— De l'espoir, simplement ! sourit la jeune femme. Nous avons décidé d'envoyer un moine à Carlat pour demander de l'aide. Et cette aide, tu sais bien qu'on ne nous la refusera pas.

— Le tout est d'y arriver. Il doit avoir des éclaireurs dans tous les coins, le Bérault. Tu n'as pas peur que ton moine lui tombe sous la patte ?

— Le frère Amable est habile et leste. Il saura se garder... et puis, ma pauvre Sara, c'est un risque à courir et nous n'avons pas le choix.

Un moment plus tard, le messager en robe noire s'agenouillait devant l'abbé pour recevoir à la fois la lettre de Catherine et la dernière bénédiction de son supérieur. Après quoi Nicolas Barrai et l'abbé Bernard le conduisirent jusqu'à la poterne, tandis que les notables de Montsalvy rentraient chacun chez soi et que Catherine se décidait enfin à suivre Sara et à regagner ses appartements.

Elle franchit le seuil de sa chambre avec une profonde sensation de soulagement. La pièce était claire et gaie, tiède aussi grâce au tronc de châtaignier qui brûlait dans la cheminée. Les vitres de couleur, serties de plomb, qui habillaient la mince et haute fenêtre brillaient comme des pierres rares, éclairées qu'elles étaient par les grands feux allumés dans la cour du château, comme un peu partout sur les remparts, des feux qui brûleraient chaque nuit tant que durerait le siège pour prévenir toute surprise et tenir bouillantes la poix et l'huile. Leur odeur âcre emplissait déjà l'air nocturne, chassant celle de la terre en travail.

Catherine retrouva son logis avec une grande impression de soulagement. Sans trop savoir pourquoi, simplement, peut-être, parce qu'elle avait confiance dans ses murailles et dans ses gens, elle s'y sentait en sûreté.

Assise sur le lit trop large, elle ôta la coiffure qui la serrait, défit ses nattes et se mit à fourrager à pleines mains dans sa chevelure qui gonfla aussitôt. Elle avait la migraine. Ses pensées douloureuses lui semblaient comprimées sous un casque de fer et elle éprouvait le sentiment un peu puéril de les libérer ainsi.

— Tu veux que je te recoiffe ? proposa Sara qui s'était absentée un moment et qui revenait, un bol de lait chaud tenu à deux mains.

— Sûrement pas ! protesta la jeune femme. Je suis bien trop lasse pour descendre souper dans la grande salle. Je vais aller embrasser les enfants, puis je me coucherai et tu m'apporteras quelque chose à grignoter.

— Tu as encore mal à la tête ?

— Oui. Mais je pense que, cette fois, j'ai une bonne raison, tu ne crois pas ?

Sans répondre, Sara s'empara de la tête de Catherine et, plongeant ses grandes mains brunes dans l'épaisseur soyeuse de la chevelure, se mit à masser doucement les tempes et le crâne douloureux.

Un pli mécontent, qui trahissait une inquiétude, creusait son front : depuis le départ d'Arnaud, Catherine était sujette à de fréquentes migraines dont Sara, il est vrai, venait à bout assez facilement par ce simple moyen, mais qui ne lui plaisaient guère et lui rappelaient de mauvais souvenirs.

Adolescente, Catherine, à la suite d'un terrible choc nerveux, avait failli mourir d'une de ces fièvres cérébrales dont on ne savait pas grand-chose et que Sara redoutait toujours de voir réapparaître.

La jeune femme, cependant, les yeux clos, la tête abandonnée, se laissait faire comme une enfant, regrettant seulement que l'habileté de sa « nourrice » ne pût arracher comme une mauvaise herbe la pensée qui la hantait : pourquoi Bérault d'Apchier affirmait-il qu'Arnaud ne reviendrait pas? Était-ce, comme le prétendait l'abbé, simple rodomontade... ou bien cette affolante menace avait-elle une base sérieuse ?

— Essaie, pendant un instant, de faire le vide dans ta tête ! marmotta Sara. Sinon je n'arriverai pas à diminuer ton mal...

Depuis qu'elle habitait Montsalvy, l'ancienne bohémienne avait encore augmenté ses connaissances dans l'art de soulager les misères humaines. Les « bonnes plantes » poussaient à foison sur le plateau, dans l'ombre des forêts qui regorgeaient toujours de toutes les variétés de champignons et dans les combes fourrées de taillis sauvages. Et Sara la Noire s'était taillé, peu à peu, à deux ou trois lieues à la ronde, une réputation sérieuse. Réputation qui, d'ailleurs, lui avait attiré l'inimitié de la sorcière locale, la Ratapennade (la Chauve- souris), une vieille femme taciturne, aux yeux de chat, dont la cabane se terrait au fond des bois du côté d'Aubespeyre.

