— À toutes les récompenses, Monseigneur, et à toute notre gratitude ! Grâce à vous, j'aurai enfin retrouvé la paix, le bonheur, la quiétude de l'âme et du cœur...
— Mais vous ne les retrouverez vraiment que lorsque votre époux apparaîtra ! fit le Connétable en constatant que Catherine fouillait déjà des yeux les profondeurs du jardin, guettant l'apparition d'une grande silhouette familière.
Elle lui sourit, un peu confuse.
— C'est vrai ! J'ai hâte de le voir.
— Prenez patience ! Il sera là dans un instant.
Un instant plus tard, en effet, Rostrenen reparaissait mais seul et donnant de tels signes d'agitation que, tandis qu'il traversait le verger en courant, Catherine se leva machinalement, saisie d'un funeste pressentiment.
Non moins machinalement, Richemont l'imita, étonné de la voir tout à coup si pâle.
— Eh bien, Montsalvy ? jeta-t-il avec irritation.
— Enfui... Évadé ! jeta Rostrenen hors d'haleine d'avoir couru depuis la Bastille. Un moine inconnu l'a aidé... et ils ont tué cinq hommes !
Le jardin fleuri, le gai soleil printanier s'engloutirent pour Catherine dans le flot sombre du désespoir. La douleur qu'elle éprouva fut presque physique et lui coupa le souffle. Elle ferma les yeux, souhaitant éperdument mourir dans la minute suivante, mais le Ciel ne lui accorda même pas la miséricorde d'un évanouissement. Il lui fallait subir jusqu'au bout...
CHAPITRE VIII
"Chazay à la rescousse!"
Enfermée dans sa chambre d'auberge et la tête enfouie dans ses bras repliés, Catherine pleurait depuis une grande heure, sans bien savoir si elle existait encore. Le coup qu'elle avait reçu dans le jardin de l'hôtel du Porc-épic, suivant de si près un merveilleux sentiment de délivrance, l'avait assommée et, depuis que Tristan l'Hermite l'avait ramenée précipitamment à l'Aigle en lui enjoignant de ne pas bouger et d'attendre les nouvelles qu'il lui rapporterait, elle se sentait comme morte, sans réactions, sans plus de perception aux choses extérieures, sans plus rien de vivant en elle qu'une petite pensée tenace et lancinante, cruelle comme une aiguille fouillant une blessure : « Tout est perdu... tout est perdu !... »
Ces mots dansaient dans sa tête un épuisant ballet, croisant et décroisant leurs spirales jusqu'à perdre à peu près toute signification.
Mais elle trouvait, à les ressasser, une espèce d'amer plaisir.
Comme un animal blessé qui cherche seulement le refuge de sa tanière, elle avait refusé l'invitation du Bâtard qui, ému de sa détresse, lui offrait l'hospitalité du palais des Tournelles afin qu'elle se sentît moins seule.
Mais ne fallait-il pas qu'elle reprît l'habitude d'être seule ? Après sa folle évasion qui avait coûté plusieurs vies humaines, Arnaud ne serait plus qu'un proscrit, mis au ban de la noblesse et pourchassé autant qu'il serait possible dans un royaume encore ravagé par la guerre et l'anarchie.
Qu'allait-il advenir, alors, de sa femme, de ses enfants si, pour punir le coupable, Richemont obtenait du Roi qu'on leur ôtât leur seigneurie pour l'offrir à un autre, ou, simplement, qu'on oubliât de la reprendre aux Apchier ? Où iraient-ils chercher refuge quand les armes du loup du Gévaudan leur interdiraient l'accès de Montsalvy ?
Au fond de son chagrin, Catherine croyait entendre encore la voix du Connétable, si affectueuse l'instant précédent et redevenue tout à coup si froide, si lourde de menaces :
— L'imbécile ! Quelle folie a pu le pousser à créer ainsi l'irréparable ? Des hommes sont morts, des hommes qui étaient nôtres.
Même si je le voulais, je ne pourrais plus rien, maintenant, que faire donner la chasse à cet insensé et le ramener mort ou vif.
Mort ou vif ! Les mots terribles avaient frappé comme des glaives, si durement que Catherine, épuisée par l'effort qu'elle venait de fournir, n'avait pu trouver ni une parole, ni même une pensée excusant Arnaud si peu que ce soit.
Et, sans Dunois, sans Tristan, elle fût peut-être morte en ce jardin, simplement parce qu'elle n'avait même plus le courage de respirer encore.
