— Complot à cause duquel on a exécuté deux hommes, il me semble ?
— Avec une remarquable célérité. A peine la torture leur avait-elle arraché le nom de ma fille comme instigatrice de cette conspiration qu’ils étaient condamnés à mort, portés sur la roue où le bourreau les étrangla miséricordieusement afin de leur éviter de trop longues souffrances… ou peut-être, prévoyant la mort proche qui les mènerait au tribunal de Dieu, de se rétracter !
— Qui étaient ces hommes ?
— L’un était le maître des eaux et forêts de Bourgogne, Christophe Bertaut, et l’autre Jacques de Ricous, courrier habituel de Monsieur le Prince ! L’abbé Fouquet, protégé par Son Eminence, avait commandé que l’on s’acharne contre eux jusqu’à ce qu’ils avouent avoir agi sur son insistance !
— Pourquoi l’abbé agit-il ainsi ? Que lui a fait Mme de Châtillon ?
— Elle se refuse à lui !
— Un homme de Dieu qui…
La Reine avala la fin de la phrase pensant soudain que Mazarin n’avait pas davantage reçu les ordres majeurs que l’abbé Basile. Sa visiteuse vola à son secours :
— Seulement de titre ! Sa famille est des plus honorables ! Sa mère, une demoiselle de Maupéou, est une femme de bien sans cesse à la recherche de remèdes pour apaiser les misères physiques des indigents, et son frère aîné procureur du Roi…
— Je connais Nicolas Fouquet. Un homme charmant dont M. le Cardinal parle avec amitié parce qu’il s’est dévoué pour lui aux heures… difficiles de naguère et que cela ne s’oublie pas. C’est pourquoi je m’étonne d’une âme aussi noire habitant le fils de l’une et le frère de l’autre…
La mère d’Isabelle se permit un étroit sourire :
— Votre Majesté devrait pourtant savoir que fraternité et ressemblance sont parfois fort éloignées. Le Roi Louis, son défunt époux, n’a pas eu souvent à se louer des agissements de Monsieur !
— C’est le moins que l’on puisse dire ! Où se trouve notre duchesse ?
— Auprès de son fils, chez moi, à Précy ! ne mentit qu’à peine la comtesse, les terres de William Croft étant proches des siennes. Mais elle souhaite s’éloigner et disparaître…
— Si c’est disparaître… en direction des Flandres, ce ne serait pas une brillante idée. Nul n’ignore son attachement – réciproque, dit-on ! – et sa fidélité au prince de Condé.
— Je la crois victime du même sortilège que son frère !
— Ainsi que la haine qui existe entre elle et Mme de Longueville ! Que Mme de Châtillon demeure où elle est pendant quelque temps. Puis qu’elle retourne à Mello où elle reste exilée. Il serait préférable que la correspondance en question cesse… pour l’instant ! Je la rappellerai en temps voulu !
— Je le lui dirai. Et l’abbé Fouquet ?
— Je m’en entretiendrai avec M. le Cardinal et il recevra mes ordres. La paix fera beaucoup de bien à votre folle Isabelle !
— Votre Majesté est infiniment bonne ! Il en sera fait selon sa volonté.
Il ne restait plus à Mme de Bouteville, soulagée d’un poids énorme, qu’à rentrer chez elle avec ces excellentes nouvelles. Isabelle – qui en fin de compte était restée à Mello – l’en remercia, soulagée elle aussi à l’idée d’être débarrassée de l’insupportable Basile. Mais si elle pensait en avoir terminé avec lui, elle se trompait.
Sévèrement tancé par Mazarin en présence de la Reine, l’abbé se répandit en excuses, y alla même de sa larme expliquant sa conduite par les tourments que lui occasionnait un malheureux amour, ce qui lui valut un peu de compassion de la part d’Anne d’Autriche apitoyée et une réponse nettement plus à son goût lorsqu’il rejoignit Mazarin deux heures plus tard :
— Je vous invite à la patience… disons une petite semaine, mais ensuite faites-vous le plus discret possible. Surveillez la duchesse… car je suis persuadé qu’elle ne renoncera pas à communiquer avec son amant…
— N’employez pas ce mot-là, Monseigneur, gémit Basile. Il me blesse douloureusement !
— Seriez-vous réellement amoureux d’elle ?
— J’en ai bien peur ! Et quand je les imagine ensemble, elle et cet abominable Condé, je me sens devenir fou !
