Tous, en effet, respectaient et aimaient celui que l'armée, avec une brutalité nuancée de tendresse, appelait tout uniment « le Bâtard », comme s'il fût seul de son espèce, celui dont le nom réel était Jean d'Orléans et dont l'histoire se souviendrait sous celui de son comté de Dunois1. Mais, pour les femmes, dont il était grand amateur, c'était avant tout un homme plus séduisant que la plupart des autres, plein de charme, de vaillance et de gentillesse... Et, bien que ses armoiries quasi royales se brisassent d'une barre d'argent senestre2, le fils de Louis d'Orléans, l'assassiné de la poterne Barbette, et de la belle Mariette d'Enghien, avait rang de prince. En l'absence de son demi-frère, Charles, le duc en titre toujours retenu en geôle anglaise, c'était lui qui gouvernait la ville et les terres d'Orléans à la satisfaction de tous.
1 Note de l'auteur : C'est seulement en 1439 que le comté de Dunois fut attribué au Bâtard, mais je lui ai donné ce nom à l'avance pour plus de clarté.
2 La barre senestre, tracée de gauche à droite sur un écu, indiquait la bâtardise.
Catherine de Montsalvy, qui connaissait depuis longtemps le prestigieux frère d'armes de son époux, ne s'était jamais trompée sur la qualité du Bâtard et la révérence qu'elle lui offrit aurait satisfait le Roi en personne.
Dunois, cependant, s'avançait vers elle, se penchait pour lui prendre la main et l'aider à se relever puis, posant sur cette main un baiser plein de courtoisie :
— L'heure approche, Catherine, dit-il aussi simplement que s'ils s'étaient quittés la veille. Il nous faut aller si nous ne voulons pas être en retard.
Ainsi donc, c'était lui qui la conduirait jusqu'auprès du redoutable prince breton ? Rose de joie soudaine devant un appui qu'elle n'aurait pas osé demander, elle offrit au nouveau venu un regard brillant de gratitude.
— Vous me faites si grand honneur, Monseigneur, que je ne sais comment vous l'exprimer. Dites-moi seulement comment vous avez su mon arrivée ?
— De la même manière que ces messieurs : Tristan l'Hermite qui, je crois bien, a battu pour vous les tambours de la renommée. C'est un homme de devoir intransigeant, même quand ce devoir lui crève le cœur, mais c'est aussi un ami sûr. Quant à l'honneur, ma chère amie, il n'est pas si grand. Vous savez depuis longtemps que je considère Arnaud comme mon frère.
— Il n'empêche que votre appui me donne meilleur courage. Avec lui, je suis certaine...
— Ne vous illusionnez pas trop, Catherine. Depuis le drame de la Bastille, je n'ai cessé de plaider la cause de Montsalvy ! Et sans résultat jusqu'à présent ! Aussi est-ce à moi de considérer votre arrivée comme un don du Ciel, car votre beauté et votre grâce sont toujours souveraines et sauront peut-être amollir le cœur obstiné de notre chef ! Venez maintenant, il ne faut pas le faire attendre...
Levant bien haut la main qu'il n'avait pas lâchée et posant un poing sur sa hanche comme s'il menait Catherine à la danse, le Bâtard la conduisit vers la rue.
— Suivez-nous, messires ! jeta-t-il au passage.
Derrière eux, la troupe se reforma, compacte et serrée comme les pierres d'une muraille.
Entre l'auberge de l'Aigle et l'hôtel du Porc-épic dont la porte fortifiée s'ouvrait au flanc de l'ancien hôtel royal Saint-Pol, le chemin n'était pas long. Il suffisait de traverser la rue Saint-Antoine.
Depuis l'aube, le temps avait décidé de devenir superbe. Haut dans un ciel bien lavé, le soleil avait l'air tout neuf. Il était si brillant que même les petites flaques boueuses qui demeuraient au creux des gros pavés capétiens montraient des paillettes d'or. Dans la rue, assez large à cet endroit, les Parisiens déshabitués du beau temps faisaient leurs premiers pas, encore un peu convalescents, dans la cacophonie des petits métiers, criant leur marchandise, appelant les ménagères à l'eau, au bois ou à la moutarde.
Ce n'était pas encore le joyeux tohu-bohu d'autrefois, la rue encombrée de gens pressés : marchands en riches robes fourrées, moines besogneux, mendiants obstinés, nobles dames vacillant sur des patins de bois qui gardaient leurs robes de la poussière, ou ribaudes insolentes aux gorgerettes complaisantes. La misère alors y coudoyait le luxe sans qu'aucun des deux se sentît gêné. La rue d'aujourd'hui, cruellement nivelée durant tant d'années, s'essayait à revivre et battait des ailes pour juger de ses forces.
