A l’entrée de la duchesse il sauta sur ses pieds, avala de travers, s’étrangla, reçut de Bastille une claque dans le dos, cracha et enfin s’excusa d’une voix enrouée d’avoir accepté de se restaurer avant d’aller délivrer son message – « c’est que j’avais tellement froid » – et finalement réussit à sortir une lettre de l’intérieur de son pourpoint en s’inclinant.

— Avez-vous d’autres courriers à délivrer ou repartez-vous demain matin ?

— Oui, madame la duchesse, muni d’une lettre, j’espère, que l’on attend avec impatience. Je n’ai d’ordres que pour vous !

— Vous aurez votre lettre ! sourit la jeune femme. En attendant je vous souhaite bon appétit et bonne nuit !

Elle-même remonta s’enfermer dans sa chambre avec le bienheureux message qu’elle embrassa avant de l’ouvrir et davantage encore quand elle en eut pris connaissance :

« Votre présence me manque à un point que je n’aurais su imaginer, avait griffonné fiévreusement Condé. Tout en moi vous appelle et pourtant je n’ai pas le droit de vous faire venir mais, au moins, donnez-moi toutes les nouvelles que vous pourrez recueillir. Peut-être avec le temps sera-t-il possible de nous joindre sans éveiller les curiosités car pour rien au monde mon ange, je voudrais vous mettre en danger… »

La tentation était forte pour Isabelle d’enfiler un ajustement d’homme – elle en gardait un tout préparé au cas où il lui faudrait fuir – et de suivre Ricous lorsqu’il repartirait mais tant que Condé ne l’appellerait pas formellement mieux valait s’en tenir aux décisions prises ensemble… Et puis l’hiver était là, rendant les communications plus difficiles. Et elle ne voulait pas confier de nouveau son fils à sa mère. L’enfant avait pris sa place dans le cœur d’Isabelle et elle le quittait le moins possible. C’était si délicieux de le voir s’éveiller à la vie !

S’il n’y avait eu ces heures de tendresse, elle se fut vite ennuyée dans son château que la neige cerna début décembre. Même le courrier de Paris passait mal. Ainsi de sa correspondance avec Mme de Brienne. La chère femme, clouée au lit par une bronchite, avait beau noircir des pages et des pages à l’intention de son amie pour la distraire, son courrier ne parvenait que spasmodiquement. Il n’en faisait pas moins soupirer Isabelle, qu’elle s’efforçait de tenir au courant des derniers potins de la Cour et surtout de ce qui se passait dans Paris ! La capitale qui s’était prise d’amour pour son jeune Roi ne cessait de fêter son retour. Au Louvre et ailleurs ce n’était que bals, comédies et réjouissances de toutes sortes qui suscitaient de gros regrets chez l’exilée. Quant à Marie de Saint-Sauveur, elle séjournait dans sa famille, en Normandie, où l’on tentait de la remarier. D’ailleurs sa mère était malade et Marie ne quittait guère son chevet.

Cependant le Ciel montra quelque indulgence à la petite duchesse, peut-être un peu trop amie des plaisirs, en lui envoyant deux voisins des plus distrayants qui la sachant isolée décidèrent de la distraire. Tous deux étaient anglais.

L’un, William Croft, « riche et d’humeur tranquille » avait acheté non loin de Mello une assez belle propriété où il se livrait aux plaisirs de la chasse. L’autre, lord Digby, plus remuant, était un original. En effet, homme d’épée avant tout mais privé de roi comme de royaume par le sieur Cromwell, il avait traversé le Channel pour mettre ses talents au service de la France et commandait un petit corps de troupes à Pontoise. Ce qui ne l’empêchait pas – ayant de vastes loisirs ! – de se livrer à des recherches scientifiques prétendument couronnées de succès par la découverte d’une certaine « poudre de sympathie » destinée, comme son nom l’indique, à changer en ami dévoué le plus agressif des mauvais coucheurs.

Un beau jour, ils débarquèrent à Mello et armés d’une bonne humeur qui trouva tout de suite son écho chez Isabelle dont la beauté et l’amabilité les séduisirent tous les deux à la fois, sans éveiller d’ailleurs l’ombre d’une rivalité… mais leur inspira une idée qu’ils gardèrent pour eux dans les débuts… Croft lui enseigna les plaisirs de la chasse cependant que Digby disputait contre elle de féroces tournois de quilles qui firent gagner quelque trente mille livres à la jeune femme.

Les deux compères attendirent sagement d’avoir bien pris pied au château quand ils demandèrent respectueusement à leur hôtesse la permission de lui présenter un seigneur de leurs amis. Et c’est ainsi qu’un matin, nimbé d’un timide soleil hivernal, le roi Charles II d’Angleterre fit son entrée à Mello !

