Il y avait aussi l’Espagne qui n’avait pas rempli son contrat, même si une petite troupe de ses soldats avait participé à la bataille. Le Prince ne comprenait pas que, justement, les couleurs de ses alliés jointes aux siennes avaient été du plus mauvais effet. Singulièrement sur le duc de Beaufort qui ne combattait à ses côtés que par haine de Mazarin.

Sous les yeux d’Isabelle, horrifiée mais impuissante – il la menaça de l’enfermer si elle intervenait en quoi que ce soit ! –, Condé commença par écrire une lettre furieuse à Madrid puis convoqua autour de lui – et chez elle ! – quelques-uns de ses sous-ordres qui lui amenèrent certains de ces personnages troubles que l’on retrouve toujours à la base des soulèvements populaires. La journée du 3 juillet se déroula ainsi en allées et venues et conciliabules auxquels, naturellement, Isabelle ne participa pas. Et, malheureusement, elle était la seule, à présent que les plus précieux des amis étaient hors de combat.

Nemours, auprès de qui elle se rendit à l’hôtel de Vendôme – depuis leur commun voyage à Montargis, Isabelle entretenait des relations amicales avec l’épouse de son amant –, était beaucoup moins atteint qu’on ne l’avait craint en voyant le sang dont il était couvert, mais le repos au lit lui était encore nécessaire. La Rochefoucauld, rentré dans ses foyers, soutenu par son fils et Gourville, son secrétaire, était aux trois quarts aveugle et risquait la cécité totale. Guitaut lui aussi était hors service. Quant à celui qui était cher entre tous à la jeune femme – son frère ! –, nul ne put lui dire où il avait disparu ! Varangeville, l’un de ses amis qu’elle eut la chance de rencontrer, la rassura : Bouteville avait été légèrement blessé mais il était soigné chez une de ses belles amies dont on tut le nom. Qu’Isabelle d’ailleurs ne demandait pas. De toute façon François avait emboîté le pas à son chef bien-aimé sans donner la moindre explication. Mieux valait qu’il reste en dehors d’une aventure qu’Isabelle ne pouvait s’empêcher de redouter. Ce en quoi elle avait entièrement raison.

On ne dormit guère, cette nuit-là, à l’ex-hôtel de Valençay. Une foule silencieuse de gens de toutes sortes défila. Assez souvent des inconnus de mauvaise mine entraient, passaient quelques instants dans le petit cabinet où Condé les recevait, puis repartaient en cachant leurs visages sous un pan de leur manteau. Or, rien que ces manteaux auraient dû les rendre suspects : la nuit de juillet était poisseuse à force de chaleur et Isabelle, avant d’aller s’étendre sur son lit, se trempa dans un bain d’eau froide puis s’aspergea d’une eau de senteur où la rose se mêlait au jasmin… et oublia sa chemise de nuit. Pour finir, elle ne garda allumés qu’un bougeoir de chaque côté du lit.

Quand enfin Condé la rejoignit, elle feignait de dormir et, les yeux mi-clos sous leurs longs cils, elle observait.

Elle entendit sa respiration s’écourter tandis qu’il se dépouillait en hâte de ses vêtements mais, quand il voulut s’affaler sur elle, l’évita d’une souple torsion des reins et se releva. Frustré, il gronda :

— Viens ici !

— Non ! Je veux d’abord savoir ce que vous machinez depuis ce matin avec tous ces gens que vous attirez chez moi !

— Ce ne sont pas des affaires de femmes !

— J’aimerais avoir là-dessus l’avis de votre sœur ! (Puis, sur un ton plus amène :) Je devine ce que vous avez souffert à la porte Saint- Antoine ! Que vous soyez ivre de vengeance je peux l’admettre mais je vous conjure de réfléchir et de ne pas transformer un malheur en catastrophe…

— Que me chaut ? fit-il, buté. Je te veux ! Tout de suite ! Nous parlerons… après !

Elle n’eut pas le loisir d’ajouter un mot. Apparemment il était moins las qu’elle ne l’avait cru. D’une brusque détente il fut sur elle, l’arracha à la colonne du lit où elle s’appuyait, l’envoya sur le lit puis, lui maintenant les bras écartés, lui ouvrit les jambes d’un coup de genou et entra en elle avec une brutalité qui la fit crier mais ne le calma pas. Bien au contraire  ! La conscience de la violenter parut redoubler son ardeur. En même temps il marmonnait des mots sans suite et à peine articulés qu’elle s’efforça de ne pas entendre et l’affolèrent car elle sentit qu’il abordait les limites de la folie. Elle voulut appeler au secours, hurla mais il la musela d’un baiser qui ressemblait à une morsure…

Pourtant son supplice prit fin brusquement. Une poigne vigoureuse l’arracha d’elle et l’expédia sur le parquet où il resta immobile.