Mais les deux hommes l'avaient soutenue, ramenée doucement chez elle, confiée à Maîtresse Renaudot qui l'avait aidée à gagner sa chambre et voulait la déshabiller et la coucher.
Mais Catherine ne voulait plus rien, ni personne. Elle voulait être seule, seule avec cette espèce de malédiction qui pesait sur sa vie et qui, depuis toujours, interposait la guerre et la violence des hommes chaque fois qu'elle pensait avoir enfin atteint le bonheur.
Une main lui releva doucement la tête, tandis qu'une fumée chaude et odorante atteignait ses narines.
— Buvez cela, pauvre dame ! fit la voix amicale de l'hôtesse, cela vous fera du bien.
Catherine voulut refuser, mais elle n'avait plus de force et, déjà, le hanap était contre ses lèvres et le goût du vin chaud, bien sucré et additionné de cannelle, coulait sur sa langue. Elle n'y résista pas, prit le récipient à deux mains et sans même ouvrir les yeux se mit à boire à petits coups prudents, car le liquide était brûlant.
— Doux Jésus ! gémit Dame Renaudot en face du visage ravagé que la jeune femme venait de découvrir, si c'est permis de se mettre dans des états pareils !...
Avec sa discrétion naturelle de brave femme habituée à des clients de toute sorte, elle ne posait pas de questions mais s'affairait avec une légèreté étonnante pour le volume de sa personne, cherchant de l'eau fraîche, du linge fin et en bassinant avec une espèce de tendresse la figure gonflée de sa cliente.
Les yeux clos, Catherine se laissait faire maintenant et continuait à absorber son vin en imaginant que c'était Sara qui lui prodiguait ainsi les soins maternels dont elle avait tellement besoin.
Jamais elle n'avait éprouvé cette effrayante impression d'abandon.
Tout s'était englouti d'un seul coup. Elle était seule au creux d'un univers hostile qui ne lui offrait plus ni refuge ni rémission. 11 n'y avait plus de vrai que cette flamme odorante qui coulait dans sa gorge, chaude et amicale, réveillant jusqu'aux entrailles son corps transi.
Quand elle eut vidé le hanap, elle entrouvrit les yeux, considéra maîtresse Renaudot d'un air navré et réclama :
— Encore !
— Encore ? s'étonna la bonne dame. Vous n'avez pas peur que ce soit trop ? La tête tourne vite avec ce vin-là.
— C'est justement ce que je désire : qu'elle tourne... et le plus vite possible... pour que j'en arrive à ne plus savoir du tout qui je suis !...
— Vous ne voulez plus savoir qui vous êtes ? Pourquoi ?... Est-ce que cela vous pèse tellement ?
— Beaucoup ! approuva Catherine gravement. Moi, j'ai eu trois noms ! Quand on n'en a plus du tout, on doit se sentir beaucoup mieux... Allez me chercher de ce vin ! Il est très bon !
La rasade qu'elle avait avalée faisait éclater dans son estomac vide une espèce de feu d'artifice qui lui procurait une ivresse légère.
Tandis que son hôtesse disparaissait à regret pour chercher ce qu'elle lui avait demandé, elle ouvrit tout à fait les yeux, regarda autour d'elle. Une sorte de brouillard devait être entré dans la chambre, estompant les murs blanchis à la chaux, la grosse charpente brune et noueuse, les petits carreaux verdâtres de la fenêtre et le lit habillé de rouge vif qui, dans son coin, avait l'air d'une énorme fraise mûre, rassurante et douillette.
Catherine eut envie, tout à coup, de s'y blottir, de s'enfoncer dans les profondeurs moelleuses de ses couettes. Le lit c'était encore ce qu'on avait trouvé de mieux sur la terre pour qui souffrait dans son corps ou dans son cœur. On pouvait, tout à loisir, y suer de fièvre ou y gémir de douleur, y délirer de joie ou de maladie, y oublier dans le sommeil le monde, la guerre, l'injustice et la folie des hommes, y mettre au monde les enfants préparés dans son ombre protectrice, y faire l'amour...
Parvenue à ce stade de la songerie nuageuse que lui valaient sa lassitude et le vin conjugués, Catherine éclata de nouveau en sanglots convulsifs et alla s'enfouir dans les courtepointes qui la tentaient si fort pour y pleurer tout à son aise.
