— C’est au Roi qu’à présent il convient de s’adresser, ma chère. Le temps est venu pour lui de prendre en charge le royaume… assisté, toutefois, de conseillers avisés…
— Tels que M. le Cardinal, compléta Louis en lui prenant la main. Venez ! Il vous attend dans le cabinet voisin !
Isabelle s’attendait à tout sauf à cela ! Sous le choc, elle pensa un instant s’évanouir, ce qui eût été d’un effet déplorable mais, grâce à Dieu, elle n’avait pas la pâmoison facile et ce fut d’un pas nonchalant qu’elle alla rejoindre l’ennemi, se contentant de demander un peu de fraîcheur à son éventail. Elle se souvint subitement du surnom que lui avaient appliqué les Précieuses : Circé ! N’était-ce pas le moment idéal pour vérifier s’il était ou non mérité ?
Après les politesses de la porte et tandis qu’il lisait le fameux mémoire, elle remercia Dieu d’avoir réussi à obtenir que ne soit pas inscrite la condition sine qua non de ces étranges offres de paix : sa disparition définitive ! De toute façon les unes ne pouvaient aller sans l’autre.
Tandis qu’il parcourait le texte sans qu’aucune émotion apparût sur son visage, Isabelle l’examinait. Elle ne l’avait jamais vu de si près ni surtout dans ce que l’on pouvait appeler l’intimité. A cinquante ans, Mazarin gardait une indéniable séduction : visage aux traits réguliers, lèvres sensuelles soulignées d’une fine moustache, beaux cheveux bruns fournis où quelques cheveux blancs rappelaient les années écoulées, de même que les poches – encore légères cependant ! – sous des yeux bruns facilement souriants dénonçaient de lourds soucis. Il n’avait pas – et de loin ! – la stature de Richelieu, son allure imposante ni sa voix grave, souvent tranchante. La sienne, teintée d’un amusant accent italien dont il n’avait jamais pu se défaire, pouvait prêter à ironiser sauf dans certains cas. Il y avait du comédien dans cet homme sur lequel se concentraient les haines de tout un peuple. Très coquet de sa personne il prenait grand soin de ses mains qu’il avait fort belles et ne manquait jamais d’orner d’un ou deux de ces diamants pour lesquels il éprouvait une véritable passion. Et à ce propos, c’était le nom de la Reine qui venait tout de suite à l’esprit. Pouvait-il vraiment inspirer à une femme vieillissante mais encore attirante des sentiments aussi ardents ? Isabelle finit par conclure que c’était possible surtout si, comme elle l’avait entendu dire à l’hôtel de Rambouillet ou ailleurs, il offrait une certaine ressemblance avec le séduisant duc de Buckingham qu’Anne avait beaucoup aimé dans sa jeunesse. Au point d’avoir été à deux doigts de s’abandonner, un soir, dans certain jardin d’Amiens. Par sa faute à lui d’ailleurs : il avait voulu « brûler les étapes » et oublié qu’une infante ne se culbutait pas dans un buisson comme n’importe quelle fille3…
Sa lecture achevée, Mazarin tourna vers sa visiteuse un regard souriant :
— Je ne saurais trop vous remercier, madame, d’avoir bien voulu prendre la peine de venir jusqu’ici m’apporter ce document ! Il est fort important et mérite réflexion… Vous comprendrez aisément qu’il m’est impossible d’y répondre dans l’instant alors qu’il présente, je le reconnais, des articles extrêmement intéressants.
— Pardonnez-moi, Monseigneur, coupa Isabelle, mais j’attendais d’autant moins une réponse immédiate de Votre Eminence que je ne pensais pas avoir l’honneur de la rencontrer et qu’il nous importe principalement que Leurs Majestés en prennent connaissance puisqu’en fait c’est à elles que ce mémoire était destiné…
Le ton était un peu raide, la mise au point flagrante, mais Mazarin n’en marqua aucun déplaisir :
— Cela va de soi, madame la duchesse. Cela va de soi ! Les volontés de Leurs Majestés ont toujours été les miennes et, en ceci comme en tout ce qui se décide dans le royaume, je ne suis que l’exécutant de volontés augustes. Il nous faut en débattre en conseil étroit, réfléchir à ce qui peut être accordé… en premier…
— Quoi par exemple ?