Soudain redressée, elle vit devant elle Bastille, pâle comme un mort.

— Cette brute vous a blessée, fit-il en désignant le sang qui tachait le lit. Je vais appeler…

— Surtout pas ! le modéra-t-elle après avoir constaté que Condé était évanoui. Rentre chez toi au contraire  ! Il n’a pas pu te voir et je saurai quoi lui dire… Envoie-moi Mme de Ricous…

Mais Bastille ne bougeait pas, se contentant de la dévorer des yeux, et elle se rappela alors qu’elle était nue. Elle s’en débarrassa :

— File avant qu’il ne reprenne connaissance  !

Il s’esquiva laissant la place à Agathe qui comme d’habitude ne devait pas être loin et qui, immédiatement, dédramatisa l’événement :

— Quel coup ! s’exclama-t-elle, hilare. Il ne l’a pas tué au moins ?

— Au lieu de dire des sottises aide-moi plutôt à le remettre sur le lit et donne-moi ce qu’il faut pour le ranimer…

— Vous auriez peut-être besoin de soins, vous aussi. Ces taches de sang ! D’ailleurs je vous avais entendue crier et j’accourais…

— Ce n’est pas grave ! J’en guérirai… enfin… je l’espère.

Tandis qu’Agathe bassinait la figure de Condé avec un linge mouillé, elle alla s’envelopper d’un saut de lit en soie blanche et revint faire boire un peu de vieux marc de raisin à la victime de Bastille qu’Agathe redressa en calant un oreiller derrière son dos.

L’alcool eut tôt fait de le ranimer. Agathe alors s’esquiva après avoir donné le verre à sa maîtresse. Et quand, enfin, Condé ouvrit des yeux encore un peu nébuleux, il vit devant lui Isabelle, drapée dans sa soie blanche qui le regardait adossée à une colonnette du lit, le verre à demi plein à la main.

— Que… que s’est-il passé ? balbutia-t-il en se frottant la figure.

— Pas grand-chose ! renseigna-t-elle avec une ironie méprisante. Vous avez perdu la tête, je pense car vous m’avez traitée comme une de ces filles de bourdeaux où l’on dit que vous ne dédaignez pas de vous rendre. Il se trouve que je me suis défendue.

— Vous contre moi ? ricana-t-il. Je vous tenais à ma merci. Quelqu’un a dû venir…

— Oui. Ma femme de chambre. Elle a eu l’impression que vous m’étrangliez et vous a tiré en arrière, ce qui m’a permis de remonter mes pieds sous votre poitrine pour vous repousser contre la colonne du lit où je vous ai frappé avec ce qui m’est tombé sous la main… cette boule à parfums que vous voyez là…

Il prit l’objet, l’examina puis le lâcha :

— On dirait que je vous dois des excuses ?

— Plutôt, oui ! répondit-elle sévèrement en croisant les bras sur sa poitrine. Moi qui croyais être aimée !

Il se releva et s’approcha d’elle :

— Vous n’avez pas le droit d’en douter, Isabelle ! Je vous aime… malheureusement, vous semblez posséder le pouvoir de me rendre fou ! Pardonnez-moi et pensez que demain la journée sera rude…

— Au fait, si nous en parlions un instant ? Dans quelle aventure avez-vous l’intention de vous lancer ?

— Une aventure, non ! Je ne veux que donner une leçon à ces maudits Parisiens qui ont osé me fermer leurs portes au nez, tuant ainsi certains de mes amis.

— Ce que je peux comprendre parce que je partage votre peine et votre colère mais avez-vous songé que, en vous attaquant à ceux qui vous acclamaient si fort il n’y a pas si longtemps, vous alliez entrer dans le jeu de Mazarin ? Ils n’ont jamais cessé de le vomir et vous voulez abattre vos meilleurs défenseurs ?… Avec l’aide, bien sûr, de ces quelques Espagnols qui ont pénétré dans la ville avec vous. Leur vue ne m’a pas été agréable, vous n’êtes pas sans vous en douter ! Aux Parisiens non plus !

— Mais ils sont là comme… observateurs. Vous me pardonnez ?

— Provisoirement !

— Alors, mon cœur, revenez dans mes bras !

— Pas ce soir ! il me faut des soins et je ne vous accorderai qu’un baiser !

