— A condition que le Roi nous laisse nos biens.
— Ce qui est placé chez moi n'a rien à voir avec le Roi. À moins qu'il ne m'arrête moi-même et ne saisisse mes propres biens. Voilà, justement, à quoi est bon le commerçant que dédaigne tellement la noblesse : n'auriez-vous plus une seule acre de terre, plus un seul paysan, que vous seriez encore riche. C'est ça, le crédit ! Maintenant, mettez ces perles dans ce petit sac de peau et rangez-les dans votre aumônière.
Il essayait de les lui mettre de force dans la main, mais elle refusa encore. Du coup, la colère fit gonfler les veines aux tempes du négociant.
— Mais enfin pourquoi ? Vous m'offensez, Catherine.
— Ne le prenez pas ainsi. Je pense seulement que vos perles seront mieux employées ailleurs... et même me seront plus utiles !
— Ailleurs ? Où donc ?
— Au cou de cette jolie fille que le Roi aime... de cette Agnès Soreau... ou Sorel dont vous m'avez dit qu'elle était de vos amies.
En effet, lorsque Catherine avait rapporté à Jacques son entrevue avec Charles VII et la façon dont elle s'était terminée, le négociant s'était contenté de rire. Puis il avait dit :
— Vous vous trompez sur elle, Catherine. C'est une bonne fille.
Elle fait seulement un peu trop de zèle !
Blessée de constater cette indulgence chez un homme en qui elle espérait trouver le reflet exact de ses sentiments, Catherine n'avait pas insisté, pensant à part elle, non sans un peu de peine, que Jacques peut-être, comme le roi Charles, s'était laissé prendre à ce charme nouveau. Jamais depuis ce moment elle n'avait prononcé de nouveau le nom de la favorite.
Cette fois, elle le fit intentionnellement et, fermant à demi les paupières, elle en observa l'effet sur Jacques. Mais il ne parut ni gêné, ni même mal à l'aise. Simplement, il n'eut pas l'air de comprendre. Et d'ailleurs, il le dit :
— Qu'est-ce qui vous prend ? Je n'ai pas eu l'impression, l'autre jour, que vous portiez Agnès dans votre cœur. Et voilà que, maintenant, vous voulez que je lui donne vos perles ? J'avoue que cela me dépasse.
— C'est simple, pourtant. Vous dites vrai quand vous affirmez que je ne l'aime pas. Mais je pense qu'étant donné l'influence qu'elle a sur le Roi un présent de cette valeur pourrait l'inciter à...
— ...plaider la cause de votre époux et vous obtenir ces lettres de rémission qui vous tiennent si fort à cœur ?
— Avec quelque raison, il me semble ! s'écria Catherine avec une involontaire hauteur.
— Ne montez pas sur vos grands chevaux. C'est bien cela, n'est-ce pas ?
— C'est bien cela ! Donnez-lui ces perles... et faites-lui savoir quel prix j'y attache... nous y attachons veux-je dire, puisque, encore une fois, elle est votre amie et pas la mienne.
Jacques ouvrit la bouche pour riposter, mais se ravisa. Se contentant de sourire, il prit Catherine par la main, la mena vers une bancelle garnie de coussins rouges disposés auprès de la fenêtre ouverte, l'y fit asseoir puis, revenant vers la table, remplit deux gobelets de vin de Malvoisie, en offrit un à la jeune femme qui le regardait faire, un peu interdite, puis, tirant à lui un tabouret, il s'installa en face d'elle, de façon à pouvoir la tenir sous son regard souriant.
— Tirons au clair une bonne fois pour toutes l'affaire Agnès !
Vous n'y comprenez rien. Vous pataugez là- dedans comme dans un marais sans fin.
— Y a-t-il quelque chose à comprendre en dehors de la passion soudaine du Roi pour cette jouvencelle ?
— Il y a beaucoup à comprendre. L'autre jour, vous m'avez mentionné avec quelque dépit, vous l'admettrez, les paroles du Dauphin faisant grief à sa grand-mère de s'être « entichée »... c'est bien le mot ?... d'Agnès Sorel. De même vous avez paru surprise, plutôt désagréablement, de constater que j'entretenais avec cette femme des relations amicales, sans plus, d'ailleurs. Mais ce que ni vous, ni le Dauphin qui est jeune pour ces subtilités, ne pouvez comprendre, c'est qu'Agnès, comme moi- même, comme le Connétable et comme jadis la sainte fille de Lorraine, nous ne sommes que des pièces sur l'échiquier de la reine Yolande. Elle nous a pris dans sa main et nous permet d'accomplir notre mission parce qu'elle nous croit utiles pour le royaume.
