— A quoi voyez-vous cela ?

— A son regard. Avez-vous déjà essayé de le soutenir ?

— N… on ! Je n’ai jamais essayé.

— Vous devriez… si vous l’osez ! C’est plein d’enseignement ! Et c’est pourquoi je me tue à répéter qu’il faut que ce règne soit ! Avec Condé à la tête de ses armées et un brillant ministre des Finances – pourquoi pas votre frère aîné que l’on dit fort entendu en la matière ? –, la France recouvrera son prestige !

— J’en suis persuadé mais il faudrait que, de votre côté, vous admettiez que le Roi aime beaucoup le Cardinal !

— Il faudrait croire alors qu’il est un remarquable dissimulé. Quel fils peut aimer l’amant de sa mère ? Surtout si elle est reine !

Il y eut un silence que l’abbé employa à admirer son hôtesse. Jamais femme ne l’avait séduit à ce point et, en la quittant, il emportait avec lui le vif désir de lui plaire. Après tout Mazarin n’était plus dans sa première jeunesse contrairement à eux deux… Décidé à tout pour l’obtenir, il accepterait peu à peu l’idée de mettre en lumière les desiderata des princes en oubliant le Cardinal qui était cependant son patron.

Aussi pendant le mois de septembre ce fut un échange continuel entre Compiègne et l’hôtel de Condé. Mais, à mesure, l’intransigeance de Condé, qui poussé par les courriers de sa sœur ne voulait renoncer à aucune de ses prétentions, réduisit de plus en plus le champ de manœuvre. Principalement quand on sut, à Compiègne, que l’abbé Basile était tombé amoureux d’Isabelle. Aussi le remplaça-t-on par un sévère magistrat, M. d’Aligre, totalement imperméable au charme féminin mais qui n’eut guère le temps d’exercer ses talents : le 4 octobre, le ministre Le Tellier chargeait l’abbé Basile de remettre à Mme de Châtillon une sorte d’ultimatum à l’adresse de Condé. Les conditions proposées étaient en tel désaccord avec les volontés du Prince qu’Isabelle les déclara « trop funestes » et refusa de les transmettre, ajoutant que si l’on tenait à ce que Son Altesse en soit informée, on n’avait qu’à s’adresser à MM. de Chavigny ou de Rohan mais non à elle. C’est Chavigny qui en fut chargé et, naturellement, elles furent rejetées avec dédain par Condé. Sans d’ailleurs qu’Isabelle – comme Condé lui-même – en fût affectée car, tandis que l’on se livrait, par écrit, à un dialogue de sourds, il s’était produit quelque chose qui avait renforcé la détermination du Prince : le duc de Lorraine était revenu !

Eh oui ! Charles IV – qui sans doute n’avait pas trouvé preneur au prix qu’il estimait ! – venait de reparaître avec sa belle petite armée astiquée, bichonnée – vrai modèle d’exposition ! – et s’installait au château de Grosbois, défendu d’un côté par la vallée de l’Yerres et de l’autre par une profonde forêt s’étendant jusqu’à Valenton et Villeneuve-Saint-Georges. Déjà habitué, Turenne était retourné bivouaquer philosophiquement sur les hauteurs de Villeneuve, en bonne place pour attendre la suite des événements.

Mais il ne bougea pas le petit doigt.

Cette fois, le duc à éclipses annonçait ses intentions : il venait de se mettre au service de Monsieur le Prince et faire sa cour à Mlle de Montpensier que sa fortune auréolait d’une belle lumière dorée.

Comme à sa dernière apparition, tout Paris se précipita chez Lorraine pour admirer, festoyer. L’héroïne de la fête c’était naturellement Mademoiselle, qui, bien sûr, commença par lui demander la raison de sa précédente fuite. Il lui confia alors, des larmes dans la voix, qu’il « s’était laissé empaumer par le cardinal de Retz » – remarquablement discret ces derniers temps ! – et les propositions de la Cour,  « ce dont il s’était fort repenti depuis ».

Aussi pouvait-on le voir au lever de Mademoiselle, à genoux devant son lit et la couvrant de compliments dithyrambiques, jurant d’être à jamais son serviteur dévoué de même qu’il assurait Condé d’une amitié indéfectible. Tous deux le crurent, ainsi d’ailleurs qu’Isabelle que son amant mena un jour dîner4 à Grosbois pour admirer la belle ordonnance de l’armée. Ce qui ne fit aucun plaisir à Mademoiselle, laquelle accusa sa rivale de vouloir séduire le duc.

