens qui nous avaient ouvert les portes, Michel de Lallier en tête, sont venus trouver Monseigneur et l'ont prié de se montrer clément.

» "Monseigneur, disaient-ils, s'ils veulent se rendre, ne les refusez pas. Ce vous est belle chose d'avoir recouvré Paris ! Prenez en gré ce que Dieu vous a donné..."

» Le Connétable a l'âme haute et il a cédé. Il a fait savoir qu'il accorderait les conditions qu'on lui demanderait. Le dimanche 15, ces conditions étaient signées sous la foi et le seing de Monseigneur. Elles accordaient à tous les reclus de la Bastille vie et bague sauves... mais les chassait de Paris.

» Deux jours après, le mardi matin, ils ont eux- mêmes ouvert les portes et sont sortis, se dirigeant vers la Seine. Il y avait une foule énorme qui les huait et les injuriait... Bien sûr, ça en démangeait pas mal d'ajouter à tout ça quelques projectiles, mais le Connétable avait fait savoir qu'il punirait de mort quiconque le ferait manquer la parole donnée. Il a d'ailleurs une certaine estime pour Lord Willoughby, qui est un vieux combattant d'Azincourt et de Verneuil. Il tenait à ce que les règles de la chevalerie fussent respectées. Mais, quand l'énorme Guillaume Legoix, blême et suant de peur, est passé devant lui, le capitaine de Montsalvy a vu rouge. L'homme allait à grands pas, jetant des regards craintifs autour de lui et serrant sur son cœur un sac rebondi qui contenait ce qu'il avait pu sauver de sa fortune.

» Il n'avait rien en lui, je dois le confesser, qui pût inspirer l'indulgence, la mansuétude ou n'importe quel beau mouvement pitoyable. Et j'irai même plus loin, Catherine : je crois qu'à la place de Montsalvy j'aurais agi exactement de la même façon et j'aurais eu tort.

Car les ordres étaient les ordres et votre mari n'en a pas tenu compte.

» Il a regardé Legoix, sans bouger d'abord. Puis comme l'autre, voyant que les hommes d'armes maintenaient la foule pour faire le passage, se permettait un petit sourire ironique, il s'est déchaîné : arrachant sa dague du fourreau, il a couru au boucher et, en criant :

"Souviens-toi de Michel de Montsalvy et sois maudit !" il lui a enfoncé l'arme en pleine poitrine. Legoix est tombé comme une masse, frappé au cœur.

» Alors, le capitaine s'est retourné vers Cauchon qui le regardait, figé sur place par l'épouvante, et, comme la dague poissée de sang avait glissé de son gantelet d'acier, il s'est jeté sur lui, les mains en avant, pour l'étrangler !

» Vous savez la suite : on l'a, sur l'heure, conduit dans un cachot de la tour Bertaudière... »

— C'est une honte ! s'écria Catherine.

— Et personne ne s'y est opposé ? s'insurgea en écho Bérenger qui avait depuis un moment cessé de manger. De tous ceux d'Auvergne qui sont venus ici avec lui, aucun n'a bougé ?

Le Prévôt eut un petit rire sans gaieté.

Tu veux dire que nous avons failli avoir une bataille, mon garçon ! Il a fallu que Monseigneur lui- même les rappelât à la raison car, en bon Breton, il s'y connaît en têtes dures et sangs bouillants. Malgré cela, les chevaliers de Montsalvy se sont retirés en montrant les dents, comme des molosses fouettés. Et depuis, ils boudent ! Retranchés dans leurs quartiers, ils restent entre eux et refusent de rendre le moindre service. Croyez-moi, ils ne représentent pas un mince problème et le Connétable ne sait plus qu'en faire. Il y en a deux surtout, deux colosses blonds, qui roulent les « R » comme un torrent ses cailloux et qui menacent de démolir la Bastille pierre à pierre ! On les appelle Renaud et Amaury de...

— Roquemaurel ! acheva Bérenger visiblement épanoui. Ce sont mes frères, messire Prévôt, et s'ils menacent de démolir votre Bastille, prenez-y garde ! Ils sont fort capables de le faire !

Catherine vida son gobelet, fit la grimace comme si le vin était amer, puis, haussant les épaules :

— Ce qui m'étonne, c'est que l'on n'ait pas pensé à les renvoyer chez eux. C'est dangereux de maltraiter l'un des leurs sous leur nez.

— Ce serait notre plus cher désir ! grogna Tristan. Mais ils refusent de bouger ! Et puis, autant vous le dire tout de suite, nous manquons d'argent. Les troupes n'ont pas été payées depuis un bon moment. Ça leur donne un certain poids.

Avec un soupir, la jeune femme se leva, alla jusqu'à la fenêtre et contempla un instant la rue déformée par les carreaux en culs de bouteilles verts.

— Quand on a besoin des gens et qu'on ne peut pas les payer, on les respecte un peu plus. Pour éviter des ennuis, le plus simple ne serait-il pas de passer l'éponge sur le coup de sang de mon époux et de rendre à nos amis leur capitaine ? La raison qui a poussé Arnaud à désobéir ne vous paraît-elle pas assez noble et assez respectable ? Que vous faut-il de plus ? Il a vengé son frère... et mon père !

Croyez-vous que le Connétable n'en ait pas conscience ? S'il n'y avait eu que lui, le sire de Montsalvy n'aurait jamais monté les escaliers de la Bertaudière ! Mais il y a l'armée, toujours difficile à tenir, il y a Paris qu'il faut impressionner... Enfin, il y a la veuve de Legoix qui, s'appuyant sur la parole du Connétable, réclame la tête du meurtrier de son époux !

