— Je veux que vous soyez fière de moi ! dit-il à Isabelle.

— Et moi je veux que vous reveniez vivant ! Prenez bien soin de vous ! recommanda-t-elle en l’embrassant.

La campagne de Flandres fut, pour le Roi, une manière de promenade triomphale et un vrai bonheur pour Condé qui retrouvait le commandement en chef avec Luxembourg, fou de joie comme second… En quelques semaines Charleroi, Tournai, Douai, Courtrai et même Lille que l’on disait inexpugnable tombaient : la dernière après seulement vingt jours de siège. Tout était si magnifique que le Roi invita les dames à le rejoindre. Toutes… sauf la « duchesse » de La Vallière dont le pouvoir s’étiolait. A demi folle de douleur, elle se lança sur les routes avec ses équipages, rejoignit la Cour à Tournai au grand déplaisir de Sa Majesté… qui venait, tant qu’il y était, d’investir le lit de l’éblouissante marquise de Montespan. Un règne s’achevait, un autre commençait, qui allait durer longtemps… et donner le jour à plusieurs enfants.

Le retour à Paris fut glorieux. Il y eut fête dans les jardins de Versailles. Isabelle y parut seule, son époux ayant dû retourner à Ratisbonne régler un problème créé par des mécontents – il y en a toujours ! – attirés par les charmes un peu rudes des Suédois… Il est vrai que gouverner le nord de l’Allemagne depuis Paris présentait des difficultés évidentes. Peut-être allait-il falloir que le couple ducal songe à faire acte de présence un peu plus souvent et que les indigènes du pays pussent enfin constater combien leur nouvelle souveraine était charmante. Or, pour l’instant, Isabelle n’en avait pas la moindre envie. La vie à la Cour était tellement agréable !

En outre, les liens d’amitié se resserraient entre elle et Madame. Monsieur, amadoué par un lot de fourrures rares, semblait n’y plus voir d’inconvénient bien qu’il eût entrepris de mener la vie dure à sa femme.

En effet, depuis la reprise des villes du Nord, l’entente semblait moins cordiale entre la France et l’Angleterre. Celle-ci, toujours à court d’argent, paraissait écouter les sirènes hollandaises avec un certain plaisir. Mais, pour Louis XIV, la Hollande c’était l’ennemie dont il espérait fermement venir à bout avec le temps… Que l’Angleterre oublie ce qu’elle devait à la France au bénéfice de ces gens-là ne se pouvait supporter.

Or, dans ce jeu diplomatique, Louis XIV possédait un atout majeur parce que, lié à son frère par une profonde tendresse, celui-ci refusait de lui causer une peine même légère. C’est ainsi que le Roi reprit des relations plus étroites avec sa délicieuse belle-sœur d’autant plus facilement qu’il lui resterait toujours des réminiscences des tendres instants vécus sous les ombrages de Fontainebleau peu après le mariage avec Monsieur. Et Madame devint tout naturellement la conseillère privilégiée de Louis avec qui elle avait de longs et nombreux entretiens. Entretiens dont Monsieur son époux était naturellement exclu. Brouillon, bavard, incapable de garder une confidence, il aurait naufragé le plus solide accord.

Malheureusement, derrière Monsieur veillaient ses amis, le marquis d’Effiat, le comte de Beuvron et surtout le chevalier de Lorraine, beau comme un ange et pervers comme une légion de démons. Tant que Madame ne s’était occupée que de ses amours, de ses plaisirs et de ses toilettes, elle ne les avait pas beaucoup gênés. On luttait d’ajustements avec elle mais dès l’instant où elle devenait une tête politique et prenait le premier rang auprès du Roi, il fallait sinon l’éliminer du moins la remettre à sa place. Et l’existence de Madame dans ses palais se fit plus difficile tandis que l’on excitait la jalousie de Monsieur.

Quoi ? il y a un secret d’Etat et Monsieur n’en connaît rien ?… Le Roi prépare un grand projet avec Madame, et Monsieur n’y a point part ?… Sa femme jouit d’un crédit qu’on lui refuse, à lui, frère du Roi ?

Petit à petit Monsieur devint insupportable. Non seulement envers son épouse mais envers le Roi auquel il montrait de plus en plus d’insolence.

C’est ainsi qu’à un bal chez la Reine alors que Madame venait de danser avec le Roi et que tous deux se mettaient légèrement à l’écart pour continuer leur conversation, Monsieur monta sur ses ergots. Il déclara haut et fort qu’il s’ennuyait, voulait rentrer chez lui au Château Neuf et ordonna à sa femme de le suivre.

