Cependant, elle le regardait d'un air à la fois malheureux et offensé, puis demandait, tendant vers le hanap une main incertaine :

— Donnez-moi à boire, ami Tristan !

— Vous avez bien assez bu comme ça. Regardez- vous : vous êtes plus qu'à moitié ivre !

— Peut-être !... Et tant mieux ! Il me semble que je suis moins malheureuse. Le vin m'a fait du bien. Grâce à lui on oublie un peu...

Donnez-moi encore du vin, ami Tristan !

— Non !

Puis, comme il voyait s'abaisser les coins de sa bouche, il dit, plus doucement, craignant qu'elle ne se remît à pleurer :

— Que souhaitez-vous si fort oublier, Catherine, et pourquoi ?...

Ce n'est pas tout à fait l'heure, pourtant... Ne savez-vous pas que votre époux a plus que jamais besoin de vous ?

Elle secoua violemment sa tête comme si elle luttait contre la tempête et les longues mèches échappées de ses tresses dansèrent et se tordirent autour d'elle comme des lianes d'or.

Arnaud a toujours besoin de moi, s'écria-t-elle, toujours ! Mais jamais personne ne songe à se demander si moi je n'ai pas besoin d'Arnaud.

Je suis son bien, son repos et sa récréation, la maîtresse de sa maison et sa première vassale, sa maîtresse et sa servante, et tout le monde trouve normal, équitable et juste que j'accomplisse sans faiblir toutes ces tâches. Sans faiblir... et sans avoir jamais envie de jouer un autre rôle, unique, celui de la femme aimée. Pourquoi ne puis-je jamais prendre, mais toujours être prise ? Il m'a emprisonnée, Arnaud, rivée à lui avec son nom, sa terre, ses enfants... ses caresses ! Je suis "sa" femme... au point qu'à certains moments, tels que celui-ci, il m'oublie complètement pour n'écouter que sa folie égoïste ! Que venez-vous alors me dire qu'il est "mon" époux ? Il est celui de la guerre, un point c'est tout...

Subitement, elle s'abattit sur la poitrine de Tristan, glissa ses bras autour de son cou en se dressant sur la pointe des pieds et se serra contre lui.

— C'est un esclavage qu'un tel amour, ami Tristan, et le pire de tous. Il y a des moments où je voudrais tellement, tellement le briser, m'en libérer. Ne voulez- vous pas m'aider ?

L'impassible Flamand se sentit frémir. Il s'était attendu à trouver une femme effondrée, réduite par la douleur à l'état de loque humaine, mais certes pas cette Catherine plus qu'à demi ivre de vin et de colère, exhalant pêle-mêle sa rancune, sa colère et son besoin d'amour dans un désordre vestimentaire qui lui donnait le vertige.

Troublé par le parfum de féminité dont elle l'enveloppait et furieux de sentir sa propre chair s'émouvoir plus que de raison au contact de ce corps trop doux, il essaya de l'écarter de lui, mais elle se cramponna plus farouchement que jamais à son cou...

Au supplice, il chuchota, la voix enrouée :

— Catherine, vous divaguez ! Le temps presse !

— Tans pis ! Je ne veux plus savoir, je ne veux plus lutter... je ne veux plus être un chef de guerre. Je veux être une femme... rien qu'une femme... et je veux qu'on m'aime.

— Catherine, revenez à vous ! Lâchez-moi...

— Non ! Je sais que vous m'aimez... depuis longtemps, et j'en ai assez d'être seule ! J'ai besoin que l'on s'occupe de moi, que l'on vive pour moi, avec moi. Qu'ai-je à faire d'un homme qui ne songe qu'à tuer ou à se faire tuer au nom de la gloire ?

Ce que vous en avez à faire ? Pour le moment, vous avez à essayer de le sauver du pire en vous en sauvant vous-même, à conserver un père à ses enfants et, à vous-même... le seul maître que vous admettrez jamais ! Quant à moi, Catherine, vous vous trompez en essayant de me tenter. Je vous aime, c'est vrai, mais je suis fait du même bois que Montsalvy, je suis comme lui ! Pire peut-être car moi je rêve de puissance ! Revenez à vous et à lui ! Que croyez-vous qu'il penserait s'il pouvait vous voir en ce moment ? Que vous vous comportez en grande dame ?

Elle renversa la tête, lui offrit ses yeux noyés de brume et sa bouche humide, entrouverte sur ses petites dents brillantes.

— Je ne suis pas une grande dame, murmura-t-elle en s'étirant contre lui comme une chatte, je suis une fille du Pont-au-Change...