L'amour !... pour elle, s'écrivait Arnaud ! Cela commençait par la même majuscule... mais cela s'achevait tellement plus mal. Et pourquoi donc fallait-il qu'il n'y eût au monde que cet homme égoïste, violent et jaloux pour incarner l'amour aux yeux de Catherine ? Elle avait tant souffert de lui, déjà ! De sa haine et de son mépris quand il ne voyait en elle, justement, que l'une de ces Legoix qu'il haïssait ; de son orgueil allant jusqu'à la plus cruelle abnégation quand, se croyant atteint de la lèpre, il lui avait refusé le bonheur de se confondre avec lui dans l'horreur et dans la mort peut- être, mais aussi dans un bonheur terrible et purifié ; de sa sensualité violente quand, à Grenade, elle l'avait retrouvé dans les bras de la dangereuse et trop belle Zobeïda ; de son goût des batailles et du sang versé enfin pour l'assouvissement duquel il l'avait encore quittée après tant de promesses, pour courir les aventures viriles qu'il aimait plus que tout au monde. Et maintenant encore, avait-il pensé à elle, sa femme, qui durant des années l'avait suivi, cherché jusqu'au bout du monde et jusqu'au bout d'elle-même ? Y avait-il pensé, même un instant, quand, au mépris des ordres donnés, il n'avait écouté que sa vengeance ? Y avait-il pensé à la Bastille, durant ces dernières heures quand, au lieu d'attendre un jugement que l'amitié de ses frères d'armes aurait sans doute rendu plus clément, il se vouait lui-même à la proscription et s'enfuyait, sans même peser les conséquences et sans hésiter à laisser derrière lui une trace sanglante ?
Où donc, après Orléans assiégée, après les basses- fosses de Sully, après les pièges fleuris d'Al Hamra, faudrait-il maintenant aller le chercher ? Dans quelque grotte inaccessible au flanc des volcans d'Auvergne, ou sur l'échafaud tendu de drap noir ?
Mais cette minute même où, engloutie dans son désespoir et sa lassitude, Catherine repoussait, avec le peu de forces qui lui restaient, l'idée de poursuivre sa quête éternelle et exténuante, elle savait déjà que, dans un jour, dans une heure ou dans un instant, elle se traînerait hors de ce lit pour repartir en avant, toujours plus loin et toujours plus profond à la poursuite de son mirage familier jusqu'à ce qu'elle s'abatte pour ne plus se relever, parce que, tant qu'il lui resterait un souffle de vie, elle chercherait, elle appellerait le cœur d'Arnaud, les mains d'Arnaud, le corps d'Arnaud et que, pour une seule nuit d'amour, elle était encore prête à jouer sa vie à qui perd gagne !
Quand Tristan l'Hermite revint quelques instants plus tard, il trouva l'hôtesse debout au milieu de la chambre, un pot fumant à la main et contemplant avec stupeur le lit bouleversé, chaos rouge d'où émergeaient ici et là un flot de velours noir ourlé d'hermine, un bout de dentelle blanche et une longue tresse blonde dénouée.
Il tourna vers maîtresse Renaudot un regard interrogateur :
— Que lui apportez-vous là ?
— Du vin chaud à la cannelle ! Je lui en avais apporté un hanap pour la remettre et elle l'a bu tout entier... Mais... elle m'a prié de lui en apporter d'autre et je me demande si cela ne risque pas de la rendre malade.
— Je comprends ! Donnez-moi ça et disparaissez. Ah ! J'oubliais !
Tout à l'heure, les chevaliers d'Auvergne, qui sont déjà venus ce matin, vont revenir. Faites- les attendre un instant et venez me prévenir.
Quand elle eut refermé la porte, Tristan commença par avaler la moitié du hanap en contemplant d'un œil perplexe le lit d'où montaient encore quelques hoquets gémissants.
Puis, jugeant que Catherine avait eu suffisamment le temps de s'étendre sur son malheur et que, dans son cas, la manière forte serait encore la plus efficace, il reposa le pot sur la table, marcha vers le lit, y plongea les bras et en sortit une Catherine dépeignée et doublement rouge, à la fois d'avoir pleuré et de la cochenille de la courtepointe que les larmes avaient fait déteindre sur sa joue. Le large décolleté de sa robe avait glissé et découvrait, jusqu'à la douce ombre de l'aisselle, une épaule dorée et un sein si impertinent que le Prévôt, soudain aussi rouge que la jeune femme, se hâta de le recouvrir. Ce n'était vraiment pas le moment de se laisser induire en tentation par cette diablesse aux yeux violets qui, même échevelée, même barbouillée comme une gamine tombée dans les confitures, trouvait encore le moyen de faire battre le sang beaucoup trop vite.
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