La Ratapennade, dont personne ne savait plus ni le nom de baptême, ni l'âge, vivait là, selon les meilleures traditions de son état, entre un hibou, un corbeau et une assez jolie collection de vipères et de crapauds, dont les venins servaient souvent de base à ses sombres mixtures. Inutile de dire que les gens de Montsalvy avaient une peur bleue de cette vieille dont la méchanceté laissait planer sur eux, en permanence, tout un assortiment de catastrophes, allant de la maladie du bétail à l'impuissance des garçons. Mais ils se gardaient de la maltraiter.

Arnaud, lui-même, hésitait à s'attaquer à elle, malgré les « sorts » qu'elle jetait parfois sur ceux qui avaient encouru sa colère : il se contentait d'espérer que, un jour prochain, le grand âge de la vieille la conduirait dans un monde meilleur où elle ne pourrait plus nuire à personne. Et si les villageois évitaient autant que possible de croiser le chemin qui menait à son antre, il arrivait fréquemment tout de même que l'on déposât, à cette croisée, un panier d'œufs, un pain ou une volaille, destinés à amadouer une créature que l'on venait, par les nuits sans lune, consulter parfois de fort loin.

On disait qu'elle était riche et cachait un magot dans sa fosse à reptiles, mais la crainte qu'elle inspirait était telle qu'aucun mauvais garçon, même le pire des brigands, ne se fût risqué à essayer de l'en délester. Elle avait même quelques amis, tel ce Gervais que la châtelaine avait chassé et qui revenait maintenant apporter le malheur à Montsalvy.

Quant à l'abbé Bernard, il fronçait les sourcils quand le nom de la sorcière était prononcé devant lui, mais il se contentait de se signer avec un soupir. Toutes ses tentatives pour ramener la vieille vers Dieu avaient échoué et il savait qu'il ne pouvait pas grand-chose contre les pouvoirs étranges de cette créature du Diable, sinon recommander à ses ouailles les talents infiniment plus bénéfiques de Sara qui, petit à petit, prenait figure de mire locale.

Catherine avait enfin réussi à « faire le vide » et sa migraine s'estompait. Alors Sara dit doucement :

— Tu sais que le page n'est pas rentré ?

La châtelaine sursauta, ouvrit les yeux et son cœur manqua un battement : quelle catastrophe était-ce là encore ? Cette maudite journée tenait-elle encore en réserve beaucoup de mauvaises nouvelles ?

— Bérenger ? s'écria-t-elle. Il n'est pas rentré ? Mais pourquoi ne me l'as-tu pas dit plus tôt ?

— Je pensais que tu t'en étais aperçue... Et, de toute façon, à cette heure, je ne vois pas bien ce que tu y pourrais...

— Pas rentré ! Mon Dieu ! s'affola Catherine... Où est-ce que ce garçon peut être encore passé ? Je t'avoue que je l'avais complètement oublié...

Elle avait glissé des mains de Sara et arpentait nerveusement sa chambre, les bras croisés sur sa poitrine, serrant ses épaules comme si elle avait froid. Elle répéta encore une fois : « II n'est pas rentré !... » comme si elle ne parvenait pas à se faire à cette idée, et ajouta :

— Mais où peut-il être ?

Elle n'alla pas plus loin, n'osant même pas formuler la crainte qui lui venait d'apprendre que son page était aux mains des Apchier.

Depuis qu'il avait fait son entrée, six mois plus tôt, chez les Montsalvy, Bérenger de Roquemaurel, des Roquemaurel de Cassaniouze, dont le fort château, un peu délabré mais solide encore, érigeait sur la profonde tranchée du Lot sa silhouette de vieux burgrave sourcilleux, un vent nouveau s'était mis à souffler sur la maisonnée, apporté par le nouveau page.

Bérenger, avec ses quatorze printemps, appartenait à un type encore inconnu dans la noblesse d'Auvergne et du Rouergue : il considérait que la vie méritait d'être vécue pour autre chose que les grands coups d'épée, les battues au sanglier, les bagarres familiales ou les grandes frairies où l'on bâfre à éclater et où l'on boit à rouler sous la table. C'était un rêveur, un imaginatif et un pacifiste. Mais il était bien le seul de son espèce à une vingtaine de lieues à la ronde et l'on ne savait trop de qui il tenait.

