Pendant cinq heures, jusqu’à onze heures du soir environ, les émeutiers furent maîtres, pillèrent, incendièrent, massacrèrent sans que Condé – et encore moins Monsieur ! – veuille intervenir. Jusqu’à ce que, dans l’espoir d’apaiser les esprits… et la soif, Condé expédie cinquante barriques de vin, ce qui eut au moins pour résultat de neutraliser les assaillants. Ayant pris la plus belle cuite de leur vie, ils s’endormirent sur place. Ce fut finalement le duc de Beaufort, le « Roi des Halles », qui réussit à ramener un semblant d’ordre permettant de porter secours à l’Hôtel de Ville en train de flamber…

Une chose était certaine : la journée des Pailles qui aurait pu être le point d’orgue de la Fronde en portant Condé au pouvoir – sous l’égide de Monsieur ! – en sonna le glas. Rendue clairvoyante par le découragement Mademoiselle écrira :

« Cette affaire fut le coup de massue du parti à ma fantaisie (à mon avis). Elle ôta la confiance parmi les gens les mieux intentionnés, intimida les plus hardis, ralentit le zèle de celui qui en avait davantage ; enfin fit tous les plus mauvais effets qui puissent arriver… »

L’on atteignait à l’une de ces situations paradoxales auxquelles excellent les Français. On en avait plus qu’assez de la guerre, et la sanglante journée des Pailles avait mis le comble à l’écœurement général. Tout le monde était d’accord là-dessus. La paix ! Le seul point d’achoppement tenait en un seul mot : comment ? Car si chacun en rêvait, c’était sur le chemin à emprunter que l’on s’opposait, la paix selon la Cour, selon le Parlement et selon les Condéens divergeait notablement parce que chacun voulait le pouvoir. Au fond, on serait retourné au point de départ de la Fronde si le paysage ambiant n’avait beaucoup changé.

Aux ordres du maréchal de Turenne, l’armée royale avait retrouvé de la puissance, ce qui n’était pas le cas de celle de Condé. Ses débris n’étaient plus qu’un ramassis de pillards ravageant les environs de Paris tantôt du côté de Saint-Cloud, tantôt du côté de Corbeil dont les habitants avaient pris les armes contre eux. Les chefs eux-mêmes donnaient l’exemple de l’indiscipline en se querellant entre eux. Paris pansait ses blessures en se refermant autour de ses cours souveraines et s’efforçait de se débarrasser des trublions qui avaient mis le feu à l’Hôtel de Ville. On commençait à se tourner vers le pouvoir légitime qui d’ailleurs avait quitté Saint-Germain. D’abord pour Saint-Denis, ce symbole et cette puissante abbaye où l’on avait recueilli les blessés de la porte Saint-Antoine – la Reine en aurait soigné certains de ses propres mains –, puis, le calme revenu, pour Compiègne. En fait tout ce monde se réconcilierait volontiers si un obstacle – et de taille ! – ne se dressait : Mazarin ! Toujours lui !… Et dont la Reine refusait farouchement de se séparer.

Au milieu de cette pagaille, Isabelle usait de ses faibles moyens à essayer de prêcher un accommodement devenu nécessaire pour éviter le naufrage du royaume. Quant à Mademoiselle, ne rêvant plus que plaies et bosses, elle vivait suspendue aux bulletins de santé de la princesse de Condé qui devenaient de plus en plus inquiétants. Du coup et à peu près sûre – selon elle ! – de la remplacer dans le lit de Monsieur le Prince, elle avait repris les hostilités avec la duchesse de Châtillon dont elle n’hésitait pas à écrire que « Condé ne la traitait plus qu’avec mépris »… Ce dont sa rivale se souciait comme d’une guigne !

Un véritable drame vint réveiller ces semi- torpeurs…

Le 19 juillet, Nemours, toujours hanté par cette misérable question de préséance – certains chuchotaient aussi que les beaux yeux d’Isabelle n’y étaient pas étrangers ! –, Nemours donc piquait une crise de fureur et provoquait en duel son beau-frère Beaufort. Celui-ci, dont la bravoure n’était plus à démontrer, tenta vainement de le ramener au calme :

— Vous venez d’être blessé devant la Bastille, ce serait de la folie !

— Une égratignure ! Elle ne me gêne en rien et je veux vous tuer ! Aussi ce sera l’épée et le pistolet… et à outrance !

— Vous êtes devenu complètement insensé !

— Vous avez peur ? ricana Nemours.

Mais Beaufort déjà lui tournait le dos avec un haussement d’épaules.

