être peu convenable que j'habite chez vous. Les mauvaises langues...

— Trouvent toujours de quoi s'agiter, même dans le désert. Quant à me gêner...

Son ton, léger jusque-là, changea brusquement, se fit plus grave, tandis qu'il baissait la voix et murmurait :

— Comme si vous ne saviez pas quel bonheur j'éprouve à vous avoir ici, près de moi... un peu à moi... Ah ! non, je n'ai pas envie de vous voir partir... et pas davantage de vous conduire à Bourges, si vous voulez le savoir, parce que je n'ai pas envie de vous partager.

Ces soirées que nous passons ensemble, en tête-à-tête... elles sont devenues pour moi une douce... une chère habitude. Et votre départ, Catherine, me laissera lourd de regrets.

Chaque soir, en effet, le temps étant devenu très beau, ils se retrouvaient, après souper, sur le banc du petit jardin pour y respirer la fraîcheur du soir et regarder la nuit envahir peu à peu toutes choses.

En général, ils ne se parlaient guère, préférant respirer, dans le silence habité seulement par le clapotis du fleuve et le cri des oiseaux nocturnes, le parfum du chèvrefeuille, en regardant les étoiles s'allumer une à une.

Mais, ce soir-là, Jacques n'avait pas envie de se taire. Lui, si sérieux d'habitude, montrait tout à coup la gaieté d'un enfant. L'idée du départ prochain de sa belle visiteuse lui était peu à peu devenue insupportable et cette prolongation inespérée le comblait d'une joie qu'il ne parvenait pas à cacher. S'il avait parlé de mener Catherine à Bourges, il s'avouait tout bas que c'était pure hypocrisie et simple désir de l'entendre dire qu'elle ne souhaitait pas bouger. Si elle avait accepté, il aurait trouvé mille choses à faire pour ne pas quitter Tours.

Il la regardait avec délices, assise auprès de lui sur le banc de pierre. À cause de la chaleur venue d'un seul coup, elle avait acheté, chez maître Jean Beaujeu, tailleur de la Reine, une robe de léger cendal mauve à ramages blancs qui lui seyait à ravir et lui donnait l'air d'une toute jeune fille. Avec le voile blanc, simplement posé sur ses cheveux massés sur la nuque en lourdes torsades, et le fameux collier de perles qui luisait doucement sur sa gorge, elle ressemblait à une apparition venue d'un autre monde. Mais le parfum qui se dégageait de son corps, une coûteuse essence de roses venue de Perse, dont il lui avait fait présent, montait insidieusement à la tête de Jacques et rendait à la jeune femme toute sa présence terrestre.

Elle n'avait pas répondu tout à l'heure quand, presque malgré lui, ses paroles avaient quitté le ton léger de la plaisanterie pour se charger d'une passion mal contenue. Elle s'était contentée de détourner la tête, ne lui offrant plus, sous le brouillard léger du voile, qu'un profil perdu. Mais, sur la clarté de la robe, il pouvait distinguer la tache plus pâle de ses mains et il crut voir que ces mains tremblaient.

Poussé par une impulsion plus forte que sa volonté, il les emprisonna dans les siennes. Elles étaient froides et, instinctivement, cherchèrent à se dégager.

— Catherine !... fit-il tout bas, vous ne me répondez pas. Est-ce que je vous ai déplu ?

Il semblait si inquiet, tout à coup, qu'elle ne put s'empêcher de lui sourire.

— Non, Jacques. Vous ne m'avez rien dit qui puisse me déplaire. Il est toujours doux, pour une femme, de laisser des regrets, mais n'en dites pas davantage.

— Pourtant...

Vivement, elle dégagea sa main et la lui posa sur les lèvres.

— Non. Taisez-vous ! Nous sommes des amis... de vieux amis.

Nous devons le rester.

Il baisa avec emportement les doigts si imprudemment mis à portée de ses lèvres.

— C'est une duperie, Catherine ! Cette vieille amitié n'est qu'un leurre et vous le savez bien. Voilà des années que je vous aime sans oser le dire...

— Pourtant, vous venez de le dire... malgré ma défense.

— Votre défense ! Savez-vous que, toutes ces années, j'ai vécu du seul souvenir d'un baiser... celui que nous avons échangé à Bourges, dans mon cabinet, quand vous aviez fui Champtocé et les griffes de Gilles de Rais. Je n'ai jamais réussi à l'oublier.

— Moi non plus, répondit Catherine froidement, mais c'est parce que j'en ai eu des remords, car j'ai toujours été persuadée que Macée nous avait surpris.