Il n’en était rien, évidemment, mais Isabelle, comme Condé, n’en virent pas moins dans Charles IV l’envoyé du Ciel qui allait rendre possibles de nouvelles tractations avec la Cour sans faire appel aux Espagnols. Soulagée à un point extrême, la jeune femme mit fin à ses entretiens avec l’abbé Fouquet – de toute façon n’était-il pas remplacé par M. d’Aligre ? – qui le prit très mal. Il était réellement tombé amoureux d’elle et son orgueil n’admettait pas d’être éconduit. Et, le jour où elle lui fit comprendre qu’ils allaient devoir « espacer » leurs rencontres et même y mettre fin pendant un temps, il leva le masque :

— Parce que vous pensez que je ne vous suis plus utile vous me rejetez ?

— Nullement et je serai toujours heureuse de recevoir l’ami que vous êtes !

— Ami ? Allons donc ! Vous savez pertinemment que je suis fou de vous et veux être votre amant !

— Et vous savez pertinemment que la place est prise…

— Condé court à sa perte. Vous aurez peut-être alors besoin d’un protecteur ?

Le mot déplut à Isabelle parce qu’il offensait son orgueil. Elle rendit coup pour coup :

— Quand on est duchesse de Châtillon-Coligny et née Montmorency on n’accepte d’autre protection que d’un roi ou d’un prince de sang royal. Pas d’un Basile Fouquet !

— Vraiment ? Je vous imaginais plus intelligente mais vous aurez lieu de regretter vos dédains et il se peut qu’un jour…

— Jamais ! Au rang où je me trouve on ne peut redouter que la peine capitale…

— Et elle ne vous fait pas peur ?

— Mon père avait vingt-sept ans quand il l’a affrontée en souriant ! Et je me veux sa fille ! Je regrette que le noble jeu d’épées ne soit pas admis pour une femme ! Soyez-en persuadé, l’abbé ! Le temps approche où cette guerre stupide prendra fin et où la vie retrouvera son cours normal lors du sacre d’un roi qu’il fera bon servir sans arrière- pensée !

— Oh, j’en demeure d’accord et je servirai naturellement le Roi puisque je sers Mazarin dont il prise fort les avis…

— … Et dont le noble exil n’était rien d’autre qu’une comédie de plus !

— Pourquoi pas ? Le jeu en vaut bien la chandelle ? Quant à votre prince adoré il se pourrait qu’il ne trouve plus l’existence aussi agréable que par le passé ! Vous non plus d’ailleurs…

— Qui vivra verra !…

Elle lui avait tourné le dos en haussant les épaules et en sonnant pour qu’on le raccompagne à la porte.

Depuis l’ultimatum du 4 octobre les rapports avaient cessé entre la Cour et Condé. Le Parlement était abattu et le peuple réclamait la paix. Les promenades et petites fêtes au camp de Grosbois laissaient supposer qu’elle était en bonne marche. Surtout quand on apprit, le 13, que, fidèle à ce qui devenait une habitude, le duc de Lorraine venait de décamper nuitamment mais, cette fois, Condé ne s’en émut pas :

— Je vais le suivre, Isabelle, confia-t-il à la jeune femme accourue dès qu’elle sut la nouvelle. Je m’apprêtais d’ailleurs à me rendre chez vous pour vous l’annoncer… et aussi apprendre de vos lèvres si vous êtes disposée à m’accompagner.

Encore sous le choc, elle le regarda sans paraître comprendre  :

— Que je vous accompagne ?… Mais où ?

— Là où je vais…

— A Nancy avec l’armée du duc Charles ?

— Non. Chez les Espagnols… en Flandres.

— Vous n’allez pas faire cela ? fit-elle, épouvantée. Vous n’allez pas trahir ? Pas vous ?

— Si je veux continuer à vivre je n’ai pas le choix. En dépit de nos efforts communs, c’est ma vie et celle des miens que je vais défendre. Mais c’est la vôtre qui me tourmente le plus et c’est pourquoi je viens vous chercher…

Il la prit dans ses bras où elle se blottit d’instinct les yeux pleins de larmes.

— Je vous aime, ma douce, murmura-t-il dans ses cheveux, avant d’y plonger les mains pour porter les lèvres de son amie à la hauteur des siennes. Dieu m’est témoin que ce n’est pas d’un cœur léger que je pars mais, si je ne vous emmène pas avec moi, les jours me seront cruels… et les nuits plus encore ! J’ai besoin de vous, de votre enthousiasme, de votre incroyable vitalité, de votre sourire, de la douceur de vos bras… de votre corps enfin qui fait de mes nuits un enchantement.