— Quelle mouche vous pique, mon frère ? gronda Louis XIV dont le sourcil venait de se froncer. Si vous êtes las, allez vous reposer !

— C’est ce que je vais faire ! Venez, Madame !

— Laissez donc Madame tranquille ! Nous avons à parler d’affaires sérieuses !

— Soit ! Alors parlons-en ! Cela m’intéresse ! fit-il en se dandinant d’un pied sur l’autre avec un sourire goguenard.

— Mon frère, vous vous oubliez !

Aussitôt Monsieur se mit à glapir :

— Je veux seulement être le maître chez moi et si cela ne convient pas à Madame je n’ai aucune raison de la garder dans ma maison et la renverrai en Angleterre !

— Quelle bonne idée ! Je songe justement à l’envoyer en Angleterre auprès du Roi Charles, qui aime infiniment sa sœur, mettre au point avec lui les bases d’un traité…

— Alors j’irai aussi !

— Non, mon frère ! Ce ne serait pas la même chose et les liens de famille s’en ressentiraient !

De toute évidence, Monsieur allait piquer une nouvelle colère quand le chevalier de Lorraine et le marquis d’Effiat s’approchèrent, saluèrent le Roi et prirent chacun un bras de Monsieur en priant aimablement Sa Majesté de ne pas permettre à Monsieur de gâcher un aussi joli bal. Le Roi accepta d’un sourire et l’on s’en tint là !

Comme Mme de La Fayette et bien d’autres, Isabelle avait observé la scène avec inquiétude. On se demanda même si Monsieur n’avait pas trop bu alors qu’il se montrait habituellement aimable, enjoué souvent, en particulier quand il inaugurait une nouvelle parure ou recevait quelque bel objet pour la décoration de son château de Saint-Cloud qui lui prenait les trois quarts de son temps. Fin de l’incident !

L’orage éclata à propos de l’évêque de Langres, Louis Barbier de La Rivière, décédé récemment et qui avait été aussi l’aumônier de Madame. Il laissait deux riches abbayes situées sur l’apanage de Monsieur et Lorraine prétendait s’en faire attribuer les importants bénéfices. Ce qui n’avait rien de choquant à l’époque mais le chevalier ne se contenta pas des bénéfices, il voulut aussi les titres et cela c’était impossible. Malheureusement, quand il voulait quelque chose, le beau Lorraine savait comment s’y prendre avec Monsieur sinon avec le Roi qui refusa net ! Monsieur piqua alors une colère contre son frère, interdit à Madame de se rendre chez Louis qui, cette fois, se fâcha : le 30 janvier 1670, il faisait arrêter le chevalier de Lorraine par le comte d’Ayen, fils du duc de Noailles et lieutenant aux gardes du corps – assisté pour plus de prudence par le comte de Lauzun.

Fureur de Monsieur qui régala son frère d’une de ces scènes dont il avait le secret et dont le Roi avait horreur, surtout en présence de Madame à qui son époux donna l’ordre de rentrer chez elle et de n’en plus sortir jusqu’à ce que Lorraine quitte la Bastille.

— Il ne va pas à la Bastille où vous passeriez votre temps sans souci du ridicule, coupa le Roi.

— Où donc alors ? Où l’envoyez-vous ?

— A la forteresse de Pierre-Encise près de Lyon…

Monsieur faillit s’étrangler :

— Si loin ? Oh, mon Dieu !

Il n’en dit pas plus, prit Madame par la main et sortit du cabinet royal en courant. Une heure après il avait quitté Saint-Germain pour Paris d’abord puis pour son château de Villers-Cotterêts où Madame n’eut droit qu’à ses serviteurs mais aucune de ses dames ou de ses gentilshommes habituels et d’où le Roi reçut un véritable ultimatum : Madame ne serait autorisée à revoir son beau-frère qu’une fois Lorraine rendu à Monsieur !

Cette situation dura un mois pendant lequel Louis laissa Monsieur mijoter son désespoir – et Madame dans une atmosphère infernale ! – avant d’envoyer au rebelle l’ordre de réintégrer Saint-Germain s’il ne voulait pas que son chevalier soit mis au secret… et au régime ! Nouvelle tempête chez Monsieur – dont Madame fit les frais bien entendu ! – mais enfin on rentra.

Ce fut pour apprendre que Charles II d’Angleterre, songeant à conclure un traité avec la France, désirait que Madame – la jeune sœur qu’il chérissait ! – vînt en discuter les termes avec lui ! Monsieur ne pouvait pas refuser : raison d’Etat !

