La lecture de cette missive enflammée ne pouvait que troubler Isabelle. N’eût-elle écouté que l’appel de sa passion, elle eût fait seller un cheval et, sous la seule escorte de Bastille, aurait galopé le rejoindre les bras tendus mais, tandis qu’elle se tournait et retournait dans son lit à la recherche d’un sommeil qui se refusait, elle entendit pleurer son fils et se précipita dans sa chambre où elle trouva Jeannette penchée sur le lit :

— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle. Il est malade ?

— Il ne le semblait pas quand je l’ai couché. On dirait pourtant qu’il est un peu fiévreux.

Isabelle prit l’enfant dans ses bras. Il lui parut rouge. De même son front et ses menottes étaient anormalement brûlants… Elle décida aussitôt d’envoyer un valet chercher le médecin et resta à le bercer jusqu’à l’arrivée du praticien qu’elle connaissait de longue date et qui se montra plutôt rassurant. C’était l’une de ces fièvres de printemps auxquelles les petits enfants étaient souvent sensibles… Il fallait le garder au chaud. Il promit de revenir le lendemain soir…

En rejoignant sa chambre Isabelle pria Agathe de lui amener son beau-frère avant son départ.

— Il part à l’aube. Madame la duchesse n’aura guère dormi !

— C’est sans importance. Il faut que je lui parle !

Avant donc que le jour ne soit levé, Agathe introduisit Ricous chez sa maîtresse. Sans doute celui-ci s’interrogeait-il sur ce qu’elle pouvait lui vouloir car il paraissait contrarié. Un bref salut et il s’enquérait :

— Madame la duchesse désire me voir ? Je n’ai pas beaucoup de temps à lui consacrer.

— Aussi n’en userai-je guère. Quand pensez-vous être de retour ?

— Je ne compte pas m’attarder : ce soir sans aucun doute. Je dois seulement me rendre chez M. Bertaut que madame la duchesse connaît.

— Le maître des eaux et forêts de Bourgogne ? Comment se fait-il qu’il ne soit pas à Dijon ?

— Il est très introduit dans nombre de cercles et nous rend des services. Il m’attend et je ne fais que l’aller et retour. Si madame la duchesse veut me remettre un message, qu’elle se hâte de le préparer. Selon l’heure je relaierai peut-être plus loin…

— C’est parfait ! Faites ce que l’on vous a commandé, Ricous. La lettre sera prête dans une heure. Et, en attendant, dites à M. Bertaut mes pensées les plus amicales et aussi qu’il sera le bienvenu s’il a le courage de venir visiter l’exilée que je suis…

Le sort en avait décidé pour elle. Il ne pouvait être question de se rendre auprès de Condé, ne fût-ce que pour quelques heures, alors que son fils était souffrant. Que son état s’aggrave et elle se le reprocherait sa vie durant… En quittant Ricous, elle passa chez l’enfant et se pencha sur lui :

— Il est encore un peu rouge, chuchota Jeannette, mais je crois qu’il a moins de fièvre. D’ailleurs depuis minuit il ne tousse plus !

Isabelle caressa d’un doigt léger une petite joue tiède et s’inclina pour baiser le front de son fils. Elle éprouvait soudain une violente envie de le prendre dans ses bras, de le bercer. Non seulement elle ne regrettait pas sa décision mais elle sentait qu’elle n’aurait pas pu aller jusqu’au bout : à un point quelconque du chemin, elle aurait fait demi-tour. Qu’était l’étreinte d’un amant auprès de la tendresse confiante d’un petit enfant ?

Et quand il revint dans l’après-midi, ce fut sans arrière-pensée qu’elle remit à Ricous le message à l’adresse de Condé… Puis s’efforça de n’y plus songer.

Le lendemain, elle vit arriver un William Croft dont l’humeur n’était pas aussi joviale que de coutume. Il confia à son amie que, ces temps derniers, leur aimable région semblait attirer les espions comme le miel attire les mouches.

— L’un d’eux a même essayé de s’introduire chez moi, se plaignit-il. Il se prétendait malade et demandait qu’on l’assiste. Mais Hubbard mon maître d’hôtel possède un flair singulier pour détecter ces gens-là ! J’aurais voulu que vous voyiez « la taupe » détaler en criant « au secours » après quelques minutes en tête à tête avec lui. Digby aussi a vu venir des gens bizarres mais surtout un certain Fouquet qui se donne des allures de gentilhomme pour l’avertir que Monseigneur de Condé aurait des vues sur Pontoise et songerait à s’en emparer…

— Pontoise ? Quelle idée saugrenue ! Qu’en ferait-il là où il se trouve ?