— Seulement ?

— Seulement ! Nous verrons demain soir…

Elle posa brièvement ses lèvres sur celles de Condé et, sans lui laisser le temps de la saisir, courut s’enfermer dans son cabinet de bains…

Pour s’apercevoir avec ennui qu’elle aussi avait envie de lui… mais pour rien au monde elle n’aurait voulu qu’il le sache !

Quand elle s’éveilla quelques heures plus tard, il était déjà parti rejoindre son hôtel de Condé afin de s’entretenir plus aisément avec Monsieur, son voisin, mais en lui laissant un mot assez tendre conseillant de ne pas mettre les pieds hors de chez elle, de veiller à ce que ses portes soient hermétiquement fermées et de n’ouvrir qu’à des gens dont elle était sûre…

— Il est bien temps ! marmotta-t-elle. Après avoir vu défiler hier toutes ces figures patibulaires ! S’il a, comme je le crains concocté une nouvelle émeute, je m’y trouve mêlée qu’il le veuille ou non et, en fait de figures patibulaires, il se pourrait que je voie arriver un peloton de gardes venus procéder à mon arrestation.

Elle examinait l’idée d’aller passer la journée auprès de Mme de Brienne qui habitait au faubourg Saint-Germain quand Bastille vint lui proposer de l’y conduire avec Agathe :

— Vous feriez bien même d’y demeurer quelques jours.

Elle savait que son amie ne demanderait pas mieux. Mais comme elle hésitait encore, il ajouta :

— Je reviendrai veiller sur la maison ! Dépêchez-vous, la journée va être dure !

Elle fut pire !…

On était le 4 juillet et le Parlement avait convoqué à l’Hôtel de Ville une assemblée de notables : parlementaires, membres du clergé, représentants des grands corps de métiers, au total plus de quatre cents personnes. Peu à peu la place de Grève et les environs de la Maison commune s’emplirent d’une foule disparate composée de soldats Condéens habillés en ouvriers mais qui n’avaient eu garde d’oublier leurs armes, mêlés à des hommes aux figures rébarbatives et à des femmes du peuple dont certaines de « mauvaise vie ». Tous ces gens poussant des clameurs hostiles contre « les » Mazarin. En outre, ils portaient à leurs chapeaux, bonnets, coiffures ou épinglés sur l’épaule des bouchons de paille. Enfin, au quai de la Seine on avait amarré des bateaux chargés de fagots que, dans la matinée, on déchargea avec l’aide de débardeurs pour les entasser contre les murs de l’Hôtel de Ville.

A une heure de relevée la place débordait. Des « agents secrets » distribuaient de l’argent, surtout aux bateliers et aux plus pauvres pour les pousser à réclamer l’union de la ville et des princes. On avait même tendu les chaînes en travers des artères menant à la Grève.

A l’intérieur du bâtiment où régnait une chaleur de four, l’assemblée était houleuse. On attendait Monsieur et le prince de Condé et, pour inciter à la patience, le procureur du Roi se lança dans un long discours qui ne satisfit personne.

Enfin les princes parurent. Monsieur, la mine renfrognée mais la paille à son chapeau, n’était là que contraint et forcé : Mademoiselle et Condé avaient dû joindre leurs supplications pendant un long moment pour le convaincre. Gaston d’Orléans s’assit dans un fauteuil sous un dais et Condé sur une chaise.

Arriva à cet instant un envoyé du Roi apportant une lettre où Sa Majesté exprimait son mécontentement de l’affaire de la Bastille et de la porte Saint-Antoine qui avait « sauvé les rebelles » mais en évitant soigneusement de s’en prendre à la ville. Bruits divers !

Là-dessus, on décida Monsieur à dire quelques mots. Il s’en tira mal, bafouillant plus ou moins, ce qui rendait son discours à peu près incompréhensible. Son Altesse remerciait. Oui, mais de quoi ? Quant à Condé il s’exprima plus nerveusement, jurant qu’il serait toujours prêt à exposer sa vie et son sang pour la protection de la ville et l’expulsion du Cardinal. La réponse du prévôt des marchands, pratiquement inaudible, ne fut pas ce que l’on pouvait en espérer.

Furieux alors, Condé, en quittant l’Hôtel de Ville, clama :

— Ces gens-là ne veulent rien faire pour nous. Ce sont tous des Mazarin !

On y vit un signal. Avec des hurlements, la foule se rua dans la Maison commune, mit le feu aux portes, fusilla ou égorgea tous ceux qu’elle rencontrait, conseillers ou échevins.