Mais il ne l’écoutait plus. Il s’était mis à marcher de long en large dans une agitation qui allait crescendo. Puis, brusquement, s’immobilisa :
— Je ne vous crois pas ! Vous dites cela pour vous venger mais…
— Me venger ? J’aurais pu le faire depuis longtemps ! A Montargis tandis que vous gémissiez sur votre lit de douleurs, La Rochefoucauld m’a offert ses bons offices dans la même intention ! Comme si j’étais femme à me contenter des rogatons d’une autre !
Avec un air implorant, il s’approcha d’elle dans l’intention évidente de la prendre dans ses bras :
— Cessez ce jeu, mon cœur ! Il n’est digne ni de vous ni de moi !
Elle recula pour éviter son contact et d’un geste vif ôta la guimpe de dentelles voilant la naissance de sa gorge et de ses épaules :
— Ceci suffira-t-il à vous convaincre ? Les griffes du lion ont laissé leurs traces sur moi !
Il poussa un cri et s’enfuit en pleurant…
1 Ingeburge de Danemark, seconde épouse de Philippe Auguste, et Jeanne de Bourgogne, femme de Philippe VI.
2
Les canons de la Bastille
En dépit d’un bain chaud qui lui fit grand bien en détendant ses nerfs, Isabelle dormit « en pointillés » cette nuit-là, tourmentée par l’étrange tournure prise en à peine vingt-quatre heures par sa vie sentimentale passée du vide absolu à un trop-plein qui n’allait pas sans l’embarrasser. La conquête de celui qu’elle avait aimé dès le premier regard échangé l’emplissait d’une joie profonde – même si elle présentait quelques épines ! D’autre part, elle reconnaissait volontiers qu’elle avait souffert de la défection de Nemours tombé dans les filets de sa pire ennemie… Nemours était un homme délicieux et un merveilleux amant… ce qui n’était pas le cas de Condé, trop pressé et brutal. La déception avait été forte de se voir délaissée ainsi. Et pour qui !
Aussi, peu tentée par la position extrême de l’âne de Buridan qui, affamé et assoiffé mais placé à égale distance d’un picotin et d’un seau d’eau, se laissa mourir faute de décider lequel était le plus urgent, Isabelle, à l’issue de cette nuit… choisit tout simplement de garder les deux… Elle aurait au moins réussi une œuvre méritoire, si elle pouvait arracher Nemours au fangeux chemin de la trahison – ce qui peut-être convaincrait aussi François. Mais d’abord pousser Condé à reprendre les négociations avec la Cour… même si elle n’y croyait pas vraiment.
La suite des jours à venir allait mettre sa diplomatie à rude épreuve. Condé qui entendait la surveiller comme du lait sur le feu eut une idée de génie – selon lui ! – inspirée par le retour à ses côtés de son ami Nemours qu’il croyait définitivement rangé dans le sillage de Mme de Longueville en vertu de ce principe élémentaire qu’il était malséant de quitter une déesse dès l’instant où elle avait daigné vous attacher à sa personne… Il convenait donc de le surveiller sans en avoir l’air.
Aussi dès le matin suivant se faisait-il annoncer chez celle qu’il considérait déjà comme sa propriété. Isabelle qui – rappelons-le ! – avait fort mal dormi – et on pouvait en lire les traces sur son visage – lui fit répondre qu’étant souffrante elle avait pris médecine et le priait de l’excuser. Cependant il insista : il ne la dérangerait pas mais il était de la dernière importance de pouvoir échanger quelques mots avec elle !
Que pouvait-il y avoir de si urgent pour lui tomber ainsi dessus dès potron-minet ? Le sachant capable de passer outre à toute interdiction, elle appliqua sur son visage une crème au blanc de céruse qui le pâlit, ombra légèrement ses paupières inférieures, ramassa ses cheveux dans un bonnet de dentelle, enfila une camisole et retourna se coucher tandis qu’Agathe disposait à son chevet une tisanière et un flacon d’eau de senteur, puis s’enfonça dans ses draps et envoya chercher son visiteur.
Ne croyant absolument pas à la maladie soudaine d’une femme qu’il avait vue resplendissante – sévère mais resplendissante ! – quelques heures plus tôt, Condé ne cacha pas sa surprise :
— Quoi ? Vous êtes réellement souffrante ? (Puis avec un sourire entendu :) Nemours aurait-il osé vous maltraiter ?
— Me maltraiter ? Où vous croyez-vous donc ? Il n’y a que vous, Monseigneur, pour en avoir seulement l’idée ! Et à quel titre s’il vous plaît ?
— Ne vous fâchez pas, de grâce ! Je vous demande pardon. D’autant que je ne viens que demander votre aide !
