Elle goûta la joie orgueilleuse de gouverner, de nommer des ministres, de passer en revue des soldats gigantesques sous leurs bonnets de fourrure, de recevoir des délégations de son peuple, d’apposer le gros cachet de cire rouge sur des papiers d’Etat. Elle régnait ! Quoi de plus grisant ?

Malheureusement, toutes ces splendeurs finirent par aller percer les fumées de l’alcool et de la débauche où son époux s’enfonçait au fil des jours. En outre, lui au moins laissait ses sujets vivre à leur guise et, un triste matin, les grenadiers commis à la garde de ses portes croisèrent leurs armes devant la duchesse par ordre de son seigneur époux. Elle devait se considérer comme prisonnière… Il était temps pour elle d’apprendre à se considérer comme une honnête ménagère allemande et rien de plus ! Quand Monseigneur daignerait rentrer, il déciderait de son sort…

De rentrer quand ? On n’en savait rien ! L’important pour lui était qu’elle se tienne tranquille et cesse de se prendre pour ce qu’elle n’était pas… Mais Isabelle n’en avait nullement l’intention. La nuit suivante, Bastille, convenablement nanti d’or et du meilleur cheval des écuries, partait pour la France.

On attendait le duc. Ce fut une ambassade solidement armée conduite par le marquis de Feuquières qui vint solennellement prier Mme la princesse, duchesse de Mecklembourg-Schwerin, de se rendre auprès de Sa Majesté le Roi Louis XIV mais, comme il ne s’agissait pas que l’on se méprît sur cette invitation, Feuquières tout au long du chemin lui fit rendre les honneurs dus à un souverain en déplacement. Isabelle laissait d’ailleurs derrière elle le comte de Leinsberg dont elle s’était acquis le dévouement pour régler les affaires courantes car à Schwerin on attendait toujours Christian peu séduit par l’idée de revenir au milieu des tracas alors qu’il vivait si agréablement à Paris. Ce qu’il ne voulait pas c’était que sa femme règne à sa place, même si elle s’en tirait beaucoup mieux que lui…

C’est grosso modo ce que lui fit entendre Louis XIV qui la reçut en tête à tête pour la féliciter :

— On m’a dit que vous aviez entrepris de civiliser ce peuple ! Est-il vraiment aussi sauvage qu’on le prétend ?

— Plus encore, Sire, et j’en ai été la première surprise. A entendre mon époux aucun pays n’est plus évolué que l’empire allemand.

— Que n’y est-il plus souvent alors ?

— Il préfère la vie parisienne ! Et on peut le comprendre. Je fais de mon mieux pour améliorer la vie quotidienne, imitant en cela la jeune épouse morganatique du duc Ernest-Auguste de Brunswick-Lunebourg, une ravissante Poitevine, Eléonore d’Olbreuse, qui a obtenu quantité d’améliorations. Pour les repas, par exemple, il est à présent interdit au château de Celle de s’insulter à table, de se jeter du pain, des os, voire une assiette pleine à la figure en proférant des injures. Interdit aussi de s’enivrer au point que les valets doivent, le matin venu, ramener leurs maîtres chez eux dans des brouettes.

— Vous vous moquez ?

— A Dieu ne plaise, Sire, que je m’oublie de la sorte ! De même : elle améliore la cuisine franchement détestable : des choux, encore des choux, toujours des choux !… C’est assez lassant !

— Vous entretenez donc de bonnes relations avec la cour de Celle ?

— Excellentes, Sire…

— Alors il vous faudra repartir, ma chère. Vous seule êtes capable de mener à bien certaines missions délicates auprès des princes allemands… Peut-être même l’Empereur !

— Mais, Sire… Le duc Christian ne me permettra plus de sortir de Schwerin si je reviens !

— Il recevra mes ordres… à moins qu’il ne veuille renoncer à notre alliance ?

— Je crois sincèrement qu’il aimerait mieux mourir. Il ne déborde pas d’idées mais celle-là il y tient... ajouta-t-elle avec un sourire.

Se retrouvant ainsi chargée de mission – ou ambassadrice occulte ! –, Isabelle effectua plusieurs voyages, séjournant au palais de Schwerin ou de Ratisbonne quand il le fallait, se disputant avec son mari quand il leur advenait de se rencontrer jusqu’à ce qu’enfin Christian la fasse arrêter par ses gardes et mettre en prison.