— Quoi ?

Catherine se retourna tout d'une pièce. Elle était devenue si pâle que, dans ce vêtement noir, Tristan crut voir un spectre. Les traits crispés, les dents serrées, et les yeux démesurément ouverts, elle était effrayante et Tristan se précipita vers elle, craignant qu'elle ne tombât de toute sa hauteur sur les dalles de pierre. Il la saisit et elle ne fit pas un geste pour l'en empêcher, car tout son corps semblait tétanisé, mais elle le regarda avec une immense fureur.

— La tête d'Arnaud ! cria-t-elle. La tête d'un Montsalvy pour avoir abattu un boucher assassin ? Qui pourrait endurer pareille chose ?

Êtes-vous donc tous devenus fous ? Ou bien est-ce moi ? Peut-être... après tout ! Peut-être est-ce moi qui suis en train de le devenir !

Arnaud... mon Dieu ! Est-ce que je ne vais pas me réveiller de ce cauchemar ? Mais vous êtes fous ! Vous êtes tous fous ! fous à lier, à enchaîner !

Elle avait pris sa tête entre ses mains et la secouait comme si elle cherchait à en faire sortir la cause de sa souffrance. Des larmes avaient jailli de ses yeux et creusaient des rigoles dans les traces de poussière qui marquaient ses joues. Elle criait et pleurait tout à la fois en se débattant contre l'homme qui essayait de la maintenir. Ses nerfs soumis à trop rude épreuve et depuis trop longtemps cédaient, lâchant les rênes à la course affolée d'une véritable tempête.

Bérenger avait bondi. Épouvanté, il tentait d'aider Tristan à maîtriser la jeune femme sans trop savoir ce qu'il convenait de faire en pareil cas. Ses gestes gauches le rendaient maladroit et il gênait le prévôt plus qu'il ne l'aidait.

Maître Renaudot, attiré par le bruit, accourut tout effaré et armé d'une cuillère dégoutante de sauce. Mais il jugea la situation d'un coup d'œil.

L'eau, messire Prévôt ! conseilla-t-il. Il lui faut un grand pot d'eau fraîche en pleine figure ! Rien de meilleur !

Bérenger alors se rua sur un pichet vide, courut le remplir au tonneau posé dans un coin et, de toutes ses forces, en envoya le contenu au visage de sa maîtresse, en la suppliant mentalement de lui pardonner cette irrévérence.

Mais cris et sanglots s'arrêtèrent net. Suffoquée, Catherine regarda en silence chacun des trois hommes, ouvrit la bouche pour dire quelque chose sans parvenir à articuler le moindre son, puis ferma les yeux et se laissa aller contre l'épaule de Tristan, vidée de toutes forces.

Aussitôt, celui-ci l'enleva dans ses bras.

— Sa chambre est prête ? demanda-t-il.

Renaudot s'empressa :

— Bien sûr ! Par ici, messire... Je vous montre le chemin...

Un instant plus tard, Catherine était étendue sur la moelleuse courtepointe d'un lit assez doux. Ses yeux étaient clos, mais elle n'était pas évanouie. Elle sentait, elle entendait tout ce qui se passait autour d'elle, alors même qu'elle n'avait plus la moindre force pour manifester le plus petit signe de conscience. Même ses pensées s'étaient effilochées, diluées et elle avait l'impression de planer dans une atmosphère de brume miséricordieuse. Et puis, surtout, jamais elle ne s'était sentie si fatiguée !

Plantés chacun d'un côté du lit, Tristan et Bérenger la regardaient d'un air perplexe, ne sachant trop que faire. Le page releva les yeux, considéra son vis-à-vis et dit :

— Le voyage a été dur, messire ! Elle avait tellement hâte d'arriver qu'elle est allée au bout de ses forces, surtout après les angoisses du siège. Et maintenant, au lieu de la joie, du soulagement qu'elle espérait... il y a ce désastre. Qu'allez-vous faire pour elle ?

C'était à peine une question. Plutôt une espèce de mise en demeure et Tristan l'Hermite ne se trompa pas sur le ton agressif du page. Il haussa les épaules.

— La confier à l'épouse de l'aubergiste pour qu'elle la déshabille, la couche et veille sur elle. Il faut qu'elle dorme ! Et toi, mon garçon, tu ne ferais pas mal d'en faire autant : tes paupières tombent toutes seules. Moi, je vais voir le Connétable et lui raconter tout cela. Il a de l'amitié pour Dame Catherine : il acceptera certainement de la voir et de l'écouter. Elle seule peut quelque chose pour son mari.

— Est-ce que... Monseigneur est très irrité contre Messire Arnaud ?

Le visage de Tristan l'Hermite se durcit et un gros pli de souci se creusa entre ses sourcils blonds.

— Très ! avoua-t-il. Personne n'aime manquer aussi publiquement à sa parole et le Connétable n'est pas breton pour rien ! La dame de Montsalvy aura du mal à obtenir le pardon de l'imprudent...

— Mais enfin, s'écria le page prêt à pleurer lui aussi, il ne va tout de même pas faire exécuter le comte de Montsalvy pour si peu de chose ?

Tristan hésita puis, enveloppant le garçon d'un regard qui cherchait à jauger sa fermeté de caractère et ses possibilités d'encaissement, il déclara enfin :