— Il ne nous manquait plus que cela ! Reprenez-vous, mon ami, et n’allez pas gâcher un avenir prometteur en vous abandonnant au désespoir ! Je reprends mon propos !… Je vous disais donc de vous faire quasi invisible – il faut qu’elle se croie débarrassée de vous mais arrangez-vous pour ne pas la perdre de vue… ainsi que son entourage. Vous m’avez dit qu’elle avait auprès d’elle un véritable chien de garde en ce serviteur que lui a légué son époux ?
— Oui, j’avoue qu’il est impressionnant ! Il lui est dévoué jusqu’à la mort et, en outre d’avoir une force exceptionnelle, c’est loin d’être un imbécile…
— C’est peut-être lui qui va remplacer Ricous ?
— Cela m’étonnerait ! Il déteste Condé presque autant que moi. De plus, depuis qu’elle est exilée, il refuse de s’éloigner d’elle ! Je devrais dire d’eux car il est tout autant attaché au petit duc !
— Un admirable serviteur ! Comme on n’en trouve peu, apprécia le Cardinal avec une pointe d’envie. N’essayez pas d’y toucher. Ce serait, à mon avis, le meilleur moyen de nous faire haïr et, surtout, de l’envoyer illico presto rejoindre Condé ! Non ! Pour l’heure tenez-vous-en à mes ordres, faites-vous invisible !…
— Pourquoi ne pas tenter une approche auprès de Mme de Longueville ? Elle exècre sa cousine et serait ravie d’en être délivrée !
— Encore faudrait-il savoir si elle est à Bordeaux ou si elle a rallié son frère en Flandres… Ce qui m’étonnerait, les rapports que je reçois signalent toujours sa présence dans ce chaudron de sorcières qu’est devenue la région girondine. Ainsi d’ailleurs que l’épouse légitime de l’illustre vainqueur de Rocroi. Pour en finir, pas d’initiatives et laissons courir les choses ! Je ne vous défends pas d’essayer d’adoucir la duchesse envers vous. Rien ne vaut la tranquillité – même seulement apparente ! – pour pousser les gens à la faute !…
L’abbé Fouquet, peu satisfait de ce qu’il venait d’entendre, n’imaginait pas qu’un esprit malin allait lui livrer Isabelle comme sur un plateau…
Grand ami des réjouissances en tout genre, Monsieur avait décidé de donner, pour Noël, une splendide fête dans son palais du Luxembourg afin d’y célébrer le retour de la capitale à une vie normale ainsi qu’à l’obéissance au Roi. Il n’y avait plus guère à s’occuper des anciens Frondeurs. Le prince de Conti, délaissant le parti de son frère – et même sa passion pour sa sœur ! –, avait épousé une nièce de Mazarin3 et commandait l’armée royale en Catalogne. Le duc de Longueville était revenu à la Cour mais, encouragé par sa fille, Marie d’Orléans, refusait de recevoir sa femme… qui n’en manifestait d’ailleurs aucune envie bien qu’elle commençât de sentir les effets de l’isolement mais n’eût pour rien au monde demandé l’amnistie. Elle n’avait plus d’amants, n’en trouvant plus de dignes d’elle et, du coup, revenait à cet amour hors nature qu’elle portait à son illustrissime frère… et à sa haine pour Isabelle de Châtillon. Se croyant toujours maîtresse du jeu, elle écrivait alors à l’indispensable Lenet : « Il faudrait qu’il rompît avec elle sans éclaircissements ! Je m’en vais me mettre en prières pour soutenir par là ce que vous ferez ! » Par-dessus le marché elle tournait à une étrange dévotion qui lui montrait Dieu comme une puissance suprême avec laquelle on pouvait traiter d’égal à égal par ambassadeur interposé !
Pour en finir avec les anciens Frondeurs, le cardinal de Retz continuait de se morfondre à la Bastille mais n’allait pas tarder à en sortir. Le Parlement à qui le Roi avait interdit de se mêler à l’avenir des affaires du royaume se le tenait pour dit. Quant à Mademoiselle, errant sur ses terres autour de son beau château de Saint-Fargeau, déchue de ses ambitions et s’ennuyant à mourir, elle ne demandait qu’à reprendre sa place à la Cour et guettait, jour après jour, le messager de paix qui la délivrerait de son désert. Mais, comme sœur Anne, elle ne voyait rien venir.
Ce qui n’empêchait pas Monsieur son père de donner une fête à tout casser où paraîtraient le Roi, la Reine et ce bon vieux Cardinal !