— Certaines nominations à des postes de gouverneurs. Du moins il me semble, mais si vous le permettez, nous allons à présent rejoindre la R… le Roi que votre venue enchante et qui ne me pardonnerait pas de vous accaparer…
La suite de la visite se passa en effet à bavarder d’une foule de choses dans une atmosphère tellement souriante et détendue qu’elle effaça l’inquiétude conçue par la jeune ambassadrice, et ce fut avec enthousiasme qu’elle accepta de revenir un jour prochain. Cependant avant de partir, elle objecta :
— Ne vaudrait-il pas mieux que Monsieur le Prince vînt en personne ?
— Débattre avec moi ? Il n’acceptera jamais ! répondit le Cardinal avec une soudaine tristesse qui, si elle était jouée, faisait honneur à son talent de comédien. Il ne m’accordera pas cette satisfaction. Je redoute même qu’il n’accepte pas de poursuivre les discussions quand il saura que j’y participe…
Cela était bien possible, pensait Isabelle quand elle eut rejoint carrosse et escorte pour revenir vers Paris, et la fin de la journée lui donna pleinement raison. Condé explosa littéralement :
— Il était là et vous n’êtes pas repartie aussitôt ?
— C’est ce que vous auriez fait à ma place peut-être ?
— Si j’étais venu en personne, on eût pris cette démarche comme une reddition et je serais peut-être déjà à la Bastille !
— Et vous auriez préféré que ce soit moi ? Comme je vous comprends ! railla-t-elle. Outre que je n’avais pas le choix, il se peut que nous retirions un bénéfice bien quelconque de cette entrevue.
— Avec lui ? Pas d’illusion ! Puisqu’on a osé le rappeler en dépit des volontés de toute la France, vous pouvez être sûre qu’il n’y aura pas d’autre audience !
Et pourtant il y en eut une. Quelques jours plus tard, un message de la Reine requérait Isabelle à Saint-Germain afin d’y poursuivre un entretien un peu trop bref pour être vraiment constructif en spécifiant qu’elle serait attendue avec un vif plaisir…
— A vous maintenant de me dire ce que je dois faire ? demanda-t-elle quand le « conseil des chefs » fut réuni.
A l’exception de Nemours, ils furent unanimes : on ne pouvait faire fi d’une invitation royale dont l’essence elle-même constituait la meilleure garantie de sûreté pour la duchesse. Mais Nemours, qu’Isabelle vivant quasi ouvertement avec Condé ne recevait plus comme il l’aurait voulu, s’entêtait :
— Nous en étions pourtant convenus : plus de Mazarin ! Dès l’instant où il a le front de reprendre sa place nous devons appeler aux armes ! Le peuple ne demande que cela !
— Depuis quand vous faites-vous son messager ? lança Beaufort. C’est à peine s’il vous connaît !
— Tandis qu’il est à la dévotion du « Roi des Halles », c’est notoire !
— J’en sais en tout cas plus que vous. Le peuple qui voit venir un hiver de famine en a assez de se battre. Que Mazarin le nourrisse et le chauffe et il applaudira. La plus grande partie tout au moins…
— Et l’autre partie ne pourra qu’approuver quand vous serez gouverneur ? Inutile de demander qui a réclamé ce poste ?
— Je n’ai rien réclamé ! Ce n’est pas le gouvernement d’une ville que je désire mais l’amirauté ! En survivance de mon père qui en était investi. Je n’aime que la mer, monsieur le Savoyard4. Pouvez-vous comprendre cela ?
La dispute allait se prolonger quand Condé, agacé, y mit fin d’un coup de poing sur la table :
— En voilà assez ! Vous vous distribuerez les places quand nous serons au pouvoir !
— Pardon si je me répète mais nous sommes toujours d’accord : le pouvoir pour vous mais au non de Louis XIV. