— Pas ici, voyons ! D’ailleurs…

La danse s’achevait et les éloignait l’un de l’autre pour la noble révérence finale. Le branle qui suivit n’était guère propice à la conversation… et moins encore à la conspiration, et le nez d’Isabelle lui disait que cette histoire si bizarrement présentée en avait tout à fait l’allure en dépit du regard langoureux dont Hocquincourt crut bon d’assaisonner ses dernières paroles. De quels sacrifices voulait-il parler ? Au cours de sa carrière il avait collectionné les postes importants : prévôt à l’hôtel du Roi, gouverneur du Boulonnais, maréchal de France. Trois ans plus tôt, il avait été vice-Roi de Catalogne. Revenu à l’armée de Flandres, il était gouverneur de Roye, de Ham et aussi de Péronne… ce qui le mettait à l’abri des soucis financiers. En outre, de sa femme Eléonore d’Etampes il avait dû recevoir une dot importante. Donc quand il parlait de sacrifices cela pouvait évoquer une foultitude d’éventualités !

Quand il vint l’inviter pour une autre danse – ce qui en soi signifiait quelque chose car on ne l’avait jamais connu si ami des entrechats –, elle plongea son regard dans le sien et déclara :

— Venez dîner avec moi demain. Je serai seule !

— Mais je voudrais…

— C’est à prendre ou à laisser. Et maintenant plus un mot !

Cette fois, il se le tint pour dit mais, si d’abord il montra un visage soucieux, Isabelle put remarquer qu’il s’éclairait petit à petit et, finalement, ce fut avec un large sourire qu’il la salua quand ils se séparèrent pour le reste de la soirée. Il avait vraiment la tête d’un homme qui vient de concevoir de grandes espérances…

D’une exactitude toute militaire, le maréchal se présenta chez Isabelle à l’heure dite, tiré à quatre épingles et répandant des effluves de parfum qui firent froncer le nez de son hôtesse. Il sentait l’ambre à quinze pas et c’était une odeur qu’elle détestait. Elle ne le reçut pas avec moins de grâce, lui fit servir un repas agréable arrosé d’un excellent vin de Bourgogne. On parla de tout et de rien, comme il convenait, les affaires sérieuses normalement renvoyées à la fin des agapes quand les valets s’étaient retirés. Ce que ces derniers firent après que l’on eut servi le dessert accompagné de vin d’Espagne. Isabelle se laissa aller au fond de son fauteuil en picorant des cerises confites :

— Venons-en maintenant à ce qui vous amène. De quoi vouliez-vous me parler en privé ?

— Mais… je croyais vous l’avoir fait comprendre : de cet amour dont je brûle pour vous !

— N’est-ce pas ce qu’on appelle du réchauffé ? Il y a des années vous m’avez déjà fait entendre un discours semblable. Et cela vous a repris tout d’un coup ?

— C’est assez juste. J’avais réussi à tenir mes sentiments en bride et le temps passait. Et puis en allant prendre l’air de la ville au Cours-la- Reine, au lendemain de mon arrivée, je vous ai aperçue en voiture avec d’autres dames ! Vous sembliez vous amuser beaucoup et votre rire est le plus joli qui soit ! Il a mis le feu à mon cœur et depuis je vis dans les tourments ! N’aurez-vous pas pitié de moi ?

— Vous n’inspirez pas vraiment la pitié, dit-elle en riant. Je vous trouve fort bonne mine !

— C’est parce que vous m’avez souri quand je vous ai saluée et ce sourire a fait fleurir l’espoir… Non, laissez-moi parler ! se hâta-t-il d’ajouter, devinant qu’elle allait l’interrompre. Hier soir vous m’avez mis un sceau sur les lèvres sans doute parce que nous étions trop entourés mais à présent il faut que vous sachiez combien je vous aime et vous désire !…

— Ce n’est pas obligatoirement la même chose !

— Peut-être mais pour le bonheur de vous tenir dans mes bras je suis prêt à n’importe quoi…

— Même sachant que j’aime ailleurs ? Ne me dites pas que vous l’ignorez ? La ville et la Cour, tout le monde le sait et je suppose que là d’où vous venez…

— On ne l’ignore pas non plus mais je vous aime au point de me contenter d’une infime place dans cette ombre incomparable qui nous domine tous ! Aimez-moi seulement un peu ! Accordez-moi une modeste part à ce merveilleux festin d’un Prince si noble qu’il ne devrait pas s’en offenser… en admettant qu’il le sache !

— Moi, je le saurais… et c’est encore trop !

— Ne dites pas cela ! Vous ne savez pas jusqu’où je suis capable d’aller pour une seule nuit dans vos bras !

Elle laissa fuser un rire cristallin, prit son verre et but quelques gouttes :

— Eh bien, instruisez-moi et nous verrons ! Quelle merveille voulez-vous m’offrir ?

Il se pencha sur la table pour être plus près d’elle cependant que son visage se durcissait :

— Je gouverne Péronne et Ham ! Je les offre à…

— Taisez-vous !

Elle ne riait plus. Réputées imprenables sinon par la trahison, Péronne et Ham étaient, au nord, les clefs de la frontière de France. Qu’elles tombent entre les mains de Condé, généralissime des forces espagnoles en Flandres, et c’était prendre le risque d’une déferlante sur le royaume !…

— Alors quel est votre avis ? fit-il avec un sourire satisfait.

— N’allez-vous pas courir un risque énorme ? On peut attenter à vos biens ?

— Je ne l’ignore pas, belle dame, mais cela ne me soucie guère ! En possession de ces deux forteresses, Monsieur le Prince ne pourra moins faire que me remettre une… compensation ?

— Une compensation ? Lui voler sa maîtresse ne vous suffit pas ?

— Ne faut-il pas que je vive ? N’ayant plus rien, vous vous lasseriez de moi.

— J’avais cru comprendre que la base de notre entente était une nuit d’amour ?

— Suivie d’autres, je l’espère, et un gueux ne saurait approcher ses haillons d’une étoile… Oh, je ne suis pas très exigeant étant donné la valeur de la cession ! Disons… un million deux cent mille livres ? Qu’en pensez-vous ?

— Rien pour le moment, répondit-elle en se levant, ce qui obligea Hocquincourt à en faire autant. Vous devez comprendre qu’il m’est nécessaire de réfléchir puisque au lieu d’une amourette…

— Une amourette ? Ma passion pour vous ?

— Ou ce que vous voudrez, soupira-t-elle. Nous touchons là à une affaire d’Etat… et, comme je vous l’ai dit hier, j’attends des visites ! Nous nous reverrons !

Quand il fut parti elle se sentit le cœur au bord de la nausée. De quelle boue étaient donc pétris les hommes de ce temps pour qui l’or primait sur le sens de l’honneur ?…

Celui-là – maréchal de France cependant ! – venait de lui proposer d’échanger son corps et une fortune contre deux des plus solides défenses de sa terre natale et cela presque sans bouger un cil comme si c’eût été la chose au monde la plus naturelle ? C’était à vomir !

Le dégoût fut tel qu’elle se sentit défaillir et sonna pour qu’on lui apporte de l’eau-de-vie puis mit un mouchoir contre sa bouche et se laissa tomber. Elle n’avait pas l’habitude des boissons fortes et cette dernière lui brûla le palais mais lui donna un coup de fouet qui la ranima… et elle avala une deuxième gorgée. En fait, elle était en train de boire à petits coups quand Agathe – qu’elle avait envoyée faire quelques emplettes à la galerie marchande du Palais – introduisit Mme de Brienne qui, la voyant armée d’un verre, se mit à rire :

— Serait-ce que l’on s’adonne à la boisson en solitaire ? Il paraît que c’est très mauvais pour la santé, ma chère Isabelle. Il est vrai qu’en compagnie c’est grandement moins néfaste… et que je me dévouerais volontiers.

Agathe apporta un second verre qu’elle servit en remarquant :

— Madame la duchesse est bien pâle !

— On le serait à moins ! Restez ! intima-t-elle en la voyant se retirer. Mme de Brienne sait depuis longtemps que je n’ai pas de secret pour vous !

— Elle peut en avoir pour moi, refusa Agathe en se dirigeant vers la porte. Vous me raconterez plus tard !

Depuis l’exécution de son beau-frère, Agathe de Ricous avait changé. Non qu’elle éprouvât pour le défunt un amour délirant – ni d’ailleurs pour son époux dont elle vivait séparée les trois quarts du temps – mais elle n’en portait pas moins le pire des deuils : celui qu’impose l’ombre de l’échafaud… Ce qu’elle avait surtout éprouvé c’était de la honte puisque le jeune homme avait accusé Mme de Châtillon d’avoir voulu empoisonner Mazarin.

— Pauvre femme ! murmura la marquise en la suivant des yeux. Elle vous est dévouée et cette épreuve doit être dure à supporter !

— Parce qu’il m’a impliquée, comme ce pauvre Bertaut, dans un prétendu complot ? Elle m’est dévouée, vous avez raison, et je serais ingrate de la rendre un tant soit peu responsable. Je crois que, sous la torture, on doit avouer n’importe quoi parce qu’on ne doit avoir qu’une seule idée : échapper à la souffrance ! Mais revenons-en à la visite que je viens de recevoir et je me demande ce qu’il convient d’en penser. Ce que m’a proposé Hocquincourt sous le couvert d’une déclaration d’amour est tellement incroyable !

— Dites toujours !

Isabelle raconta ce qu’avait été la visite du maréchal mais n’alla pas jusqu’au bout : Mme de Brienne riait déjà. Or, elle en attendait une tout autre réaction :

— Cela vous amuse à ce point ? s’étonna-t-elle, vexée.

— Oh oui ! Et j’espère que nous allons rire ensemble ! Il y a trois ans, mécontent des prétendus passe-droits dont il se disait victime, le maréchal a fait la même proposition à Mademoiselle, par l’entremise du duc de Lorraine alors allié des Frondeurs comme vous le savez. Elle avait accueilli cette offre avec empressement et l’alliance était sur le point de se conclure lorsque le soudain départ du duc Charles et le retour du Roi à Paris ont interrompu les tractations…

— Il a demandé à Mademoiselle de coucher avec lui ? fit Isabelle, incrédule.

— Vous savez bien qu’elle est d’une inattaquable vertu mais quelle souhaite toujours épouser Condé lorsque sa légitime épouse aura enfin pris la sage décision de gagner l’autre monde. A la rigueur le duc de Lorraine aussi aurait pu lui convenir. Vous voyez que les bonnes idées de M. d’Hocquincourt ne datent pas d’hier ! Ce qui ne signifie pas que votre charmante personne ne l’a pas incité à reprendre son projet mais remis au goût du jour… et tellement plus séduisant !

— Doux Jésus ! s’exclama la jeune femme, stupéfaite. Cet homme est en réalité un vieux bandit ! Il oublie que ni Péronne ni Ham ne sont sa propriété !

— Exactement, mais derrière ces démarches il y a la haine féroce dont il poursuit Mazarin. Saint-Forget racontait il y a peu à mon neveu qu’à un dîner de la Saint-Hubert chez le duc de Chaulnes, gouverneur de Picardie, votre amoureux s’est permis des injures si grossières qu’elles ne peuvent être rapportées honnêtement.

— Mais je fais quoi, moi, dans cette histoire ? gémit Isabelle, au bord des larmes.

— Vous allez d’abord dire à Hocquincourt qu’il vous écrive une lettre déclarant qu’il n’y a rien au monde qu’il ne fît pour votre service et celui de Monsieur le Prince. Vous la ferez parvenir par votre messager habituel en y ajoutant un mot de votre main faisant état des propositions déshonnêtes du maréchal. Et vous verrez ce qui en sortira !

— Pour rien au monde je ne voudrais aider Condé à envahir la France ! Qu’il revienne, oui ! Qu’il soit pardonné et retrouve sa place et sa gloire, oui… mais pas de cette façon !

— Cela l’éclairera au moins sur la valeur de ceux qui prétendent se mettre à son service…

Isabelle suivit le conseil de sa vieille amie, obtint la lettre demandée en prenant soin de préciser qu’elle ne donnerait elle-même aucun gage en attendant la conclusion de l’affaire et malgré les théâtrales protestations d’amour du maréchal on en resta là… La lettre, elle, prit le chemin de Bruxelles…

La réaction de Condé ne fut pas ce que l’on attendait. Ses alliés se montrant toujours aussi peu généreux, il transmit la lettre au comte de Fuensaldagne commandant en chef des armées espagnoles en Flandres qui eut l’imprudence de la confier à son secrétaire. Or, ledit secrétaire était… un espion de Mazarin. Et quelques jours plus tard la fameuse lettre se retrouvait sur le bureau du Cardinal.

Celui-ci n’en fut pas autrement ému, sachant les Espagnols guère disposés à engager de grosses sommes. Il convoqua Hocquincourt mais, au lieu de l’envoyer droit à la Bastille, il se contenta de lui reprocher « doucement » ses pratiques avec les ennemis puis rappela ses glorieux services passés et y mit tant d’émotion qu’ils se mirent à pleurer tous les deux. Après une scène aussi touchante, le maréchal ne put mieux faire que protester de son dévouement inaltérable.

Pendant ce temps le secrétaire-espion était soumis à la torture pour lui faire avouer ce qu’il en était au juste et avec une telle énergie qu’il en mourut.