Admise à l’amnistie et rappelée à la Cour, Isabelle de Châtillon y effectuait ce soir-là sa rentrée. Plus rayonnante que jamais, parée à ravir de ses fameuses perles, elle récolta tous les suffrages à commencer par ceux de Loret, le poète officiel à qui elle inspira une interminable tirade – pas fameuse mais enthousiaste qui se terminait ainsi :
Enfin cette veuve charmante
Dont ici le retour je chante,
Fut vue avec tant de bonté
De l’une et l’autre Majestés
De Monsieur et de l’Eminence
Que selon humaine apparence,
Ladite dame désormais
Sera mieux en Cour que jamais
[…] Même la voyant revenue
Chacun de croire continue
Et je crois même aussi cela
Qu’on n’en demeurera pas là
Et qu’auprès du porte-Couronne
Dont l’âme est si belle et si bonne
Avant qu’un an ait fait son tour
On verra quelque grand retour !
Le jeune Roi de dix-sept ans – mais il en paraissait quatre ou cinq de plus – sembla en effet prendre un évident plaisir en sa compagnie et dansa avec elle à trois reprises. La fête était d’ailleurs des plus réussies, Monsieur sachant fort bien recevoir et dépensant largement, à ces occasions, cet argent qu’il lui arrivait d’obtenir par des moyens peu recommandables.
Bref, ce fut une magnifique soirée dont Isabelle revint enchantée. Elle avait été très entourée, très adulée sans avoir l’air de distinguer l’un ou l’autre de ceux qui s’empressaient autour d’elle. Au contraire, elle recevait leurs hommages avec tant d’esprit, de gaieté et d’amabilité gentille, sans privilégier qui que ce soit, que la plupart des femmes éprouvèrent du plaisir à bavarder avec elle. Cela tenait peut-être à ce qu’elle savait, quand elle le voulait, mettre ses interlocuteurs en valeur et, ainsi, attirer leurs confidences.
Elle avait eu la surprise d’y retrouver l’un de ses anciens admirateurs du temps joyeux où elle était fille d’honneur de la princesse Charlotte de Condé et lui maréchal de camp dans les troupes de l’illustre duc Charles IV de Lorraine. Il se nommait Charles de Mouchy, marquis d’Hocquincourt. Depuis il avait fait son chemin puisqu’il avait reçu en 1651 son bâton de maréchal de France. Il devait avoir entre cinquante et soixante ans mais l’habitude des champs de bataille l’avait gardé mince et de belle allure. En outre, il savait encore danser ainsi qu’il lui en fit la démonstration en partageant avec elle les lentes et gracieuses figures d’une pavane. Il semblait incroyablement heureux de la revoir :
— Vous êtes plus belle que jamais ! soupira-t-il selon la formule consacrée sans trop se soucier d’être entendu.
De toute façon, cela n’aurait surpris personne, surtout pas l’intéressée tant il énonçait là une évidence, mais sa danseuse lui prêta une oreille plus attentive quand il demanda, quelques tons plus bas :
— Vous êtes tout juste celle que je désirai rencontrer. Puis-je venir vous saluer chez vous dès demain… disons… dans l’après-dîner, vers cinq heures ?
— Ce sera avec plaisir, monsieur le maréchal. Il se trouve que je reçois justement quelques…
— Ah non non non non non ! Si vous avez du monde je ne viens pas. Ou alors je viendrai plus tard ! Un peu avant minuit par exemple ?
Jouant l’étonnement à merveille, elle ouvrit de grands yeux innocents :
— Comme vous y allez ! Ce n’est pas l’heure des amis mais…
— Celle des amants, n’est-ce pas ? Celle que, depuis des années, je rêve d’obtenir de vous !… J’ai tant de choses à vous dire !
— Dans ce cas venez dîner… à midi ! Nous serons seuls, riposta-t-elle apparemment imperturbable bien que sa curiosité s’éveillât.
Il prit une mine chagrine :
— Pourquoi refusez-vous de me comprendre, vous toujours si fine ! C’est de mon amour pour vous dont je veux parler, dans l’ombre propice de… des….
— Courtines de mon lit ? Qu’est-ce qui peut vous inciter à croire que la place n’est pas occupée ?
— Simplement ce que tout le monde sait ! Condé est votre amant…
— Plus bas, s’il vous plaît !
— … et il est au diable vauvert ! Or, c’est l’un de ces moments délicieux que vous lui accordez que je brûle d’obtenir ! Et, pour cela, je suis prêt à tous les sacrifices…
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