On regardait ce cortège étrange d'hommes de guerre roussis et cabossés, escortant un couple beau comme une peinture. Cela ressemblait à quelque défilé de noces insolites, mais on reconnaissait le Bâtard que l'on saluait déjà avec amitié et la beauté de sa compagne recueillait tous les suffrages. Des applaudissements, des vivats traçaient un sillage flatteur, mais Catherine n'entendait et ne voyait rien.
Quand on était arrivé au milieu de la rue Saint- Antoine, elle avait vu surgir les tours noires de la Bastille dominant comme une menace le désert de ruines encore orgueilleuses qui avaient été l'hôtel royal Saint- Pol. Son cœur, alors, s'était serré d'angoisse en évoquant son époux, enfoui au creux de ce gigantesque poing de pierre. Et la pensée lui était venue que tout, peut-être, allait recommencer, comme autrefois et au même endroit...
Elle se revoyait, gamine aux nattes trop raides, aux genoux trop gros, égarée au milieu d'émeutiers braillards dans l'une des chambres de ce palais désormais voué au silence, regardant avec des yeux incrédules un boucher souillé de sang arracher des mains d'une princesse en larmes un garçon beau comme un archange, mais voué au gibet. Sa vie était partie de cette minute-là. Parce que ses yeux de treize ans s'étaient posés sur le visage de Michel, tout son univers avait basculé dans la folie...
Et maintenant, pour le frère de cet archange assassiné, pour l'homme qu'elle avait aimé au-delà du possible, elle allait, dans une autre chambre d'une autre demeure, royale et voisine, implorer Arthur de Riche- mont comme, en ce tragique printemps de Paris, celle qui était alors la jeune duchesse de Guyenne avait imploré son propre père, l'implacable Jean sans Peur, de laisser vivre Michel de Montsalvy. Et la duchesse avait prié en vain... Catherine aurait-elle plus de chance ? Le précédent n'était guère encourageant...
En franchissant le seuil, blasonné d'un porc-épic couronné taillé dans la pierre, la jeune femme ne put retenir un frisson que perçut son compagnon. Il la regarda, inquiet :
— Avez-vous froid ? Vous tremblez, il me semble...
— Non, Monseigneur. Je n'ai pas froid. J'ai peur.
Vous ? Avoir peur ? Il fut un temps, Catherine, où vous ne craigniez ni la torture, ni même le gibet... vous y marchiez bien fièrement quand la Pucelle vous a sauvée...
— Parce que tout cela ne menaçait que moi. Mais je n'ai aucun courage quand il s'agit de qui j'aime. Et j'aime monseigneur Arnaud plus que moi-même, vous le savez bien.
— Je sais, approuva-t-il gravement. Et je sais aussi que cet amour est capable des plus difficiles exploits. Pourtant, rassurez-vous : ici, vous n'affronterez aucun ennemi, mais un prince qui vous veut du bien.
— C'est bien pour cela que j'ai si peur. Je craindrais moins le pire de mes ennemis qu'un ami offensé. Et puis, je n'aime pas cette maison : elle porte malheur.
Décontenancé par cette affirmation inattendue, le Bâtard ouvrit de grands yeux :
— Malheur ? Vous me la baillez belle ! Qu'entendez-vous par là ?
— Rien d'autre que ce que je dis. Je suis née tout près d'ici, monseigneur, et je sais que tous les propriétaires de cet hôtel sont morts tragiquement.
— Ah bah !
— Vous l'ignoriez ? Souvenez-vous : depuis Hughes Aubriot, qui le fit construire et qui mourut à Montfaucon, il y eut Jean de Montaigu, traîné sur la claie et pendu, Pierre de Giac, l'homme qui vendit sa main au Diable et que le Connétable fit coudre dans un sac et jeter à l'Auron après lui avoir tranché le poing, votre propre père, le duc Louis d'Orléans, qui lui donna son porc-épic, assassiné, le prince de Bavière, dont la mort fut suspecte, le duc Jean de Bourgogne, assassiné...
— Ciel ! Ne dites pas de telles choses ! Souvenez- vous que Richemont est breton, donc superstitieux. Et puis, cela ne menace que lui et vous n'êtes pas, que je sache, propriétaire de cette maison.