Elle regretta aussitôt la fin de sa phrase en entendant l’Anglais demander :

— Où donc ?

— En Flandres, voyons ! Tout le monde sait cela !

— Quoi qu’il en soit, le Prince se soucierait principalement de vous protéger en vous entourant de places à lui ! C’est en tout cas ce que Digby m’a chargé de vous dire afin que vous vous gardiez au mieux. Selon ce Fouquet, le cardinal Mazarin redouterait l’influence d’une aussi jolie dame dont il prétend qu’elle est tout entière au service de Monsieur le Prince !

— Mais je ne m’en suis jamais cachée ! Qu’est-ce que ce galimatias ? Dites à Digby qu’il m’envoie l’abbé Fouquet – car c’en est un, malgré le mal qu’il se donne pour qu’on l’oublie ! Je saurai bien, moi, quoi lui répondre !

— Ce serait peut-être imprudent ! Digby qui tient à votre amitié n’a pas beaucoup de sympathie pour cet homme.

— Et moi pas davantage. Remerciez Digby puisque à vous entendre il reste de mes amis…

— Vous n’en doutiez pas, j’espère ? Et à ce propos j’allais oublier un menu présent qu’il m’a prié de vous remettre…

Il sortit de sa poche une jolie boîte ornée d’émaux cloisonnés dans un lacis d’or.

— C’est ravissant ! s’écria-t-elle.

— J’en tombe d’accord avec vous mais le plus important est à l’intérieur.

— Qu’est-ce donc ? fit-elle en découvrant la fine poudre blanche qui l’emplissait.

— Sa fameuse « poudre de sympathie » dont il nous a rebattu les oreilles, souvenez-vous ! Il assure qu’il suffit d’en faire tomber une pincée sur quelqu’un qui s’oppose à vous pour qu’il devienne aussitôt plus compréhensif. Mais une seule pincée ! Davantage pourrait produire l’effet contraire  !

Isabelle approcha la boîte de son nez et respira avec précaution. Cela ne sentait pas grand-chose sinon, peut-être et avec de la bonne volonté, une vague odeur d’encens qu’elle fit respirer à Croft.

— Au fond c’est logique, dit-elle en riant. Encenser quelqu’un, n’est-ce pas le flatter ? Eh bien, je lui ferai porter ce soir une lettre pour le remercier. Si elle possède de telles vertus, cette poudre est inestimable et il faudrait pouvoir en fabriquer des quantités ! Vous rendez-vous compte, mon ami, que grâce à elle il n’y aurait plus de guerres et que l’on n’aurait que des amis ?

L’Anglais fit une affreuse grimace :

— Aimer tout le monde et en être aimé ? Ne serait-ce pas un brin lassant ?

Isabelle éclata de rire :

— Je suis de votre avis ! Rien de plus stimulant qu’une bonne bagarre. En attendant, allons dîner ! Juste le temps de ranger cette merveille qui a au moins l’avantage d’être offerte dans une boîte ravissante !

Comme prévu, Jacques de Ricous ne fit que toucher terre à Mello, le temps d’empocher la lettre d’Isabelle et d’avaler une grosse tranche de pâté accompagnée d’un pichet de vin… En entendant le galop de son cheval, Isabelle ne put retenir un soupir en songeant à ce qui eût été si elle était partie avec lui… Et surtout comment Condé réagirait.

Huit jours plus tard elle avait sa réponse.

Il était tard et presque tout le monde dormait au château, à commencer par la châtelaine, quand Agathe vint la réveiller sans trop de douceur :

— Levez-vous vite, madame la duchesse, c’est Monsieur le Prince !

— Qu’est-ce que vous dites ?

Elle n’eut pas à se répéter. Isabelle était déjà debout mais Condé lui aussi était là apportant avec lui de puissantes odeurs de cuir, de sueur et de cheval au milieu desquelles une légère senteur d’ambre se frayait un difficile passage. Du geste, il indiqua la porte à Agathe :

— Dehors ! Allez préparer le bagage de votre maîtresse ! Je suis venu la chercher !

Le ravissement qu’Isabelle éprouvait à le revoir s’effondra d’un seul coup :

— N’en faites rien, Agathe ! Ni moi ni M. le duc ne sommes prêts à partir !

— M. le duc ? gronda Condé.

— Mon fils, Louis-Gaspard de Châtillon ! Votre Altesse ne pense tout de même pas que je pourrais émigrer sans lui ? Or il est souffrant et…

— Il ne fait pas froid. Il n’y a qu’à l’emballer chaudement ! Et atteler la voiture !