Pour la première fois de sa vie, peut-être, elle se prit à désespérer. Une fois de plus Bastille s’était enfui et gagnait la France à francs étriers, mais pourrait-il arriver à temps ? En outre, elle ne voyait plus autour d’elle que les visages hostiles des geôliers, aussi en venait-elle à craindre, sinon la peine capitale, du moins d’être assassinée dans sa prison…

Toutefois Louis XIV tenait à sa duchesse et envoya à son secours une ambassade puissamment armée que commandait… Condé assisté de… François !

En se retrouvant en face des deux seuls hommes qu’elle n’eût jamais cessé d’aimer, elle dut faire appel à toute sa volonté pour ne pas se précipiter à leur cou en sanglotant de bonheur mais elle restait la souveraine de ces gens encore à demi primitifs et devait se retenir. Elle les remercia d’un sourire et d’un « je vous attendais » comme si c’eût été le geste le plus naturel, et ce fut la tête haute qu’elle rejoignit le carrosse en compagnie d’Agathe qu’on venait de lui rendre. Ensuite ce fut trompettes sonnant, canon tonnant et avec tous les honneurs dus à une souveraine qu’elle quitta le Mecklembourg pour n’y plus revenir ! Sur son visage immobile des larmes coulaient lentement mais c’étaient des larmes de joie. Tout à l’heure elle pourrait serrer dans ses bras son petit frère qu’elle croyait perdu à jamais…

Le retour en France fut quasi triomphal et Isabelle pensa vivre un rêve quand son escorte la conduisit, non à Saint-Germain comme elle s’y attendait, mais à Versailles, le fabuleux palais où le Roi et sa Cour venaient de s’installer à titre permanent. N’en ayant pas la moindre idée, Isabelle fut éblouie. De sa vie elle n’avait contemplé pareille merveille, et y être reçue avec les honneurs était enivrant… mais elle ne sentit pas l’envie d’y vivre. Il y avait trop de monde ! Et un monde qu’elle ne reconnaissait plus. Par exemple Monsieur, qu’elle détestait toujours autant, s’était remarié très vite – quatorze mois après la mort de Madame. Il avait épousé son contraire  : une jeune Allemande taillée comme un grenadier, pourvue d’un appétit égal à celui du Roi. Grande buveuse de bière et montant à cheval comme un hussard, capable de suivre une chasse pendant des heures et d’aller danser ensuite. Bref, elle s’appelait Elizabeth-Charlotte de Bavière, princesse Palatine, infatigable épistolière devant l’Eternel. Au demeurant une excellente femme, une bonne mère – Monsieur n’avait pas encore compris comment il avait réussi à lui faire trois enfants ! – ayant son franc-parler, ce qui amusait beaucoup le Roi, et parfois un vocabulaire à faire rougir un corps de garde.

Côté favorites, La Vallière ayant rejoint depuis longtemps les Carmélites, l’éblouissante Montespan régnait mais commençait à décliner au profit de la gouvernante des enfants qu’elle avait donnés au Roi et cette femme avait entrepris de le ramener dans le giron de l’Eglise. Autour de ce noyau central tout un univers vivant l’œil fixé sur le souverain, guettant ses humeurs, ses froncements de sourcils comme la moindre de ses paroles. Un monde pour ainsi dire asservi ! Oui, c’était le mot qui convenait. Et Isabelle ne souhaitait pas s’y mêler. Elle se sentirait mieux à Paris. Mais où ?

N’en ayant plus l’usage, elle avait revendu son hôtel de la rue Saint-Honoré et ne voulait à aucun prix regagner l’hôtel de Mecklembourg où Christian vivait quand il n’était pas à Schwerin. Leur mariage était à présent purement nominal et ils se voyaient le moins possible. A l’hôtel de Condé, la nouvelle situation du maître lui interdisait d’accueillir celle qui n’avait pas cessé d’être sa maîtresse, même si les épanchements s’y raréfiaient. En effet, peu après la fuite d’Isabelle pour le Mecklembourg, un drame s’était déroulé. Lasse des éternels dédains de son époux, Claire-Clémence avait oublié ses devoirs dans les bras d’un beau valet de chambre nommé Duval, ce qui avait fort contrarié l’un des pages de la maison, le jeune Bussy2. Les deux garçons se battirent dans la chambre même de la princesse qui fut blessée. Arrêté, Duval fut envoyé aux galères mais n’y arriva pas. Il mourut empoisonné en chemin. Bussy fut emprisonné. Quant à la princesse, son époux la fit enfermer dans le donjon de Châteauroux où elle fut traitée et servie selon son rang mais d’où elle ne sortit que morte3.