— Elle peut y aller, grogna Monsieur. Et même y rester ! Souvenez-vous que je voulais la répudier, mon frère !

— Ambassadrice de France, donc sur ordre, elle échappe pour un temps à ses devoirs d’épouse !

— En ce cas, j’irai avec elle. Ou plutôt elle viendra avec moi et je serai votre ambassadeur, ce qui sera plus convenable  !

— Vous n’avez rien d’un diplomate ! Vous êtes beaucoup trop brouillon et agité pour mener à bon terme un traité !

— Soit ! Je lui accorde trois jours… à condition que Lorraine quitte Pierre-Encise !

— Il n’y manquera pas…. Mais ce sera pour le château d’If !

— Cette horrible prison en pleine mer, battue par la fureur des flots ? Il en mourrait ! gémit Monsieur au bord des larmes tandis que le Roi se mettait à rire. Et vous trouvez cela drôle, mon frère ? Je ne vous savais pas cruel !

— Et moi je ne vous savais pas si ignare en géographie. Le château d’If, en face de Marseille, est sur la Méditerranée qui a plus de soleil que de tempêtes sauf peut-être en hiver. Il est vrai que certains cachots peuvent être pénibles à supporter… Surtout si la mer empêche le ravitaillement d’arriver. Et comme je m’attendais à votre réaction, sachez que votre ami est déjà en route ! Alors, si vous voulez réfléchir, hâtez-vous ! Madame doit passer la Manche dans six jours ! Et pour trois semaines !

— Et Lorraine quittera cette affreuse prison librement ?

— Vous avez ma parole !

Infiniment heureuse de revoir son frère et son pays, heureuse aussi d’échapper à l’espèce d’enfer qu’était devenue sa vie dans les châteaux de Monsieur son époux, Madame partit pour l’Angleterre où elle allait retrouver ce frère qu’elle aimait tant et nombre d’amis. Elle emmenait une partie de sa maison mais, à son grand regret, il lui fut impossible de se faire accompagner d’Isabelle, Monsieur s’y opposa alléguant qu’une princesse étrangère n’avait rien à faire dans une ambassade française, même quand on lui eut dit que Charles appréciait particulièrement l’ex-duchesse de Châtillon. Et il n’en voulut pas démordre, mettant dans son refus un entêtement d’enfant gâté bien qu’on lui eût promis que Lorraine était sur le point de quitter le château d’If !

Ce ne fut pas sans un serrement de cœur qu’Isabelle vit partir la princesse à laquelle l’attachait à présent un lien solide. Peut-être parce que, obscurément, elle la sentait menacée. Qu’en serait-il au retour en France, même si l’ambassade récoltait un franc succès ? Le Roi, pris par de multiples tâches, réussirait-il à lui assurer la protection dont elle aurait besoin quand elle se retrouverait en face du chevalier de Lorraine auquel ses prisons conféreraient aux yeux de Monsieur l’auréole du martyre ?

Il est probable que, satisfait du traité que Madame ne manquerait pas de rapporter, son frère ne sachant rien lui refuser, le Roi l’en remercierait chaleureusement et s’en retournerait à ses amours passionnées avec la belle Montespan, sans plus se soucier du ménage Orléans…

— Vous avez tort de vous tourmenter à ce point, lui dit Mme de La Fayette à qui Isabelle confiait ses inquiétudes… Monsieur est comme un gamin à qui l’on a pris son jouet favori. Son bien-aimé chevalier retrouvé, il se désintéressera de son épouse !

— Je n’en suis pas certaine ! Le chevalier n’oubliera pas aisément ses geôles et il est loin de posséder une belle âme… Nous verrons bien quand il reviendra…

Mais il n’était pas question qu’il revienne. Tandis que Madame s’embarquait avec une partie de sa suite, le chevalier quittait, en effet, le château d’If… pour l’Italie. Il y était exilé le temps qu’il plairait au Roi…

Monsieur en hurla comme un loup malade, pria, supplia son frère de permettre qu’il revienne auprès de lui. En vain. Louis se contenta de conseiller un peu plus de modération à son cadet et, surtout, de « vivre mieux qu’il ne l’avait fait jusqu’à présent offrant à sa cour un comportement indigne d’un prince ».

Le résultat en fut qu’à son retour, véritablement triomphal car elle avait accompli pleinement la mission dont elle était chargée, Madame trouva un mari plus acariâtre que jamais, refusant même les cadeaux fastueux que Charles II lui envoyait pour le « remercier d’avoir permis à Madame de revoir son pays natal ».