Allons ! Isabelle allait devoir se battre une fois de plus contre lui !

— C’est à mes ordres que vous êtes, Agathe. Veuillez simplement sortir !… Mais quel est ce vacarme ?

— Mon escorte. Vous n’imaginiez pas que je me déplacerais sans elle ?

— Je n’imaginais rien du tout ! Et ils sont combien  ?

— Oh… à peu près cinq cents ! Ils ont faim et soif !

— Toujours votre politique de la terre brûlée quand vous visitez vos amis ? Agathe, veillez à ce que l’on s’occupe d’eux avant qu’ils ne saccagent ma maison ! soupira la jeune femme. Et pour l’amour de Dieu laissez-nous ! Nous avons à parler Monseigneur et moi !

Il ne lui était pas nécessaire de consulter un miroir pour savoir combien elle était belle « dans le simple appareil d’une beauté que l’on vient d’arracher au sommeil », auréolée de sa sombre et brillante chevelure croulant sur ses épaules nues et vêtue, si l’on peut dire, de la chemise de nuit de linon et dentelles franchement hypocrite censée voiler son corps. Au contraire elle planta ses yeux dans le regard fulgurant du Prince.

— Vous savez parfaitement que je ne vous suivrai pas ! murmura-t-elle. Et aussi que votre visite me comble d’un bonheur qu’il ne faut pas abîmer. Alors aimons-nous !… Prenez-moi autant que vous le voudrez puis vous repartirez ! Je sais que vous êtes conscient que je vous suis infiniment plus utile ici qu’en partageant votre exil…

Les paroles moururent sous une bouche vorace. Il l’avait enlevée du sol pour l’emporter sur le lit où il se déchaîna. Jamais Isabelle n’avait subi pareille tempête ! Elle ne laissait aucun doute sur la faim qu’il avait d’elle et elle s’y abandonna avec délices même quand il lui faisait mal. Il la prit et la reprit sans sembler parvenir à se rassasier et quand, enfin, les forces l’abandonnèrent et qu’il s’écroula auprès d’elle, il supplia :

— Laisse-moi t’emmener ! Tu m’es indispensable et j’ai le sentiment que toi aussi tu éprouves la même faim…. quasi douloureuse !

— C’est vrai et je voudrais que cette nuit ne finisse jamais !

— Viens avec moi ! Nous la recommencerons chaque soir !

— Vous savez bien que non… et pourquoi je refuse, même si cela me déchire le cœur ! J’ai un devoir envers celui qui m’a faite duchesse de Châtillon… et surtout envers mon fils ! Il nous faut seulement un peu de patience.

— Patience, patience ! C’est un luxe que je ne puis m’offrir ! Nous sommes en guerre et je peux mourir demain ! Alors hâtons-nous de vivre !

— Mais pas n’importe comment  ! Vous aussi avez un fils mais votre femme veille sur lui. Mon fils n’a que moi !

— … Et votre mère ! Ainsi vous ne venez pas ?

— Ne soyez pas inutilement cruel. Cela me coûte suffisamment de nous refuser à l’un et à l’autre quelques jours de bonheur mais là-bas je ne vous servirais à rien !

— Et ici ?

— Qui peut savoir comment tourneront les événements ? Je ne désespère pas, et vous le savez, de vous voir redevenir le plus fier des princes français… alors que vous ne ferez jamais un bon Espagnol ! Vous n’avez donc pas envie de revivre à Chantilly ?

— Oh si !

L’évocation de son beau château – si proche d’ailleurs ! – l’avait atteint mais il en chassa l’image en s’ébrouant à la manière d’un chien qui sort de l’eau.

— Je saurai bien le reprendre sans aide ! gronda-t-il. Et je pendrai la vilaine carcasse de Mazarin au grand chêne qui borde l’étang !

— Belle décoration que vous lui promettez là ! Il mérite tout de même mieux ! Songez que Mazarin n’est pas éternel – on le dit même souffrant ! – et que le Roi grandit ! C’est lui dont il importe de ne pas se faire un ennemi. Rocroi et Lens vous ont valu jadis son admiration ! Si vous la changez en haine il vous écrasera, tout Condé que vous êtes, car il est déjà de ceux qui ne savent pas pardonner !

— Oh, vous êtes agaçante ! L’amour produit sur vous un étrange effet : aussitôt après vous vous transformez en frère prêcheur !

— Je ne veux que votre bien… et surtout votre gloire ! Tant que vous ne l’aurez pas retrouvée je ne connaîtrai pas la paix !