Une fille toute simple comme tu es un homme tout simple, Tristan !

Nous ne sommes pas nés sur les sommets, nous autres ! Alors, pourquoi ne pas nous aimer un peu ? Peut-être que tu parviendras à me faire oublier mon impitoyable seigneur...

Le souffle court et le cœur battant comme un bourdon de cathédrale, Tristan sentit qu'un instant de plus dans cette intolérable situation le perdrait, qu'il en arrivait au point où il ne lui serait plus possible de revenir en arrière s'il ne dominait pas le désir furieux qu'il avait d'elle.

Elle lui faisait jouer le rôle grotesque d'un Joseph sourcilleux et encombré de préjugés en face d'une adorable Putiphar qui, d'ailleurs, n'avait même pas conscience de sa naïve dépravation.

Quelques secondes encore, peut-être, et il arracherait cette robe en désordre qui livrait à ses yeux tant de choses fascinantes, il jetterait Catherine sur le lit pour y trouver le secret de sa féminité et y oublier jusqu'à son honneur d'homme, profitant d'un moment d'aberration passagère que l'on regretterait ensuite. Mais l'endurance de Tantale avait tout de même ses limites et Tristan sentit qu'il allait sombrer... délicieusement.

Un grattement discret contre le bois de la porte le sauva juste à temps. La sueur trempait son front, collait ses cheveux et il frissonnait comme s'il avait une grosse fièvre.

D'un effort désespéré, il força brutalement les bras noués à son cou à le libérer.

— En voilà assez ! gronda-t-il. Vous n'entendez pas qu'on frappe ?

On faisait mieux que frapper. À travers la porte, la voix feutrée de maîtresse Renaudot l'informait que les chevaliers d'Auvergne attendaient en bas et qu'ils étaient pressés.

Alors, sans plus rien vouloir écouter des protestations de Catherine, Tristan courut vers la cruche d'eau, emplit une cuvette et se mit, à l'aide d'une serviette, à en asperger le visage et le cou de Catherine tout en criant à l'hôtesse :

— Donnez-leur à boire votre meilleur vin et faites- les patienter encore un instant ! Madame avait perdu conscience. Je la ranime !

— Vous n'avez pas besoin d'aide ?

— Non. Ça ira très bien.

Tout en parlant, le Flamand s'improvisait camériste. Serrant les dents, mais avec une habileté dont personne ne l'eût cru capable, il rajustait la robe de Catherine, la secouait pour la défroisser et s'attaquait à la chevelure, la peigna avec une vigueur qui lui attira les protestations de sa victime. Rapidement, il refit les nattes, les roula sur les oreilles et, saisissant le voile détaché du hennin depuis longtemps tombé à terre, en enveloppa les épaules, la tête et le cou de la jeune femme.

Puis, la tenant à bout de bras, il déclara :

— Voilà qui est mieux ! Vous êtes tout à fait présentable.

Hormis les plaintes qu'il lui avait arrachées, Catherine s'était laissé faire sans plus réagir qu'une poupée de son, mais, à mesure que Tristan la soignait, son regard perdait peu à peu l'espèce de brume trouble qui l'avait envahi pour retrouver toute sa netteté. L'ivresse, à vrai dire légère, se dissipait pour laisser place à une gêne profonde qui ressemblait beaucoup à de la honte.

Elle avait conscience maintenant de s'être conduite beaucoup plus comme une fille avide d'amour que comme une honnête femme dont le mari court les routes et les dangers. Mais elle avait trop de franchise pour ne pas reconnaître ses torts et, comme son compagnon l'entraînait vers la porte, elle résista :

— Non, ami Tristan, je ne veux pas encore descendre... pas sans vous avoir dit... que j'ai honte de moi ! Le vin... la colère... J'avais perdu la tête, je crois. Et je n'ose pas imaginer ce que vous pouvez penser de moi à cette heure.

Il se mit à rire, la prit aux épaules et, fraternellement, l'embrassa sur le front.

— Je pense que vous n'avez aucune raison d'avoir honte... et que vous avez dit, sans vous en douter, de grandes vérités, mon cœur.

C'est vrai que je vous aime... et depuis longtemps ! Depuis Amboise, je crois bien. Et si vous voulez tout savoir, si dame Renaudot n'était venue frapper, je crois bien qu'à cette minute je serais en train de vous demander pardon ! Maintenant... il faut oublier tout ceci. Rien ne s'est passé... et nous sommes amis comme devant ! Venez ! Il faut les rejoindre car, en vérité, le temps presse et nous avons des décisions à prendre.