Ce fut pour Isabelle la meilleure des surprises. Le jeune Roi – toujours errant ! – n’était pas un inconnu, loin de là ! Elle l’avait rencontré quelque temps après la mort de son époux alors que lui pleurait son père, Charles Ier, dont Cromwell avait fait tomber la tête sur l’échafaud bâti contre les fenêtres de sa chambre au palais de White Hall. Le prince était passé en France pour venir embrasser sa mère, la Reine Henriette Marie, et sa sœur cadette Henriette auxquelles Mazarin accordait alors une chiche hospitalité dans des pièces laissées peu à peu à l’abandon du palais du Louvre. Ce palais qui cependant avait été celui d’Henri IV, père de la Reine déchue, où les deux réfugiées étaient en droit d’espérer un traitement plus conforme sinon à leur rang, du moins à la hauteur de leur malheur, mais Louis XIII était au tombeau, comme le cardinal de Richelieu, et celui qui régnait ignorait la générosité…

Sa politique l’engageait même à envisager un accord intéressant avec la toute neuve république britannique. Aussi ne prit-il pas de gants pour faire entendre au prince qu’il n’était pas vraiment persona grata en France. Mais avant d’entamer un long périple à travers l’Europe dans l’espoir d’obtenir du secours, Charles avait été reçu avec enthousiasme par les princes et c’est à cette époque qu’il avait rencontré Isabelle dont le charme avait opéré aussitôt sur lui. Il convient de préciser qu’à l’instar du Béarnais, son grand-père, il prenait feu dès qu’une beauté croisait son chemin.

Ce fut au cours d’une chasse donnée par William Croft qu’il revit la duchesse et retomba sous son charme…

Lui-même ne manquait pas de séduction, de taille élevée, très brun, la peau mate, il avait hérité de son aïeul français le fameux nez Bourbon, les magnifiques yeux bleus, la faconde et l’heureux caractère. Il fut loin de déplaire mais Isabelle était trop fine pour céder à ses instances. Ils galopèrent ensemble, se promenèrent ensemble, dansèrent ensemble et eurent de longs entretiens mais rien de plus. Le bruit était en effet revenu à la jeune femme des intentions du royal galant : il songerait à l’épouser ! Elle était de grande maison, belle ô combien, riche, ce qui n’était pas à dédaigner, et permettrait à Charles de s’implanter en France. Mais tout ce bruit revint aux oreilles de la Reine Henriette Marie et elle fut formelle : seule une princesse de sang royal pouvait coiffer la couronne anglaise, même réduite à l’état de fantôme !…

Le prince déplaisait au moins autant à Condé qui expédia Ricous muni d’une lettre assez tendre pour amener des larmes aux yeux d’Isabelle : son bien-aimé entendait la garder pour lui seul ! A la désolation d’Agathe qui, en coiffant Isabelle, soupirait souvent :

— Quelle belle reine vous feriez pourtant !

A quoi celle-ci répondait qu’il ne fallait rien regretter de ce qui ne pouvait se faire et qu’elle n’avait aucune envie de s’en aller régner sur des sauvages capables de trancher la tête de leur souverain…

Son affaire, à elle, c’était de réussir enfin à arracher son prince à sa folie, à le ramener au petit bon sens et à retrouver l’estime et l’amitié du seul roi digne des services d’un prince de Condé. Malheureusement plus le temps passait, plus l’horizon s’assombrissait.

Même si, à la Cour, les fêtes succédaient aux fêtes et si Paris avait réservé à Mazarin un accueil trop enthousiaste pour n’être pas excessif, celui-ci tout en distribuant sourires et larmes d’émotion n’oubliait rien : ni les huées de naguère, ni les menaces de mort, ni le pillage de sa demeure et la dispersion de ses meubles et objets collectionnés avec amour. Il en avait dressé la liste et les hommes de l’abbé Basile étaient chargés de les retrouver et de les rapatrier discrètement… par tous les moyens et en dépensant le moins possible. Mais il y avait aussi les meneurs : magistrats, gens d’épée, nobles ou bourgeois de Paris sur qui les lettres de cachet commencèrent à pleuvoir, tous ceux « suspects d’attachement à Condé » qui n’avaient pas quitté Paris ou y étaient rentrés secrètement. Mazarin était trop astucieux pour crier vengeance en son propre nom : il n’était question que de « l’attachement réel ou supposé » au traître Condé.

Quant à Mme de Châtillon, un billet anonyme lui apprit qu’elle était surveillée.

C’est ainsi que, un soir où elle avait convié Digby et Croft, ce dernier vint seul mais nanti de quelques bouteilles de vin de sa cave en annonçant que Digby ne pouvait se joindre à eux.