— Mon aide ? En quoi ? Je ne parle pas l’espagnol.
— Oh, vous êtes insupportable. La malade que vous êtes de toute évidence devrait se ménager davantage.
Cette fois elle ne put s’empêcher de rire, se redressa, donna deux ou trois coups de poing à ses oreillers et resta assise en s’y adossant :
— Voilà ! Je suis tout ouïe !
Il exposa alors l’ensemble de ses soucis après la réception plutôt fraîche reçue à Saint-Germain :
— Outre que je ne me sente plus très en sûreté à l’hôtel de Condé, je vous avoue que je ne sais plus à quel saint me vouer et j’ai besoin de conseils.
— De conseils ? Vous n’en manquez pourtant pas…
— Justement ils sont trop nombreux et souvent d’avis si différents que je ne peux me résoudre à écouter celui-ci de préférence à celui-là1.
— Vous voulez venir habiter ici ? Je peux vous dire tout de suite que ce n’est pas une bonne idée…
— Non. Je veux seulement y rassembler mes amis sous votre égide et ce que je vous propose c’est le rôle d’arbitre. Vous ne perdez jamais la tête… du moins à ma connaissance, ajouta-t-il avec l’ombre d’un sourire. La façon dont vous avez enlevé ma mère sous le nez de M. Du Vouldy en est la meilleure preuve ! Et puis… j’ose espérer que vous m’aimez un peu ? Alors, aidez-moi !
— Je ne dis pas non, mais si vous n’êtes pas à l’aise chez vous, que ne retournez-vous à Saint- Maur comme vous l’avez déjà fait ?
— Il faudrait pour cela que vous veniez vous y établir… et ce serait certes empiéter sur une liberté à laquelle vous semblez tenir, répondit-il, affichant une mine tellement confite qu’Isabelle, oubliant ses maux supposés, se remit à rire.
— Quel bel hypocrite vous faites, Monseigneur ! Vous ne le proposez pas parce que vous savez parfaitement que je refuserais. Cela posé, continua-t-elle le payant de la même monnaie, je ne vous cache pas que je n’avais pas l’intention de rester à Paris. Les beaux jours sont venus et j’ai grande envie de revoir Mello… et mon fils !
— Vous l’avez laissé seul là-bas ?
— Non. Ma mère veille sur lui. Peut-être même l’a-t-elle emmené à Précy. Elle n’aime pas être longtemps éloignée de son chez-elle ! Mais revenons à votre problème. Si vous voulez tenir conseil ici, je n’y vois pas d’inconvénient et, si vous le demandez, je vous donnerai mon avis…
— … Et peut-être me permettrez-vous de… m’attarder auprès de vous ?
— Nous verrons ! Une question, cependant ! Je ne veux à aucun prix recevoir chez moi Mme de Longueville et je suppose qu’elle joue un rôle important dans votre « conseil » ?
— Rassurez-vous ! Elle en est absente. Elle se trouve actuellement en Guyenne avec mon jeune frère Conti et ils ont fait de Bordeaux le centre privilégié des négociations avec l’Espagne… Selon la façon dont tourneront mes pourparlers avec la Cour, elle saura quelle conduite tenir.
— J’ose espérer qu’elle ne prendra pas sur elle de signer quoi que ce soit en votre nom ?
— Non ! Bien sûr que non ! Elle n’oserait !
— Elle ? Ne pas oser ? Ou elle a énormément changé ou vous la connaissez mal ! Nous pourrons nous estimer heureux si elle ne nous arrive pas un beau jour flanquée d’une armée espagnole avec tambours et trompettes par-dessus le marché. Vous aurez alors le choix entre tomber dans ses bras ou l’exécuter à coups de mousquet !… Et je ne vous envie pas !
— Vous exagérez ! Elle ne veut que mon bonheur !
— A condition qu’il serve sa gloire ! Or, ne vous y trompez pas, Monseigneur, la gloire m’importe peu à moi. En revanche, je tiens particulièrement à ce que le vainqueur de Rocroi et de tant d’autres batailles reste prince français et à ce que, étant donné l’attachement qu’il vous montre, le dernier des illustres Montmorency n’aille pas le payer de sa tête ! Parce que si ce malheur devait arriver, vous auriez en moi une implacable ennemie !
— Je croyais que vous m’aimiez ? Du moins l’avez-vous dit !
— Je souhaite pouvoir le dire encore ! Cela dépend exclusivement de vous, Monseigneur !
— Alors je vous donne toutes assurances ! Pouvons-nous nous réunir une première fois ce soir ?
— Oui mais pas à une heure indue : cela ferait par trop de conspirations…
— C’est un peu cela, non ?