On prit donc rendez-vous pour le lendemain au matin dans les jardins de l’hôtel de Vendôme1 en amenant chacun quatre « tenants ». Une vraie bataille rangée puisque dix épées allaient s’aligner pour satisfaire les fantasmes de Nemours.

Le secret fut soigneusement gardé : personne n’en sut rien et ce fut affreusement bref, bien que Beaufort eût tenté jusqu’à la dernière seconde de ramener Nemours à la raison. Sans le moindre succès… Les coups de feu crépitèrent… Nemours tira le premier, manqua Beaufort qui, une dernière fois, essaya de le raisonner. Pour toute réponse, Nemours, lâchant son pistolet, lui porta un violent coup de rapière et le blessa à la main en le traitant de couard. Furieux alors, le duc tira à son tour et l’étendit raide mort d’un coup en pleine poitrine.

Le désespoir de Mme de Nemours fut immense et Isabelle pleura d’un cœur sincère celui qui l’avait tant aimée à un moment où elle en avait eu le plus besoin. Prévenue par Bastille – ainsi d’ailleurs que Condé qui était avec elle –, elle s’était précipitée sur le lieu du drame mais trop tard… Chose étrange, ce fut elle que la jeune veuve réclama. Depuis le voyage à Montargis, une amitié s’était nouée entre les deux femmes. Isabelle alla donc la voir au couvent de la Visitation Sainte-Marie, rue Saint-Antoine, où elle s’était retirée pour quelque temps.

En revanche elle se demanda ce qu’il convenait de penser de la lettre de condoléances qu’elle reçut de Mademoiselle qui, par ailleurs, confiait à qui voulait l’entendre que Condé s’éloignait de Mme de Châtillon de plus en plus, mais cela tenait surtout aux nouvelles que l’on recevait alors de la triste Claire-Clémence qui allait de mal en pis et que l’on s’attendait d’un jour à l’autre à l’annonce de son trépas. Lequel serait suivi, en temps convenable, du remariage de son veuf avec l’héroïne de la porte Saint-Antoine !

Isabelle avait d’autres chats à fouetter. Condé lui avait confié que l’archevêque de Paris, Mgr de Gondi, refusait d’autoriser les funérailles solennelles du pauvre Nemours mort sans repentir et sans avoir reçu le moindre sacrement. Condé ayant échoué dans son entreprise pria Isabelle de bien vouloir s’en charger. Il pensait que les armes d’une aussi jolie femme auraient plus de pouvoir que lui sur un homme dont tous connaissaient le faible pour la gent féminine. Et Isabelle remporta la victoire : Nemours eut ses funérailles !

D’autre part, on apprit peu après que la princesse de Condé venait d’accoucher d’une fille qui ne vécut pas et recouvrait la santé. Les beaux rêves de Mademoiselle s’écroulaient… Le veuf putatif, abandonnant l’idée d’épouser une princesse du sang doublée de la fille la plus riche de France, cessa de lui faire une cour qui, pour être discrète, n’en exaspérait pas moins Isabelle. Encore celle-ci ignorait-elle que lors des visites qu’il rendait aux Tuileries Condé n’hésitait pas à la dénigrer, elle, et à jurer à la naïve princesse qu’Isabelle ne lui inspirait plus qu’une méprisante indifférence2. En fait, Condé jouait un double jeu qu’il ne jugea pas utile de poursuivre une fois Claire-Clémence tirée d’affaire. Il en fit une rechute et Mademoiselle eut beau écrire qu’il refusait sa porte à Isabelle chaque fois qu’elle venait le voir, en réalité c’était dans ses bras qu’il réfugiait ses angoisses et ses accès de fureur devant la tournure que prenaient les événements.

Ceux-ci se montraient d’ailleurs d’une affligeante banalité : partout on ne parlait que de paix. Tout le monde la voulait et Isabelle plus qu’une autre tant elle redoutait de voir Condé passer avec armes et bagages au service de l’Espagne et non plus se contenter de lui demander une aide militaire et pécuniaire… et surtout d’entraîner François à sa suite. Mais de quelque côté qu’elle et ceux qui œuvraient avec elle se tournassent, ils butaient contre le même obstacle : Mazarin !