— Comment osez-vous comparer Jeanne et Richemont... et vous-même à cette fille qui n'a d'autre peine qu'à sourire, et ouvrir son lit au Roi ? D'ailleurs, Jeanne n'est venue de personne... que de Dieu !
Certes ! Et je serai le dernier à le contester. Mais, Catherine, avez-vous jamais réfléchi à cette étrange venue jusqu'au Roi d'une simple fille de paysan ? Pourquoi, au lieu de la renvoyer à ses moutons avec un seau d'eau sur la tête pour la calmer, Robert de Baudricourt lui a-t-il donné... après bien des hésitations, il est vrai, un cheval, une escorte ?... Aucun capitaine n'aurait à ce point pris le risque du ridicule s'il n'en avait reçu l'ordre supérieur. Eh bien, l'ordre est venu de Yolande ! C'est elle qui, sentant l'aide immense que pouvait lui amener cette fille, peut-être inspirée, a aplani le chemin qui, des confins de la Lorraine, menait jusqu'à Chinon, jusqu'au Roi, certes, mais aussi jusqu'à elle, Yolande, qui voulait juger en connaissance de cause.
Vous savez la suite... Le Roi, ma chère, comme tous les mal-aimés, a toujours eu besoin de favoris. On les lui a tués les uns après les autres, avec raison car ils étaient plus néfastes les uns que les autres. Seul La Trémoille, qu'il regrettait toujours amèrement, vit encore. La reine Yolande était inquiète, elle ne savait plus comment arracher Charles à ses regrets quand, l'an passé, la duchesse de Lorraine est venue à la Cour avec sa suite, dont était Agnès.
» L'effet véritablement foudroyant que cette enfant a produit sur le Roi a été pour Yolande une révélation et un trait de lumière : une favorite, surtout génératrice d'un grand amour, pouvait arracher le Roi à ses regrets et, peut-être, à sa mollesse. Mais il fallait que cette favorite fût sa créature, à elle, Yolande. Alors, elle a pris cette petite fille, l'a gardée auprès d'elle quand Madame Isabelle est partie pour Naples. Elle connaissait de longue date sa famille et son caractère.
Elle l'a vêtue, parée, endoctrinée. Agnès est douce, point sotte, douée d'un heureux caractère et elle s'est mise à adorer sa protectrice qui n'a eu aucune peine à la façonner avant de mettre enfin, dans les bras de son gendre, un être parfaitement au point qui, tout en dispensant à Charles les délices d'un corps parfait, lui souffle, entre deux baisers, les idées et les conseils de la Reine. Vous avez trouvé Charles changé, n'est-ce pas ?
— Je l'avoue. Au point de m'être demandé, un moment, si c'était là le même homme...
— C'est l'œuvre d'Agnès et de la reine Yolande. Et il a suffi de bien peu de chose, figurez-vous, pour obtenir ce résultat incroyable.
Un soir, Agnès, en badinant, a dit qu'une devineresse lui avait prédit l'amour du plus grand roi du monde. "Il faudra, a-t-elle dit alors, que j'aille en Angleterre et me fasse présenter au Roi. Car le plus grand roi du monde ne peut être vous, Sire, qui restez à ne rien faire, tandis que l'Anglais vous arrache votre héritage !"
» Cette toute petite phrase a fait sur Charles l'effet d'un révulsif. Le résultat, vous l'avez vu ; et maintenant, je ne crois pas exagérer en affirmant qu'Agnès s'apprête à continuer, à sa manière et avec ses armes à elle, le miracle de Jeanne. Elle fait du Roi un autre homme et c'est tout ce que voulait Yolande.
Soit ! soupira Catherine. C'est d'une moralité un peu étrange, cette histoire, car Madame Yolande me paraît faire vraiment bon marché de sa fille, la reine Marie...
— Allons ! Vous savez bien que, ce miracle, la reine Marie ne le pouvait accomplir. Le Roi l'aime bien. Il lui fait un enfant régulièrement, mais en dehors de cela, je suppose que vous vous souvenez de sa figure ? Je ne sais plus quel ambassadeur a dit, après l'avoir vue : "Madame la Reine a figure à faire peur aux Anglais eux-mêmes !" L'amour maternel est une chose et la résurrection d'un pays une autre.
» Cessez d'en vouloir à cette pauvre Agnès. Je me charge de lui faire savoir qu'elle a commis une sottise. D'ailleurs, la reine Yolande, qui nous arrive prochainement, s'en chargera. Et maintenant, voulez-vous, oui ou non, garder ces perles ? »
Catherine vida son gobelet, le reposa sur la table et se mit à rire.