Le baiser qui suivit la fit défaillir. Elle comprit en cet instant qu’elle adorait cet homme et ne rêvait rien de mieux que de le laisser l’emporter, que le bonheur était à sa portée et que jamais peut-être elle ne le retrouverait, mais aussi qu’elle n’était pas libre de l’écouter. Si elle partait, il n’y aurait plus personne pour le défendre et tenter d’obtenir sa grâce quand il n’en pourrait plus de vivre à l’étranger loin de tout ce qu’il aimait. Et puis :

— Je suis désespérée d’être éloignée de vous et pourtant combien je préférerais pouvoir vous suivre… mais comprenez que je n’en ai pas le droit !

— Vous avez tous les droits !

— Sauf celui de vous faire changer d’avis ! Mais rappelez-vous que j’ai un fils ! Même si – je vous l’accorde ! – il ne voit pas souvent sa mère, je serais indigne si je l’abandonnais – pauvre petit qui n’a pas connu son père ! – à la vindicte de la Cour. On lui confisquerait tout comme on vous confisquera tout à commencer par votre magnifique Chantilly. Y avez-vous songé ?

— Je saurai le reconquérir !

— Et cet hôtel ? Et Saint-Maur ? Et cette vie que vous aimiez tant ? Vous êtes Son Altesse royale le prince Louis de Bourbon-Condé mais vous ne serez plus qu’un traître promis au bourreau ! C’est cela que vous cherchez ? Que je meure de chagrin et votre fils de misère ? Alors qu’il serait si facile de faire amende honorable devant votre Roi ? Dignement et en noble équipage…

La porte en s’ouvrant lui coupa la parole. François de Bouteville apparut :

— Pardonnez-moi, Monseigneur ! Je venais vous dire que nous sommes prêts à partir et que…

Il s’interrompit tandis que sa sœur le regardait avec une douloureuse incrédulité :

— Vous aussi, mon frère ? Faut-il donc que le dernier des Montmorency trahisse son pays, son Roi et son drapeau aux fleurs de lys ?

Il courut à elle, prenant entre les siennes des mains qui se glaçaient :

— Vous le savez depuis toujours, Isabelle, que j’ai fait serment d’allégeance à notre Prince bien-aimé et vous devriez être la première à m’encourager, vous dont ce damné Mazarin se joue impunément. C’est à lui seul que nous allons faire la guerre parce que nous estimons que le Roi sera mieux servi quand Son Eminence aura rejoint Satan son maître !

— Dans ce cas tendez-lui une embuscade et pourfendez-le par une nuit sans lune !

— Je ne suis pas un assassin !

— Vous ne me l’apprenez pas. Mais pouvez-vous m’expliquer ce que vous éprouverez quand, au premier engagement, vous marcherez sous les étendards brodés des tours de Castille et des lions d’Aragon pour piétiner ceux aux fleurs de lys dans la boue sanglante d’un champ de bataille et quand vous enfoncerez votre épée dans le corps d’un inconnu dont le seul tort sera d’être français… vous qui rêviez il n’y a pas si longtemps d’obtenir le bâton de maréchal de France ?

— Taisez-vous ! Vous n’avez pas le droit de me dire cela !

— Ah non ?… Et, imaginons que cet homme inconnu ne le soit pas ?… Un ancien ami… ou pourquoi pas M. de Turenne à qui vous vouiez une telle admiration ! Que ferez-vous à ce moment-là, François de Montmorency-Bouteville ?

— Pour l’amour du Ciel faites-la taire, Monseigneur !

— Je n’essaierai même pas parce que c’est impossible ! Mieux vaut nous séparer ! Un jour viendra où elle comprendra que nous avons raison ! Par exemple quand le Roi nous remerciera d’avoir abattu le mauvais génie de sa mère ! Venez à présent ! Nous nous reverrons, Isabelle ! Jamais je ne renoncerai à vous !

Et il entraîna François sans lui laisser le temps d’embrasser sa sœur. Il savait qu’elle s’accrocherait et que l’adieu n’en serait que plus déchirant. Pourtant il se trompait. Foudroyée par cette double séparation, Isabelle, incapable de faire seulement un pas, se laissa glisser à terre, évanouie…

C’est là que Mme de Brienne, sans nouvelles depuis plusieurs jours, la trouva et la fit transporter chez elle où elle la mit au lit avec l’aide d’Agathe. L’effondrement des nerfs d’Isabelle lui ôtait toutes forces. L’excellente femme s’établit auprès d’elle assistée de Marie de Saint-Sauveur et entreprit de la remettre sur pied. Encore ignoraient-elles que l’abbé Fouquet avait répondu à Mazarin, son maître, de la tranquillité de la capitale en vue du retour du Roi, à condition d’en expulser certaines personnes trop attachées au parti de Monsieur le Prince, à commencer par Mme de Châtillon !