— Pourtant... vous ne m'aviez pas repoussé. J'ai même cru un instant...

— Que j'y prenais plaisir ? C'est vrai ! Mais, maintenant, je vous en prie, Jacques, brisons là ! Sinon je ne pourrai pas demeurer plus longtemps auprès de vous...

— Non ! Ne partez pas... j'en aurais trop de peine...

— Je resterai si vous me promettez de ne pas recommencer. Vous n'êtes pas vous-même, ce soir. C'est ce jardin, sans doute, ces parfums... la douceur d'une nuit trop belle. Moi aussi cela me trouble.

Elle s'était levée, nerveuse tout à coup, pressée de quitter ce lieu plein d'embûches.

Jacques eut un sourire navré où, cependant, perçait une pointe d'ironie tendre.

— Voilà que vous essayez encore de nous leurrer. Ce n'est pas la nuit, c'est vous, Catherine... et rien d'autre. Dans une masure écroulée, près d'un tas de fumier et sous une pluie battante, vous réussiriez encore à me faire perdre la tête ! C'est ça, je crois, que l'on appelle l'amour...

Mais, si vous préférez l'oublier, je tâcherai de ne plus vous ennuyer !

Dormez bien !

Elle avait déjà quitté le banc et traversait le jardin à pas rapides, comme si elle avait peur de ce qu'elle laissait derrière elle, mais les mots lui parvenaient encore nettement, peut-être parce qu'elle les écoutait toujours.

Elle ralentit au moment de disparaître derrière un rosier, étonnée de se découvrir si vulnérable à cette voix qui résonnait en elle, éveillant des échos inconnus et une sorte de joie. On aurait dit qu'en secret son cœur s'attendait depuis longtemps à entendre ces mots-là, qu'il s'y était préparé et n'en était pas surpris.

En franchissant le seuil de la maison, elle dut se faire violence pour ne pas se retourner et le revoir encore, avec son visage volontaire tendu par la passion et cette drôle de crispation qu'il avait au coin de la bouche qui lui donnait toujours l'air de se moquer de lui-même. Mais si elle s'abandonnait ainsi à son impulsion, le Diable seul pouvait dire comment s'achèverait cette nuit.

N'importe quelle femme, même la plus altière, pouvait se laisser séduire par l'amour d'un tel homme ! Le génie et la puissance intellectuelle étaient, chez lui, presque palpables, comme chez d'autres la sottise et la vanité. C'était un homme de fer aux yeux de visionnaire et, malgré sa roture, au cœur de chevalier de légende. Et c'était un piège si doux, pour un cœur solitaire aux prises avec des épreuves pénibles qu'un amour qui ne déplaît pas !...

Étouffant un soupir où entrait plus de regret qu'elle ne l'admettait, Catherine se dirigea lentement vers sa chambre.

Tout à coup, au tournant de l'escalier, elle se trouva nez à nez avec Gauthier et Bérenger qui, leurs souliers à la main, descendaient sur leurs chausses avec mille précautions. La rencontre leur arracha une exclamation désolée. Visiblement, Catherine était la dernière personne qu'ils souhaitaient rencontrer.

— Eh bien ! fit-elle, mais où allez-vous comme cela ?

L'escalier était mal éclairé, par une torche fichée dans un anneau de fer, mais il l'était assez pour qu'elle pût constater que les deux garçons étaient rouges jusqu'à la racine des cheveux. Même le jeune Chazay semblait avoir perdu de son habituelle assurance.

— Alors ? Vous avez perdu votre langue ? Où allez- vous ?

Ce fut Bérenger qui se dévoua et prit la parole :

— Nous allions... euh... faire un tour dehors. Il fait si chaud, là-haut, que nous n'arrivons pas à dormir...

— C'est vrai, appuya Gauthier, il fait terriblement chaud.

— Tant que cela ? Je n'avais pas remarqué. La journée, en effet, a été assez chaude, mais ce soir il fait presque frais...

— Pas là-haut ! fit Gauthier d'un ton pénétré. Le soleil a tapé toute la journée et le toit a gardé la chaleur. On pourrait même croire qu'il va faire de l'orage.

Mais ces considérations barométriques et thermométriques paraissaient peu claires à Catherine. Elles n'expliquaient pas la rougeur des deux compères, à moins qu'il ne fît vraiment, là-haut, une chaleur de four, ce qui n'était sûrement pas le cas.