Non. Mais tant de drames laissent des traces... une atmosphère. Ce n'est pas ici la maison de la clémence. Le Bâtard tira son mouchoir et s'essuya le front en soupirant :
— Eh bien, ma chère, vous pouvez vous vanter de vous entendre comme personne à relever les courages. Je cherchais à vous réconforter et c'est vous qui me venez troubler avec des histoires de revenants... Ah ! Messire du Pan !
Le maître d'hôtel du Connétable s'approchait, en effet, au moment où Catherine et son compagnon allaient commencer à gravir l'escalier menant à la salle d'honneur. Dunois l'accueillit avec un visible soulagement.
— Voulez-vous, messire, nous annoncer, Madame et moi ? On dirait qu'il y a là-haut grande assemblée.
Des voix nombreuses se faisaient entendre et l'étage bourdonnait comme une ruche en été. Mais le maître d'hôtel s'inclinait en souriant :
— Trop grande assemblée, justement. Les ordres de Monseigneur sont que je conduise Madame au jardin où il s'est retiré avec ceux de son Conseil.
Catherine retint un soupir de soulagement. Elle avait craint que Richemont ne la contraignît à une explication publique, une espèce de lit de justice où, à cause de la grande foule, elle eût peut-être entendu sa condamnation sans réussir à s'expliquer.
Les bruits qui emplissaient l'hôtel le lui avaient fait redouter dès l'entrée. Aussi sourit-elle au sire du Pan qui, courtoisement, s'apprêtait à lui montrer le chemin. Mais les choses faillirent tourner mal quand il voulut séparer Catherine de son escorte et interdire l'entrée du jardin aux seigneurs arvernes.
— Monseigneur le Connétable souhaite entendre la comtesse de Montsalvy en petit comité, messires. Il a dit qu'il désirait que cette malheureuse affaire gardât, autant que faire se pourrait, les nuances d'une affaire de famille, à cause des liens étroits qui l'attachent à la maison de Montsalvy.
Amaury de Roquemaurel sortit du rang, fit un pas qui l'amena à dominer le maître d'hôtel de toute la tête.
— Nous sommes les frères d'armes d'Arnaud de Montsalvy, donc nous sommes la famille, sire maître d'hôtel. Aussi entrerons-nous !... que cela vous plaise ou non ! Justement, nous n'aimons guère la façon dont, à la Cour, se traitent les affaires de famille : Dame Catherine et nous ne formons qu'un seul cœur et elle peut avoir besoin de nous.
— Laissez-les entrer, du Pan ! intervint Dunois. Ils se tiendront au fond du verger et n'approcheront que si le besoin s'en fait sentir. Je le prends sur moi...
— Dans ce cas, je m'incline. Veuillez donc me suivre.
Le soleil inondait le jardin qui descendait en pente douce jusqu'à la Seine. C'était un endroit frais et charmant, un grand verger où, sous de vieux cerisiers que le printemps tardif couvrait de fleurs blanches, de grands tapis d'herbe nouvelle s'émaillaient de violettes, de primevères et d'anémones. Quelques bosquets de lilas bleu ménageaient, autour de longs bancs de pierre verdie, des retraites d'ombre douce entre les branches desquelles on pouvait voir briller l'eau paresseuse du fleuve.
Richemont attendait Catherine dans l'un de ses bosquets. Vêtu de velours gris foncé, sans aucun ornement, il se tenait assis sur le banc et causait avec quelques gentilshommes qui l'entouraient.
Outre Tristan l'Hermite qui, un peu à l'écart, contemplait avec une attention soutenue les évolutions d'un merle sautillant, il y avait là le chef bourguignon, Jean de Villiers de l'Isle Adam, et le nouveau Prévôt de Paris, messire Philippe de Ternant, l'autre maître de la ville, Michel de Lallier et l'un des plus fameux capitaines bretons, Jean de Rostrenen.
Tandis que les gens d'Auvergne demeuraient docilement à l'entrée du verger, Catherine, toujours guidée par Jean d'Orléans, s'avança vers le Connétable et, comme s'il eût été le Roi lui-même, plia le genou devant lui.
A son approche, la conversation avait cessé. Et, bien qu'elle gardât la tête modestement baissée, la jeune femme eut conscience des regards fixés sur elle. Il y eut un instant de silence, vite peuplé par le trille joyeux et parfaitement incongru à un moment si solennel d'un oiseau sur une branche. Puis, ce fut la voix rauque et maussade du Connétable :
— Vous voici donc, Madame de Montsalvy ? Je ne vous attendais guère et, pour être tout à fait franc, votre visite ne me cause aucun plaisir. J'ajouterai que c'est bien la première fois.
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