— Oui mais il est inutile de le crier sur les toits. Venez dans l’après-midi… et séparément comme nous étions accoutumés lorsque nous allions à l’hôtel de Rambouillet passer un moment, entendre les dernières trouvailles de nos poètes, écouter de la musique. Je veillerai à ce qu’il y en ait : ni trop faible ni trop bruyante, juste ce qu’il faut pour apporter un fond… sonore !
— Votre idée me semble bonne mais sera-t-elle crédible sans femmes ?
— Je ne vous empêche pas d’inviter Mademoiselle qui brûle de se dévouer pour vous… surtout quand la santé de votre épouse donne des inquiétudes ! Elle se verrait parfaitement princesse de Condé !
— Je pensais que vous la détestiez ? D’ailleurs à vous entendre…
— Moi ? Non ! C’est elle qui me déteste… ou plutôt qui ne sait pas exactement quel sentiment je lui inspire : elle aime à me rencontrer pour bavarder, égratigner les autres et faire assaut d’esprit, mais quand elle parle de moi, c’est en général pour me dénigrer !
— C’est le plus vraisemblable ! Vous êtes ravissante et elle est bâtie comme les suisses de la garde royale !
— Quoi qu’il en soit, invitez-la. Elle en sera ravie et représentera son père ! Monsieur est toujours des vôtres je suppose ? Ne plus être lieutenant général du royaume depuis la majorité du Roi doit le désoler bien qu’il se garde de le montrer ! Et s’il vous faut d’autres dames, Mme de Brienne, qui est restée amie de la Reine, et mon amie Saint-Sauveur devraient faire illusion. Ce sont toutes deux des femmes d’esprit qui ne sont aucunement douées pour l’espionnage ! Je les fais appeler ce soir si vous le voulez ?
— Ce soir ? Non… Ayez pitié de moi, Isabelle, et laissez-moi revenir seul ! J’ai tant de choses à vous dire !
— Qui ne peuvent s’exprimer que la nuit ?
— Oh non ! Je pourrais vous parler d’amour durant…
— Montrez-moi vos ongles. (Puis, dénouant le ruban de sa chemise, elle découvrit une épaule où se voyaient les ecchymoses et la trace de ses dents :) Si demain j’ai une marque de plus, une seule, je ne vous revois de ma vie ! J’ai vingt-cinq ans et j’adore aller au bal. Si, à cause de vous, je ne dois plus porter que des collets hauts ou des fraises comme au siècle dernier, je préfère vous dire adieu tout de suite !
Il eut tout à coup l’air si malheureux qu’elle ne réussit pas à lui en vouloir plus longtemps :
— Venez souper ce soir, seul ! Je vais envoyer au grenier voir s’il ne nous resterait pas quelque bonne vieille cotte de mailles !
— Quelle horreur ! Ne m’obligez pas à me munir des cisailles du jardinier !
En fait de cisailles, il revint ce soir-là précédé d’un énorme bouquet de roses qu’il avait fait chercher au château de Saint-Maur. Isabelle le respira avec délices avant de le faire disposer dans les vases après en avoir prélevé deux qu’elle glissa dans le modeste décolleté de sa robe blanche. Le souper fut délicieux mais rapide car la hâte de Condé était quasi palpable. Enfin, après avoir remercié les domestiques, Isabelle prit son invité par la main pour le mener jusqu’à sa chambre où il la fit asseoir devant le grand miroir de sa table à coiffer et, après un interminable baiser, il entreprit de la déshabiller :
— Voyons ces blessures de guerre ! murmura-t-il contre son cou.
Isabelle ferma les yeux et l’on n’entendit plus rien… sinon un gémissement qui n’avait rien à voir avec la douleur.
Le lendemain dans l’après-midi, la duchesse de Châtillon vit arriver dans l’ordre : Condé d’abord, puis La Rochefoucauld et son secrétaire Gourville, le président Viole, le cardinal de Retz souriant et volubile à son habitude, Lenet et… le duc de Nemours qui était le seul à ne pas arborer une mine ravie. Il est vrai qu’il précédait de quelques pas le duc de Beaufort, son beau-frère cependant mais auquel l’opposait une antipathie – réciproque ! – nourrie d’obscures raisons de préséance. En outre, Beaufort ne cachait pas que sa propre appartenance à la Fronde des princes, due à la haine pour Mazarin et à son amitié pour Condé, excluait jusqu’à l’idée de combattre aux côtés des Espagnols et plus encore de les aider à s’implanter en territoire français. Il s’était toujours refusé à signer quoi que ce soit avec eux. Ce qui entretenait la hargne de Nemours.
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