En arrivant à Etampes après avoir été arrêtée plusieurs fois le long d’une route marquée par les ravages d’une guerre qu’elle jugeait stupide, elle trouva les choses en l’état décrit par François : les troupes du maréchal de Turenne bloquaient les Condéens de Chavagnac à l’intérieur des murailles dominées par le massif donjon où des reines avaient connu la prison1 et, de ce fait, contrôlaient la route vers Paris.

Ce qui ne veut pas dire que l’on ne cessait de se tirer dessus. On était entre gens de bonne compagnie et la duchesse de Châtillon, élevée par la princesse de Condé et amie de Monsieur le Prince, n’eut aucune peine à se faire ouvrir la ville assiégée afin de pouvoir passer la nuit dans la seule bonne auberge convenable de l’endroit. Turenne en personne l’avait escortée sous les remparts où l’attendait M. de Chavagnac non sans qu’elle eût promis au rugueux mais inflammable maréchal de venir souper avec lui. Il n’y avait pas si longtemps qu’il était éperdument amoureux de Mme de Longueville et prêt à commettre pour elle toutes les folies… sauf trahir le Roi. La seule vue d’un Espagnol le rendait aussi furieux qu’un taureau grincheux en face d’un chiffon rouge agité sous son nez ! Cela dit, c’était un parfait gentilhomme sachant apprécier la beauté. Il se montra du dernier galant avec son invitée qu’il reconduisit jusqu’à la poterne où l’attendait un Chavagnac tout aussi charmé. Et quand, après une nuit réparatrice, vint le moment de reprendre son chemin, Isabelle eut la surprise de recevoir, non seulement un laissez-passer de chacun de ces messieurs mais, en outre, une escorte que d’ailleurs elle refusa :

— Je vous rends mille grâces, messieurs, mais vos passeports me suffiront ! Je craindrais trop qu’après m’avoir fait entrer dans Paris ces messieurs, se retrouvant face à face, ne profitent de l’occasion pour se taper dessus !

— Vous les jugez bien mal, madame la duchesse, protesta Turenne. Ils sont tous gentilshommes et leur parole d’honneur…

— Monsieur le maréchal, répondit-elle déployant son plus beau sourire. Il en va de la parole comme d’autres choses ici-bas : si l’on veut pouvoir la donner à quelqu’un, il faut d’abord la reprendre, non ?

— Libre à vous de n’être pas d’accord, protesta Chavagnac, mais mes hommes ont des ordres précis !

— Les miens aussi ! renchérit Turenne. Vous êtes trop belle, madame, pour courir les grands chemins sans protection !

— J’ai Bastille ! Il vaut dix hommes à lui tout seul !

— C’est moins que vingt !…

Il fallut bien en passer par là et c’est ainsi qu’Isabelle entra dans Paris.

L’aventure, peu ordinaire, tenta la lyre du poète Loret :

La duchesse de Châtillon

Dont sans amoureux aiguillon

Le plus sévère et le plus sage

Ne saurait lorgner le visage

Est revenue en cette ville

Accompagnée en bel arroi

Des gens du Prince et du Roy

Mais, outre ces braves gens d’armes

Dix mille amours, dix mille appas

La suivaient aussi pas à pas ;

Et ce fut avec cette escorte

Moitié charmante et moitié forte

Ainsi que plusieurs m’ont appris

Que la belle entra dans Paris.

Mi-amusée, mi-ravie d’une entrée aussi sensationnelle, la voyageuse passa à l’hôtel de Valençay déposer Agathe, les bagages, et faire un brin de toilette avant de se précipiter chez Mme de Brienne, pressée autant par l’affection que par la hâte d’avoir des nouvelles de la ville. Elle y fut reçue avec une joie non dissimulée.

— Quand j’ai su les dommages de Châtillon, je voulais vous aller voir, dit l’excellente femme, et puis j’ai pensé qu’il y avait mieux à faire que d’augmenter vos charges avec un supplément de bouches à nourrir ! Cela a-t-il été très dur ?

— Encore assez mais je crois avoir réparé le plus gros. Le reste viendra peu à peu à la faveur des beaux jours et j’ai un compte sévère à régler avec Monsieur le Prince. Ensuite j’irai quelques jours à Mello voir comment va mon fils. Il me manque mais je suis heureuse d’avoir résisté à l’envie de l’emmener. Qu’en aurais-je fait, mon Dieu, dans ce désastre ?

— C’était à ce point ?