— Il est malade ? s’inquiéta Isabelle. Il est vrai que nous avons un temps exécrable depuis une semaine…

— Vous devez vous douter que pluie et vent ne l’ont jamais incommodé. Pas plus que moi. Nous sommes anglais, rappelez-vous ! ajouta-t-il avec un bon sourire. Non, mais comme vous ne l’ignorez pas, il commande une compagnie à Pontoise et il a reçu l’ordre de ne plus s’éloigner de son commandement jusqu’à nouvel ordre. Cela par la voie officielle mais, d’autre part, il a trouvé, dans sa chambre, un billet sans signature l’avertissant d’avoir à oublier le chemin du château de Mello s’il voulait s’éviter de graves ennuis… comme d’être raccompagné en Angleterre où il n’a aucune chance d’être accueilli chaleureusement… Le bruit court que Mazarin serait sur le point de signer un contrat avec Cromwell…

— Et vous ? Vous n’avez rien reçu ?

— Absolument rien, mais moi je ne suis qu’un propriétaire terrien de peu d’importance. Et j’ai pour vous une extrême amitié, madame la duchesse. Quant à Digby il vous fait savoir qu’il est désolé et que, si cet état de choses perdurait, il revendrait sa compagnie pour acheter une propriété dans la contrée… et continuer à jouer aux quilles ! A votre bonne santé ! conclut-il en levant son verre pour trinquer à la mode paysanne.

L’incident n’en donna pas moins à penser à Isabelle. Non seulement ses espoirs d’un accommodement entre Condé et la Cour rétrécissaient comme peau de chagrin mais il allait falloir redoubler de précautions dans les jours à venir et dans la poursuite de sa correspondance avec son amant si elle voulait pouvoir continuer à le servir.

Cependant elle se promit, au prochain passage de Jacques de Ricous, de le mettre verbalement au courant de la situation pour qu’il la rapporte à son maître. Les lettres allaient, sans doute, se révéler de plus en plus dangereuses.

Avec le temps, le messager du Prince avait pris l’habitude de faire étape à Mello. Cela lui permettait de prendre du repos après une longue chevauchée et d’assurer le dialogue entre Condé et la duchesse. Dialogue qui relevait parfois de la dispute. Envers et contre tout, Isabelle s’obstinait à prêcher le retour au droit chemin, la route espagnole – pas fameuse en temps normal ! – lui paraissait de plus en plus truffée d’ornières et d’aspérités… Côté Condé, la position demeurait invariable : il irait peut-être mettre genou en terre devant son jeune cousin quand Mazarin ne serait plus dans le paysage.

— En vérité pas de quoi fouetter un chat, commenta Mme de Brienne qui venait passer souvent quelques jours à Mello où elle se trouvait mieux que dans son hôtel parisien.

On ne s’ennuyait jamais avec Isabelle et, en outre, elle s’était prise d’affection pour le petit Louis-Gaspard, ce qui donnait parfois de l’humeur à Mme de Bouteville. Comme le marmot lui avait été souvent confié, la grand-mère avait tendance à le considérer comme sa propriété. Isabelle prenait alors la défense de son amie : la chère Brienne était – bien réellement ! – la meilleure femme du monde ; pour sa part Isabelle l’aimait beaucoup et, en outre – chose primordiale –, elle demeurait en excellents termes avec la Reine. Ce qui lui permettait de rassurer sa jeune amie de ce côté-là : Sa Majesté, jugeant à leur juste valeur les efforts incessants de la duchesse au profit de la concorde entre les princes, lui gardait sa bienveillance… Celle-ci demeurait sans doute fidèle à ses amours autant qu’à ses amitiés d’enfance – ce qui était assez naturel ! – mais au moins elle n’avait jamais réclamé la tête du précieux Mazarin.

Ricous arriva à la nuit tombée, deux jours après Mme de Brienne, à moitié mort de fatigue. Il avait couru sans désemparer depuis Bruxelles et venait seulement se reposer avant d’entrer dans Paris où il avait une affaire importante à traiter pour Monsieur le Prince. Celui-ci n’avait d’ailleurs pas manqué de lui remettre à l’attention de Mme de Châtillon le rituel billet amoureux… qui cette fois, cependant, employait un ton passionné qui, lui, n’était pas habituel : Condé suppliait Isabelle de le rejoindre parce que son absence lui devenait insupportable. Il avait besoin d’elle, besoin physiquement ! Jamais il ne l’avait aussi ardemment désirée ! Il allait bientôt partir en campagne et, pour la paix de son cœur comme de ses sens, elle devait venir à lui… Ricous la reprendrait au passage et l’escorterait !