Jadis, quand la puissance des Montsalvy avait été abattue par ordre du Roi, sur l'instigation de La Trémoille, Arnaud n'avait pas réagi en se faisant routier... Était-ce donc cette femme, cette aventurière, qui osait, sans doute aidée par une ressemblance, se faire passer pour Jeanne d'Arc ? Quand il en parlait, c'était avec une espèce de foi fanatique et, dans les yeux, une lumière qui ressemblait à l'amour.
Oui, c'était cela : de l'amour ! Il avait suffi, apparemment, à cette créature de paraître pour attirer à elle le cœur d'Arnaud de Montsalvy et en faire un autre homme, une espèce de brute sanguinaire.
« C'est une sorcière ! rageait silencieusement Catherine. Ce ne peut être qu'une sorcière et elle ne mérite rien d'autre qu'une pile de rondins et quelques fagots sur une place de village !... »
Bien sûr, il y avait aussi la jalousie. La brutalité d'Arnaud quand il s'était retrouvé inopinément en face de sa femme n'avait laissé à celle-ci aucun doute sur sa réalité. Il aurait pu la tuer parce qu'il la croyait coupable et ce n'était guère à l'honneur de la confiance qu'il lui portait.
Or, juste au moment où elle était parvenue à le convaincre de son innocence, il avait fallu que se greffât cette histoire insensée du duc Philippe. Y avait-il vraiment quelque probabilité pour qu'il se trouvât à Châteauvillain, quand de si importantes affaires devaient, normalement, le retenir dans le Nord ? Si l'on s'en tenait à la seule psychologie d'Ermengarde, la chose était possible : elle n'avait jamais aimé Arnaud et elle avait toujours fait tout ce qui était humainement possible pour ramener Catherine dans les bras de Philippe. L'aventure de l'hospice de Roncevaux n'était pas encore effacée de l'esprit de Catherine. Ermengarde était entêtée et capable de bien des choses pour faire prévaloir sa façon de voir, mais pas au point, tout de même, de se servir d'un événement aussi navrant que la mort d'une mère pour attirer Catherine dans un piège. À moins que tout ne fût vrai.
Tandis que la jeune femme tournait et retournait ses pensées dans son esprit, le chemin s'achevait. Néanmoins, il était près de midi quand, à un tournant, les tours de Châteauvillain surgirent des brouillards de la rivière, érigées sur leur motte seigneuriale auprès de laquelle se blottissait le village. Une boucle de l'Aujon séparait le château du petit bourg, défendu par des murailles assez basses et qui, en cas d'attaque, devaient être d'un secours infiniment moindre que les formidables courtines de la forteresse seigneuriale.
Catherine reconnut les murailles grises, les hourds de bois noir et les hautes poivrières d'ardoises bleues que la pluie cirait. Tout était comme autrefois et, là-haut, sur le donjon, la bannière rouge des Châteauvillain pendait alourdie d'eau. Mais ce n'était qu'une apparence, car le long de la rivière, près du petit pont romain, un camp avait poussé, avec ses trefs déteints et ses feux de cuisine, un camp qui ressemblait comme à un frère à celui que les Achpier avaient planté devant Montsalvy, à la bannière près.
Ici c'était un lion d'argent couronné d'or, rampant sur champ d'azur parmi des croisettes fichées d'or : les armes des Sarrebruck que Catherine salua d'un sourire méprisant car, si les couleurs différaient, les cœurs des hommes se rejoignaient curieusement. Si toutefois l'on pouvait parler de cœur en telles circonstances.
Le village, à première vue, n'avait pas souffert des Écorcheurs.
Toutes ses maisons étaient debout, intactes, mais, en approchant, Catherine s'aperçut que les habitants avaient disparu. Ceux que l'entrée du détachement faisaient apparaître au seuil des maisons étaient tous des soldats, qui, d'ailleurs, avaient l'air d'être là comme chez eux.
Les gens de Châteauvillain avaient dû fuir à temps, car nulle part ne se voyait le moindre cadavre et les arbres n'avaient que des feuilles, sans que s'y mêlât aucun fruit sinistre. Sans doute, chassés par l'arrivée des soudards, se terraient-ils dans les bois, à moins qu'ils n'aient pris refuge - et c'était là le plus vraisemblable - au château dont la masse formidable dressée sur son éperon rocheux semblait narguer la tribu de fourmis malfaisantes qui grouillait à ses pieds.