Dans la salle de l'auberge, momentanément interdite aux clients habituels par un barrage de soldats, Tristan l'Hermite fit, devant le cercle sombre des chevaliers, le récit de l'enquête rapide qu'il avait menée à la Bastille.

Cela tenait en peu de mots : approximativement à l'heure où Catherine se rendait avec Jean d'Orléans à l'hôtel du Porc-épic, un cordelier s'était présenté à la Bastille avec un ordre signé et scellé aux armes de messire Jacques du Chastellier, évêque de Paris, qui lui donnait accès auprès du prisonnier nommé Arnaud de Montsalvy, dont il était le confesseur et dont il souhaitait préparer l'âme à une repentance chrétienne de ses fautes. On avait donc introduit le moine dans la tour de la Bertaudière où Arnaud se morfondait et l'on avait refermé la porte sur les deux hommes.

Au bout de quelques minutes, les cris du moine avaient attiré le geôlier qui, persuadé que le prisonnier étranglait le saint homme, s'était rué à son secours. Il avait ouvert la porte... et était tombé aussitôt frappé d'un coup de dague en plein cœur. Alertés par le bruit, deux gardes étaient accourus et avaient été abattus aussitôt à coups d'épée car, apparemment, sous sa robe, le moine transportait un véritable arsenal, en plus d'un second froc dont Arnaud s'était revêtu.

Ainsi accoutrés, les fugitifs atteignirent la cour, puis le corps de garde où deux hommes veillaient à la poterne. C'étaient des archers appartenant à la troupe du Bâtard d'Orléans et ils connaissaient parfaitement le sire de Montsalvy. Un faux mouvement, à la minute où il allait mettre le pied sur le pont dormant, avait fait glisser le capuchon d'Arnaud et découvert son visage. Aussitôt reconnu, il avait frappé. Le cri poussé par les gardes avait été le dernier : en quelques secondes, ils étaient massacrés et les deux hommes, sautant sur des chevaux qui attendaient, tenus en bride par une troupe composée de trois ou quatre hommes, disparaissaient dans un nuage de poussière en direction du village de Charonne...

— Mais enfin, s'écria Catherine quand Tristan eut achevé son rapport, ce moine, porteur d'un ordre de l'évêque, qui peut-il être ?

Quelqu'un l'a-t-il vu ?

— Ceux qui l'ont vu de près n'ont plus de voix pour le décrire, fit Tristan sombrement. Mais les archers qui veillent aux créneaux et qui ont assisté de là-haut à la fuite des deux hommes prétendent qu'il s'agit d'un garçon blond, d'une vingtaine d'années, et que les hommes qui l'attendaient au-dehors n'avaient sur eux aucun signe distinctif.

— C'est maigre comme description, grogna Renaud de Roquemaurel. On ne sait rien de plus ?

Tristan appuya sur Catherine un regard empli de pitié et déclara, d'une voix presque basse :

— Si, on sait quelque chose de plus ! Le rôtisseur de la porte Saint-Antoine, qui plumait ses oies devant sa porte, a vu les cavaliers lui filer presque sous le nez. Il a entendu l'un des deux faux moines crier à l'autre : "Par ici, Gonnet ! la route est libre..."

Un silence de mort tomba, mais ne dura qu'un instant.

— Gonnet ! balbutia Catherine atterrée. Gonnet d'Apchier ! Il est arrivé !... et il a réussi ! Mon Dieu, Arnaud est perdu!

Le poing énorme de Renaud s'abattit sur la table renversant les gobelets qui sautèrent.

— Pourquoi perdu ? Et qu'a réussi ce failli chien bâtard ?

— Je vais vous le dire.

En face de cet auditoire frémissant, Catherine fit, d'une voix lasse, le récit rapide mais précis de ce qui s'était passé sous les murs de Montsalvy et de la déshonorante mission dont s'était chargé le bâtard d'Apchier.

— J'ai cru follement, soupira-t-elle en conclusion, que j'avais réussi à le gagner de vitesse. J'espérais qu'il se serait attardé quelques jours à Saint-Pourçain auprès du Castillan, mais je me trompais. Il était déjà là ! Il savait bien avant moi ce qui s'était passé et il préparait déjà ses batteries, tendant le piège trop facile que la folie d'Arnaud mettait à sa portée... et qui n'a que trop bien réussi ! Mais quant à savoir comment il a pu parvenir à l'entraîner à sa suite, comment il s'est procuré cet ordre, sans doute falsifié, de l'évêque ?...