— Pire encore ! Quand je songe que Monsieur le Prince s’était déclaré désireux de prendre quelque repos chez une amie ! Comment se serait-il comporté si j’avais été une ennemie ? Il aurait ruiné Châtillon jusqu’aux fondations ! Au fait : est-il vrai qu’il est à Paris ?

— Oh oui, il y est et il ne peut sortir de chez lui sans susciter attroupements, cortèges et ovations !

— Et la Cour est… ?

— A Saint-Germain, mais n’allez pas conclure que les Parisiens lui soient hostiles ! On crie en général : « Vive le Roi. Vive Condé ! Pas de Mazarin ! » C’est commode, ne trouvez-vous pas ?

— Et le coadjuteur dans tout cela ? Je veux dire le cardinal de Retz ?

— Oh, lui ? Il s’agite comme un pou dans la paille et aimerait que son beau chapeau tout neuf l’amène en douceur au trône épiscopal de Notre-Dame. Votre retour va l’enchanter !

— Lui ? s’esclaffa Isabelle. Alors qu’il collectionne les maîtresses ? Il est vrai, ajouta-t-elle, qu’il est tout à fait capable de se transformer en saint homme très convaincant s’il le juge utile !

— J’espère vivre assez vieille pour assister à ce « miracle », fit Mme de Brienne. Mais parlons de vous ! Quels sont vos projets immédiats ? Vous allez venir auprès de moi, j’espère ?

— J’en meurs d’envie mais pas maintenant. J’entends croiser le fer avec Condé aussitôt que possible. Il est là au moins ?

— Pour ce que j’en sais il ne quitte guère son hôtel !

— Parfait ! Et comme il faut battre le fer quand il est chaud, j’y vais de ce pas.

Tout en parlant, elle alla se poser devant un miroir pour s’assurer qu’elle était à son avantage. Ce qui amusa Mme de Brienne :

— N’ayez crainte ! Vous êtes superbe ! Et cette lueur guerrière que je vois dans vos yeux vous sied à merveille ! L’ennemi ne devrait pas vous opposer une longue résistance ! Même s’il a fait de son palais une véritable place forte !

— C’est ce que nous verrons ! Et j’ai toujours le laissez-passer de M. de Chavagnac !

Elle n’en eut pas besoin. Jusqu’au dernier serviteur, tout le monde la connaissait à l’hôtel près du Luxembourg. Le portail s’ouvrit largement devant sa voiture et quand Bastille, du haut de son siège, eut annoncé que Mme de Châtillon désirait vivement s’entretenir – sur l’heure ! – avec Monsieur le Prince, elle ne vit que portes ouvertes et dos courbés. Certains de leurs propriétaires affichaient même un sourire si béat que, eût-elle gardé le moindre doute, il se fût envolé aussitôt. Le dernier visage qu’elle aperçut dans le cabinet-librairie du Prince fut celui de Lenet, cet inamovible conseiller très écouté dont elle savait qu’il n’était pas de ses amis, même s’il s’était donné quelque peine pour qu’elle crût le contraire. Elle n’oublierait jamais son comportement, après le décès de la princesse Charlotte, pour la priver des magnifiques perles reçues en héritage ! Et d’ailleurs fit comme si elle ne le voyait pas !

Son regard braqué droit dans celui de Condé, elle déclara avec insolence :

— J’ai à vous parler, mon cousin ! Et seule à seul !

D’abord enflammés sous le coup de la colère, les yeux fauves s’apaisèrent jusqu’à une lueur amusée mais le visage demeura sévère :

— Laissez-nous, Lenet, puisque Mme la duchesse l’exige !

Le ton employé ne laissait pas place à la discussion. Le Bourguignon s’inclina et sortit non sans avoir adressé à la visiteuse un salut qu’elle ne lui rendit que d’un signe de tête. Ensuite le silence régna jusqu’à ce que Condé le brise :

— On dirait que vous vous croyez tout permis, madame la duchesse ? Vous ne manquez pas d’audace…

— Cela vous sied de parler d’audace après que vous vous soyiez comporté chez moi comme un soudard pris de boisson à la tête d’une bande de reîtres !

— J’étais blessé, mes hommes épuisés ! Il nous fallait nous refaire…

— A mes dépens ? Quand, à la suite d’une bataille on en est arrivé à l’état que vous évoquez, on ne commence pas par briser les meubles et détruire tout ce qui vous tombe sous la main ! Mais je ne suis pas venue me répandre en lamentations ; je suis venue pour me faire payer…

D’un geste vif, elle ouvrit le rouleau de papier qu’elle cachait dans son manchon et qui se déroula jusqu’au sol :

— Voici votre facture, mon cousin ! Vous me devez très exactement dix mille écus d’or et trente-trois deniers !