Qui donc offrit alors l’hospitalité à Isabelle ? Tout simplement Anne-Geneviève de Longueville, entrée moralement en religion et qui la reçut en l’embrassant :

— Vous avez beaucoup à me pardonner, ma cousine, mais j’aimerais qu’à présent vous voyiez en moi une sœur affectueuse et vous êtes ici chez vous !

— Merci, ma cousine ! Je ne saurais vous dire à quel point votre accueil me touche.

— … Mais n’oubliez pas que vous me devez quelque chose !

— Quoi donc ?

— Mais un ruban ! Princesse et duchesse souveraine, vous m’avez battue !

— Non, fit Isabelle gravement. Tournée vers Dieu vous êtes plus haute que je ne le serai jamais ! Je vous rendrai seulement votre ruban noir que j’ai soigneusement conservé…

Ce fut pour Isabelle une période de douceur ineffable vécue entre les Condés et sa propre famille à l’exception de François. Devenu maréchal de France, il était aux armées plus souvent que chez lui.

Il semblait en effet que l’Europe des Bourbons, des Habsbourg – de Madrid ou de Vienne ! –, des Stuarts ou des princes d’Orange devenus Hollandais fût incapable de marcher à l’unisson mais l’éclat du Roi-Soleil allait grandissant avec la splendeur de Versailles. Isabelle, encore parée d’une beauté qu’adoucissaient les mèches argentées de sa chevelure mais qui, avec le temps, devenait plus fragile – « Une rose d’automne est plus qu’une autre exquise… » –, avait tourné la page des amours fracassantes et des folies. Elle se partageait entre la Cour, celle de Chantilly dont Condé avait fait une merveille, son cher Mello où elle aimait à recevoir et le château de Valençay, chez sa sœur, où elle retrouvait ses neveux et nièces qu’elle dotait, les finances de leur père étant toujours plus ou moins malmenées par les « embellissements » d’un château par ailleurs très réussi !

Elle allait aussi chez sa mère à Précy mais jamais à Ligny ou à Piney chez François dont elle ne pouvait supporter l’épouse… ce qui était réciproque !

Quant aux relations avec son époux, elles restaient houleuses les rares fois où ils se rencontraient, Christian ayant enfin compris que ses sujets – Vandales ou autres ! – pouvaient avoir besoin de lui.

Tout allait donc pour le mieux quand se produisit l’impensable : l’abominable affaire des Poisons à laquelle avait préludé l’exécution de la marquise de Brinvilliers. Appréhendée par le lieutenant général de police, Gabriel Nicolas de La Reynie, une poignée de sorciers, devineresses, mages, prêtres dévoyés furent envoyés à la Bastille, et à Vincennes quand il n’y eut plus assez de place. Un tribunal d’exception, la Chambre Ardente, fut créé pour juger ces misérables… qui se mirent à dénoncer à tour de bras leurs « clients » ou supposés tels. Ce fut une véritable marée d’arrestations et l’une des plus retentissantes fut celle du maréchal de Luxembourg, alors capitaine de gardes du corps de Louis XIV, et en plein Versailles.

Conduit à la Bastille, François, stupéfait, apprit qu’il était accusé d’avoir « demandé au Diable la mort de sa femme, celle du maréchal de Créqui, le mariage de sa fille avec le fils de Louvois et de réaliser des prouesses à la guerre plus qu’il n’en avait fait jusque-là ».

Ces quelques mots contenaient la cause première d’une arrestation aussi spectaculaire : Louvois ! Le tout-puissant ministre haïssait Luxembourg d’autant plus qu’ils avaient été amis autrefois, à l’époque où, pour s’occuper et se distraire, François s’était mis à la recherche de la pierre philosophale et avait fréquenté un certain Lesage devenu l’une des clefs de voûte de la ténébreuse affaire. Avec Louvois les relations s’étaient détériorées quand, rentré aux armées par la petite porte après avoir fait sa soumission au côté de Condé, Louvois s’était arrogé le droit de confier à son « ami » des missions qui relevaient davantage du pillage et même du ravage que de l’occupation normale d’une région. Seulement il y avait Condé prêt à en découdre pour défendre celui qu’il considérait comme un frère ; il ne fallait pas oublier l’immense talent militaire de François ni qu’il était devenu duc de Luxembourg et pair de France. Louvois avait été contraint de rentrer ses griffes. Du moins en apparence. En réalité il avait laissé toute latitude à Lesage pour accumuler les accusations déshonorantes… et Luxembourg était resté plus d’un an à la Bastille.