Son père, Ausbert, grand buveur de cervoise, grand manieur de masse d'armes, toujours à la recherche d'un crâne à défoncer ou d'un cotillon à trousser, aurait pu, pour la force et la violence, servir de doublure au dieu gaulois Teutatès, détenteur de la foudre. Mais, devant La Charité-sur-Loire, il avait trouvé plus fort que lui en la personne du routier Perrinet Gressard. Une flèche bien ajustée avait étendu raide mort son grand corps insatisfait.

Ses deux fils aînés, Amaury et Renaud, deux géants aux cheveux de paille, ne connaissaient que les horions et les tonneaux. Leur état normal se situant dans une sorte de fureur joyeuse, on citait dans toute la vallée, avec une crainte vaguement respectueuse, leurs énormes beuveries, leurs faits d'armes dignes parfois de la légende et les tours pendables qu'ils jouaient à longueur d'année aux chanoines de Saint-Projet. Unis par une solidarité fraternelle, qui tenait de la complicité et valait l'amour, les deux Roquemaurel ne connaissaient guère que trois sentiments : leur dévotion à leur mère, Mathilde, virago haute en couleur qui rappelait beaucoup à Catherine son amie Ermengarde de Châteauvillain, leur attachement à leur donjon et la haine farouche qu'ils vouaient à leurs cousins de Vieillevie, des « foutroudasses qui écorcheraient un pou pour avoir sa peau » et qui, détenant la « corde » et les bachots permettant de franchir la rivière, en abusaient et truandaient les voyageurs. Pour l'heure, d'ailleurs, les deux frères, confiant Roquemaurel à dame Mathilde, avaient joint leurs lances à la bannière de Montsalvy et s'en étaient allés joyeusement montrer à « ces faillis chiens de Parisiens, plus anglais que les vrais, ce que c'était que la bonne noblesse d'Auvergne ! ».

Au milieu de ces personnages hors du commun, Bérenger faisait figure du vilain petit canard. Sa ressemblance avec les siens se bornait à la taille : il était grand et vigoureux pour son âge. À part cela, il était brun comme une châtaigne avec un visage rieur et tendre de gamin et ne cachait pas une aversion marquée pour les armes. Ses goûts, dont chacun à Roquemaurel se demandait où il avait pu les prendre, allaient à la musique, à la poésie, à la nature, et son grand homme, à lui, portant le même prénom, était le troubadour Bérenger de Palasol.

Comme il était également réfractaire au cloître (on s'en était aperçu quand, pour recouvrer sa liberté, Bérenger avait froidement mis le feu au couvent où on l'avait conduit dans l'espoir d'en faire un évêque), le conseil familial l'avait mené chez Arnaud de Montsalvy, dont la réputation de guerrier n'était plus à faire, dans l'espoir ultime qu'il parviendrait à en tirer quelque chose.

Montsalvy avait accepté mais, partant pour Paris, il avait remis à son retour l'éducation militaire du jeune Roquemaurel. Il s'était borné à le confier à Donat de Galauba, son vieux maître d'armes, pour qu'il fît entrer dans ce crâne si étrangement organisé quelques rudiments de ce que devait être la vie d'un futur chevalier.

— Il y aura d'autres campagnes, avait dit Arnaud à sa femme. La bataille pour Paris sera trop rude pour y emmener un garçon aussi totalement inexpérimenté.

Bérenger était donc resté à Montsalvy où il vivait agréablement, passant ses journées à courir la campagne, le luth au dos comme un ménestrel et composant des ballades, des cantilènes et des chansons qu'à la veillée il chantait à Catherine. Dès le jour de son arrivée, d'ailleurs, il avait attribué à la châtelaine le rôle de muse officielle pour lequel sa beauté et son charme la désignaient tout naturellement.

Mais dans le fond de son cœur Bérenger rendait un culte secret à sa cousine Hauvette de Montarnal, une fillette de quinze ans, fragile comme un asphodèle. C'était même à cause d'elle qu'il avait si farouchement refusé le cloître, mais il eût préféré se faire arracher la langue plutôt qu'avouer son penchant. Montarnal et Vieillevie, en effet, c'était tout un, la fameuse corde doublant au rempart de l'un celle de la tour de l'autre, ce qui permettait un double trafic, et Bérenger pensait, avec sagesse, qu'il fallait attendre encore un peu de temps avant de faire connaître aux siens cette nouvelle excentricité.