— Vous êtes plus têtu que vos mules, Jacques !
— C'est comme cela que l'on réussit. Les voulez- vous ?... ou dois-je les jeter dans la Loire ? Car, sur ma vie, aucune autre femme que vous ne les portera ! J'ajoute que je m'arrangerai pour procurer un autre collier... à votre amie Agnès, puisque vous semblez tellement y tenir !
Pour toute réponse, Catherine tendit la main pour qu'il y déposât la petite bourse de daim.
Content d'avoir vaincu et joyeux de son innocente vengeance, Jacques Cœur embrassa son amie sur le front et lui souhaita la bonne nuit.
— Nous sommes le 30 mai, fit-il. Dans trois jours le mariage.
Vous n'aurez plus longtemps à supporter mes caprices.
Mais, deux jours après, lorsque Catherine revint d'une promenade à travers les rues de la ville pour admirer les préparatifs que l'on faisait pour la joyeuse entrée de la Dauphine et pour la cérémonie, elle trouva Jacques au fond du magasin, dans le réduit où il empilait ses gros registres reliés de parchemin. Il était sombre.
— Le mariage est retardé, Catherine !
— Comment ? Mais... pourquoi ?
— Le dernier des enfants royaux, le petit prince Philippe qui nous est né en février, est en train de mourir. Le Roi, la Reine et la Cour sont retenus à Chinon.
— Mais la princesse d'Ecosse ?
— Est arrivée à Chinon où elle attendra, comme les autres. Avec un enfant agonisant, il est impossible de quitter le château.
— Mon Dieu, gémit Catherine, il ne manquait plus que cela. Et... si le mariage allait se célébrer là-bas ?
Jacques, qui bousculait les papiers épars sur son pupitre, se tourna si brusquement vers Catherine qu'il en jeta la moitié par terre.
— Où ? À Chinon ? Pour cela, rien à craindre. Le Roi ne ferait pas un coup pareil à ses bons sujets de Tours, ni à moi-même qui me tourne les sangs depuis un mois à tout préparer ici ! Et puis, que diable, c'est une princesse étrangère qui nous arrive : on ne marie pas la fille du roi d'Ecosse à la sauvette comme une gardeuse de dindons.
Cessez de vous tourmenter à ce sujet. Dès que ce pauvre enfant sera mort, ce qui ne saurait tarder, la nouvelle date du mariage sera choisie et nous en serons les premiers informés. Aycelin !... hurla le négociant à l'adresse de l'un de ses commis qui traversait la cour en courant, Aycelin ! Arrive ici !... Enlève-moi cette pièce de drap jaune de Brabant qui m'encombre et va la ranger. Puis galope au port pour voir si la barge de Saumur est arrivée...
Comprenant qu'elle était de trop, Catherine quitta discrètement le réduit et s'en alla errer mélancoliquement sur les grèves de la Loire pour y remâcher sa déconvenue.
L'attente, qu'elle avait crue terminée, s'allongeait. Mais pour combien de temps ? C'était pécher, bien sûr, qu'espérer la mort d'un petit enfant pour que les choses reprissent leur train. Mais, puisqu'il n'y avait rien à faire pour le sauver, n'était-il pas plus chrétien de prier afin que Dieu abrégeât ses souffrances ?
Mécontente de tout et d'elle-même, Catherine traversa le pont, gagna l'île Aucard et alla s'asseoir dans l'herbe au pied d'un saule pour y tuer le temps en regardant barboter une famille de canards. La vue du grand fleuve paresseux qu'elle connaissait depuis longtemps, et où même, par une aube de désespoir et de honte, elle avait voulu mourir, lui apportait toujours, sinon le réconfort, du moins un certain apaisement. Elle s'y absorba. Il n'y avait plus qu'à attendre que la Loire lui produisît son petit miracle habituel...
Le prince Philippe mourut le lendemain, 2 juin. On apprit peu après que le Roi avait, pour laisser tout de même un peu de délai entre les funérailles et les festivités, fixé au 24 la date du mariage.
— Cela vous fait trois semaines à rester ma prisonnière, Catherine, commenta Jacques Cœur joyeusement, quand ils se retrouvèrent, le soir venu. Mais si vous craignez de vous ennuyer, voulez-vous que je vous mène passer quelques jours à Bourges ? Macée serait heureuse de vous avoir un peu.
— Et vous seriez débarrassé de moi. J'ai peur de vous gêner, mon ami. Après tout, malgré la présence de Dame Rigoberte, il est peut-
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