L'arrivée de la troupe déchaîna l'enthousiasme des routiers à cause du butin qu'elle ramenait. Les hommes du Damoiseau accouraient, beuglant une bienvenue truffée de jurons et d'obscénités à laquelle les arrivants répondaient avec ardeur. Ceux-ci, d'ailleurs, à peine franchi le rempart, se débandaient et, retrouvant les camarades, se lançaient déjà dans le récit de leurs affreux exploits à grands coups de gueule vantards, grands rires hennissants et grosses bourrades triomphantes, ne s'-interrompant que pour réclamer à boire.
Cependant, leur chef n'avait même pas paru s'apercevoir que l'on était arrivé. Taciturne, l'œil fixé entre les deux oreilles de sa monture, il continuait d'avancer au pas régulier du cheval, indifférent à cette agitation qui saluait son retour, muré dans son silence distant.
Seuls quelques-uns des cavaliers, copiant leur attitude sur la sienne, le suivaient, cernant étroitement, comme pour les empêcher de fuir, les montures de Catherine, de Gauthier et de Bérenger.
On parvint ainsi au pont dont l'arche moussue enjambait le flot rapide de la rivière où les herbes s'étendaient comme de grandes chevelures vertes. Le château se dressa au-dessus d'eux, comme une falaise. Il ne laissait paraître aucun signe de vie. Muet, sombre et clos, ainsi qu'un tombeau sous l'énorme sceau en cœur de chêne de son grand pont relevé, il avait la majesté redoutable d'un dieu endormi.
Alors, Arnaud, qui durant tout le trajet n'avait pas desserré les dents, s'approcha de Catherine. Il était encore plus pâle qu'au départ et, sous l'ombre du casque, son visage était celui, grisâtre, d'un spectre.
De son gantelet, il montra le château silencieux.
— Voilà le but de ton voyage, fit-il d'une voix morne. C'est là que l'on t'attend ! Et c'est là que nous nous séparons...
Saisie, elle tourna brusquement la tête vers lui. Mais il ne la regardait pas et elle ne vit de lui qu'un profil buté, des traits durcis, le pli amer de sa bouche si serrée qu'elle ne formait plus qu'une ligne mince.
— Que veux-tu dire ? demanda-t-elle sourdement.
— Que l'heure est venue, pour toi, de choisir...
— De choisir ?
Oui : entre ta vie passée et ta vie actuelle. Ou bien tu renonces à entrer dans ce château, ou bien tu renonces à ta place auprès de moi... pour toujours !
Elle s'affola, épouvantée par la perspective qui s'ouvrait si brutalement devant elle, par ce choix que rien ne justifiait à ses yeux.
— Tu es fou ! s'écria-t-elle. Tu ne peux exiger cela de moi. Tu n'en as pas le droit.
— J'ai tous les droits sur toi. Jusqu'à présent, tu es ma femme.
— Tu n'as pas celui de m'empêcher de voir une dernière fois ma mère mourante, de la rejoindre pour lui rendre les derniers devoirs.
— En effet, mais à condition qu'il s'agisse bien de ta mère. Or, je sais qu'il n'en est rien. Ce n'est pas elle qui t'attend : c'est ton amant.
— C'est faux ! Je te jure que c'est faux ! Mon Dieu !... Comment te faire comprendre... te convaincre ? Écoute : laisse-moi entrer, seulement entrer, l'embrasser une dernière fois... Ensuite, je te le jure sur mes enfants, je ressortirai.
Pour la première fois, il tourna les yeux vers elle, la regarda un instant et Catherine fut effrayée par ce regard tragiquement vide. Il haussa les épaules, avec lassitude.
— Tu es peut-être sincère. Mais je sais que si tu entres là, tu n'en ressortiras pas. On s'est donné trop de mal pour te faire venir jusqu'ici.
On ne te lâchera pas.
— Alors, viens avec moi. Après tout, cette mourante, tu es devenu son fils, même si tu n'en es pas très fier. Tu as été bon avec elle, jadis, courtois et même affectueux. Elle serait doublement heureuse de nous voir ensemble. Pourquoi ne lui dirais-tu pas un dernier adieu, toi aussi ?
Elle s'animait à cette idée. Un peu de rose montait à ses joues pâles et ses yeux brillaient d'espoir. Mais Arnaud se mit à rire et c'était bien le rire le plus dur, le plus sec et le plus tragique qui se pût entendre.
Allons, Catherine, raisonne ! Où est ton intelligence ? Que j'entre avec toi, alors que depuis trois jours nous assiégeons ce château pour prendre le renard au piège ? Tu veux rire ? Je n'en sortirais pas vivant.