Elle se souvint, tout à coup, des protestations indignées de Dame Rigoberte, le matin même, à cause de certain voisinage qu'elle jugeait désobligeant pour une honnête femme : celui d'un cabaret ouvert depuis peu, près de la porte du Grand-Pont, presque en face de la maison, et qui drainait sans peine la clientèle des mariniers et de tous les garçons du comptoir commercial. La femme de charge avait ajouté que le tavernier, un certain Courtot, s'était assuré les services de «trois filles follieuses » qui remportaient le plus vif succès auprès des clients.

Catherine dévisagea l'un après l'autre les deux garçons, insistant plus particulièrement sur Gauthier.

— Vous n'auriez pas plutôt l'idée d'allez vous... rafraîchir au cabaret de Courtot ? Il n'est pas besoin de tant de précautions pour aller simplement prendre l'air...

Bérenger s'apprêtait déjà à nier, mais son compagnon lui imposa silence :

— Je n'aime pas mentir, affirma-t-il avec une certaine hauteur.

C'est vrai, nous allons chez Courtot. Je ne vous ai jamais caché que j'aime les filles, Dame Catherine. Je vais peut-être vous faire horreur... mais je suis de ceux qui ne peuvent s'en passer. Alors, je vais à la taverne...

La brutale franchise du jeune homme ne choqua pas Catherine, justement parce qu'elle y voyait avant tout de la franchise. Aussi ne fit-elle aucun commentaire se contentant de désigner le page :

— Bérenger n'a pas votre âge... ni vos besoins.

— Je sais. Et je ne voulais pas l'emmener...

— Mais je l'ai menacé de faire tant de bruit qu'il ne pourrait pas sortir, coupa Bérenger sans s'émouvoir. Je n'ai peut-être pas son âge, mais, moi aussi, je suis un homme, Dame Catherine, et à ne rien vous cacher...

— Si vous faites allusion à vos... parties de pêche du côté de Montarnal, Bérenger, j'aime autant vous dire tout de suite que vous ne m'apprenez rien. Mais, entre cela et aller vous encanailler dans une gargote avec des filles faciles, il y a un monde. Je croyais que vous aimiez... votre... compagne de pêche ?

Le page baissa la tête.

— C'est vrai, Dame ! Je l'aime et cela n'a rien à voir. Mais je ne sais quand je la reverrai et il n'y a aucune raison pour que je ne m'amuse pas, moi aussi. Je suis un homme, que Diable !

— Laissez le Diable où il est. Vous n'en avez que faire ! Et répondez-moi plutôt, bien franchement, à une seule question.

— Laquelle ?

— Ces filles du cabaret de Courtot... Avez-vous vraiment envie de les approcher ?

Le jeune garçon jeta à son aîné un regard qui appelait au secours, si ingénument angoissé que l'étudiant se mit à rire. D'un revers de main, il ébouriffa la tignasse du page et se chargea de répondre pour lui.

— Bien sûr que non ! Mais c'est bon, hein, mon gars, quand on n'a pas encore de barbe au menton de s'imaginer qu'on est grand ? Allez, viens te coucher !

— Non ! Je veux aller avec toi...

— Alors, justement, viens !... je vais me coucher. Comme ça, tu seras bien sûr d'avoir vraiment agi en homme.

Après un salut gauche à l'adresse de leur maîtresse, ils remontèrent l'escalier.

La jeune femme les suivit des yeux tant qu'ils furent visibles avec un soulagement profond. Elle était reconnaissante à Gauthier de ce sacrifice fraternel. Il donnait la mesure de la qualité du garçon : violent, courageux, volontiers grossier et hâbleur, le jeune Chazay découvrait parfois, au hasard d'un geste ou d'une parole, un coin d'âme demeuré résolument juvénile.

Avec Catherine, il lui arrivait d'être d'une hardiesse qui frisait l'insolence et, parfois, il avait une façon de la regarder qui lui faisait penser qu'aux yeux de ce garçon elle était beaucoup plus une femme qu'une maîtresse.

Mais, avec Bérenger, qu'il rudoyait souvent, il avait des gestes pleins de délicatesse, comme si lui et le page eussent été frères. Des gestes que, certainement, les aînés Roquemaurel n'auraient pas eus...

Néanmoins, en rentrant chez elle, Catherine était soucieuse. Ces jours qui restaient à vivre avant le mariage royal l'inquiétaient. La chaleur de cette fin de printemps semblait faire éclore les appétits secrets encore beau coup plus vite que les églantines sur les buissons des chemins. L'inaction ne valait rien à personne. Si elle n'y veillait de près, les deux garçons pourraient bien faire quelque sottise...