Le Cardinal était trop intelligent pour ne pas en venir à l’admettre, si humiliant que ce fût pour son orgueil : il résolut de s’éloigner de la Cour en se donnant le mérite de se sacrifier à l’intérêt de la France et d’aller combattre les Espagnols à la frontière. Le 19 août à Compiègne, il faisait ses adieux au Roi qui semblait ému et à la Reine qui avait peine à retenir ses larmes, puis prenait la route de Sedan avec une escorte assez nombreuse pour le mettre à l’abri d’une quelconque embuscade…

Encore qu’on l’eût préféré un peu plus loin – au fond de l’Allemagne, des Pays-Bas ou même de la Russie ! –, Paris s’offrit une fête à tout casser : on illumina, on dansa dans les rues – et dans les salons ! –, le vin coula à flots des fontaines et on s’embrassait entre inconnus pour un oui ou pour un non. Monsieur donna un bal au Luxembourg où parurent les plus jolies femmes – dont Isabelle plus ravissante que jamais et bien sûr Mademoiselle qui, elle, l’était moins.

Aussitôt après l’union sacrée parut se faire : le Parlement, les bourgeois, le petit peuple et les princes se mirent d’accord pour envoyer une délégation au Roi et le supplier de revenir à Paris où il ne trouverait plus que de fidèles sujets…

Mais il apparut qu’il y eut des degrés dans la fidélité en question. Ainsi les princes n’oublièrent pas de renouveler leurs anciennes doléances.

n première réponse, le Roi ordonna aux parlementaires de le rejoindre. Dix-sept seulement s’y résolurent. Alors commencèrent une série de négociations ressemblant beaucoup à des marchandages.

En fait, que Mazarin fût là en personne ou à la frontière ne changeait pas grand-chose : il avait conservé intacte son influence ; les ministres en fonction étaient plus ou moins ses créatures et ne faisaient rien sans le consulter par voie d’agents secrets qui se mirent à fleurir comme violettes au printemps… Et si, pour la plupart, ils demeurèrent bien à l’abri sous leurs manteaux couleur de muraille, leurs masques et leurs divers aspects, leur chef sortit bientôt de sa semi-obscurité pour apparaître dans la lumière – discrète à vrai dire ! – des cabinets de conversation  : on l’appelait, sous le manteau, l’Eminence grise du Cardinal bien qu’il ne ressemblât en rien au défunt père Joseph du Tremblay qui, auprès de Richelieu, avait inauguré l’appellation, laquelle d’ailleurs lui allait comme un gant.

Rien de tout cela chez l’abbé Fouquet qui ressemblait à tout sauf à un prêtre même s’il portait le titre d’aumônier du Roi. Ce personnage redoutable – car il l’était ! – se montrait sous les aspects d’un jeune et hardi cavalier à la légère moustache blonde, aux traits fins éclairés par de beaux yeux bleu foncé légèrement étirés, à la bouche sensuelle et au sourire dévastateur qui maniait mieux l’épée qu’il ne disait la messe. Agé de trente ans tout juste, il était baron de Dannemarie, gratifié du bénéfice de l’abbaye de Noailles. Bientôt décoré de l’ordre du Saint Esprit, ce fils d’une grande famille de parlementaires dont le frère aîné, Nicolas, procureur du Roi, serait dans peu de temps surintendant des Finances et ferait quelque bruit dans le monde, ne lui ressemblait que par un physique avantageux… Il n’en avait ni la générosité, ni le goût infaillible, ni la suprême élégance.

Son ambition à lui était sans scrupules. Ayant le génie de l’intrigue et doué d’une activité infatigable, il ressemblait par certains côtés au cardinal de Retz qu’il jalousait autant que l’autre le détestait. Il avait débuté dans la vie comme subalterne dans la clique des espions qu’entretenait Mazarin, mais s’était distingué deux ans plus tôt en se faisant livrer par surprise les places de Clarmont et de Damvillers occupées par les troupes de Condé d’une façon peu orthodoxe : il avait trouvé moyen de soudoyer les deux garnisons en levant – par quel procédé ? – sur la Normandie3 une contribution de un million cent mille écus sur lesquels le Cardinal avait prélevés cent mille pour compenser la vente de ses meubles et livres par les Frondeurs.

Aussi, depuis cet exploit, le confident et préféré de Mazarin était à Paris où il pratiquait avec brio l’espionnage, l’art de susciter des mouvements populaires, voire de sanglantes émeutes contre les princes. Et c’était cet homme-là que Mazarin chargea de négocier avec lesdits princes.

Comptant sur son astuce et ses talents de comédien, l’abbé Basile pensait ne faire qu’une bouchée de Condé – un militaire atrabilaire – et de Monsieur qui ne valait rien en politique étant uniquement sensible au son mélodieux des pièces d’or.

Les autres princes, la redoutable duchesse de Longueville et son frère Conti toujours aussi épris d’elle continuaient à régner sur le Sud-Ouest et à coqueter avec les Espagnols. Quant au duc de Longueville, pratiquement brouillé avec sa femme, il continuait de bouder dans son château de Trie et ne voulait plus entendre parler de quoi que ce fût.