Aussi, l'occasion serait trop belle pour Philippe : tenir la femme et se débarrasser du mari.
— Tu es fou ! gémit-elle. Je te jure que tu es fou ! Le duc Philippe n'est pas là, j'en suis certaine ! Il ne peut pas être là...
— Et cependant, il y est, affirma tranquillement la voix douce d'un cavalier qui venait d'apparaître auprès d'Arnaud.
A son aspect plus encore qu'à la cotte d'armes armoriée qu'il portait sur son armure, Catherine reconnut le Damoiseau de Commercy.
Montant un grand étalon rouan, il ne portait pas de casque et montrait nue sa belle tête fine couronnée de cheveux aussi doux et aussi dorés que ceux de Catherine elle-même. Il avait de grands yeux bleus ombragés de cils invraisemblables, une bouche sinueuse et tendre qui s'entrouvrait sur des dents très blanches et un sourire enjôleur que démentait la dureté calculatrice du regard. Toute sa personne élégante dégageait un léger parfum de musc et contrastait violemment avec le sévère équipement guerrier du seigneur de Montsalvy qui, auprès du beau Robert, paraissait plus rude que jamais et ressemblait assez à quelque reître parfumé à la graisse d'armes et au crottin de cheval.
Cependant, des deux, c'était le jouvenceau à la beauté presque féminine qui était le plus redoutable et le plus dangereux. Mâchant négligemment des clous de girofle, ainsi qu'il en avait l'habitude, pour se parfumer l'haleine, le Damoiseau désigna Catherine du bout de sa houssine dorée :
— Ravissante ! apprécia-t-il. Sale à faire peur, mais ravissante !...
Qui est-ce ?
— Ma femme ! riposta Arnaud d'un ton abrupt qui ne pouvait en rien prétendre tenir lieu de présentation.
Les grands yeux de Robert s'ouvrirent, démesurément.
Allons donc ! La rencontre est plaisante. Et... que vient faire dans ce trou boueux une si belle et si noble dame ?
Malgré son charme et son élégance, le Damoiseau n'inspirait aucune sympathie à Catherine. Au contraire, elle éprouvait pour lui une espèce de répulsion à laquelle se mêlait de la rancune. Sans lui, Arnaud aurait sans doute cherché refuge vers Montsalvy et elle-même ne se débattrait pas au milieu de cet affreux gâchis. D'un ton raide, elle répliqua :
— Ma mère se meurt en ce château dont on prétend m'interdire l'accès et que vous-même prétendez assiéger au mépris de tout droit !
— Assiéger ? Et où prenez-vous que nous assiégions, gracieuse Dame ? Voyez-vous ici quelques machines de guerre, des ingénieurs au travail, des échelles, des armes brandies ? Je n'ai même pas de casque. Non, nous... séjournons au bord de cette charmante rivière et nous attendons.
— Quoi ?
— Que le duc Philippe se décide à sortir, tout simplement car, pour en revenir à ce que je vous disais lorsque je me suis permis d'intervenir dans votre conversation, le duc est là, j'en suis certain.
Catherine haussa les épaules et plissa la bouche dédaigneusement.
— Vous rêvez les yeux ouverts, seigneur comte ! Mais en admettant même qu'il soit venu, ce que moi je me refuse à croire, vous devez bien comprendre qu'en constatant votre... séjour ici, il ne vous aura pas attendu. Châteauvillain possède un souterrain de dégagement, comme beaucoup de ses pareils et, à cette heure, le duc est loin.
— Ce château possède même deux souterrains, belle Dame, fit Sarrebruck imperturbable ; par bonheur, nous en connaissons les issues et nous les gardons, comme il se doit.
— Comment les connaîtriez-vous ?
Le Damoiseau sourit et caressa l'encolure de son des trier. Sa voix se fit plus douce encore, si la chose était possible.
— Vous n'avez aucune idée de l'efficacité d'un feu bien flambant... ou d'un peu de plomb fondu judicieusement réparti. Avec cela, on obtient tous les renseignements que l'on veut.
Un frisson de dégoût courut le long du dos de la jeune femme. Le feu ! Encore... L'image atroce de la nuit précédente était trop présente à sa mémoire pour que ce rappel ne lui fût pas pénible. Serrant les dents pour ne pas hurler son horreur à ce garçon trop beau et qui, cependant, la révulsait comme s'il eût été le plus hideux des serpents, elle regarda tour à tour les deux hommes :
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