La somme si froidement annoncée le fit bondir, réveillant le fonds d’avarice qui sommeillait chez le fils de son père :

— Dix mille écus ? Pour quelques vieilleries, quelques salissures…

— Voulez-vous que nous comptions ensemble ? Encore avons-nous calculé au plus juste ! Dix mille écus et trente-trois deniers…

— D’où les sortez-vous ceux-là ? ricana-t-il.

— Ce sont ceux de Judas ! Puisque vous avez choisi ce vilain rôle !

Du coup, il explosa :

— Si quelqu’un mérite cette insulte, c’est plutôt vous que moi… ou bien vous n’avez pas lu ma lettre !

— Oh, que si ! Parlons-en puisque vous y tenez ! Je ne vous ai jamais menti et si Nemours est honnête il vous dira que je l’ai chassé lorsque j’ai appris qu’il vous rejoignait dans votre folie espagnole ! Ce qu’il est allé fêter dans les bras de votre sublimissime sœur Longueville !…

— Et vous mentez encore ! Vous lui en vouliez si peu que le sachant blessé vous vous êtes précipitée à son chevet, à Montargis !…

— Erreur ! Je me suis contentée d’accompagner sa malheureuse épouse. Nous étions ensemble quand nous avons appris la nouvelle et elle était si désespérée que, devant me rendre à Châtillon, je lui ai offert de la conduire. J’ajoute que je n’ai même pas cherché à entrevoir le cher garçon ! Il n’est pas mort au moins ?

— Pas que je sache ! Il se remet à merveille et pourra sous peu vous servir…

Le mot était maladroit et la bouche d’Isabelle se plissa de dégoût :

— Je ne m’accommode pas des restes ! Que Longueville le garde puisque aussi bien ils sont dans le même camp ! Cela dit, je vous laisse « vérifier » mes comptes en espérant que vous les honorerez sans trop tarder !

Comme elle rejoignait rapidement la porte, il voulut la retenir :

— Isabelle ! Ne partez pas ! Je vous offre mes excuses…

— Je regrette mais je soupe chez Mme de Brienne et ne veux pas me faire attendre. Quand vous serez prêt à réparer les graves torts que vous m’avez infligés, venez à l’hôtel de Valençay que je compte d’ailleurs racheter à mon beau-frère. Il n’y vient plus jamais et ma sœur de moins en moins souvent…

— C’est pour cela que vous voulez de l’argent ?

— Non ! Et de toute façon mes affaires ne vous regardent pas ! Je vous salue… Monseigneur !

Pour être sûre qu’il ne se donnerait pas le ridicule de la poursuivre, elle quitta l’hôtel en courant et sauta dans sa voiture :

— A la maison !

Rentrée rue du Jour, elle se déshabilla, fit quelques ablutions, demanda qu’on lui serve un repas léger et alla se coucher à la surprise d’Agathe qu’elle n’avait pas habituée à une vie aussi rangée :

— Ce n’est pas un peu tôt ? ne put-elle retenir. Madame la duchesse n’est pas coutumière d’aller au lit…

— Avec les poules ? Non, mais après une route et tant d’agitation il se peut que l’envie s’en fasse sentir ! Et je veux être fraîche et dispose demain !

Elle n’ajouta pas qu’elle avait parié avec elle-même que Condé ne tiendrait pas plus de vingt-quatre heures avant de lui rendre sa visite. Aussi, le jour revenu et après une bonne nuit, soignat-elle tout particulièrement sa personne, à la suite de quoi elle resta tranquillement à la maison mais surtout au jardin dont la passion de Valençay pour les plantations de toutes espèces avait fait un coin de paradis où en ce mois de juin les roses fleurissaient en abondance. Elle s’y trouvait encore lisant la dernière œuvre de la prolifique Scudéry – le Grand Cyrus – quand Agathe, un sourire aux lèvres, vint lui annoncer le prince de Condé. Le pari était gagné…

Dans une robe de satin bleu pastel, simplement ornée de bouillonnés de mousseline mais dont le décolleté hypocrite se parait seulement de trois roses au creux des seins, d’autres maintenues derrière les oreilles par des barrettes de perles, sans autres bijoux, elle était ravissante et le savait : son miroir et le regard approbateur d’Agathe lui en avaient donné la certitude. Qui serait assez fou pour aller au combat sans armes ?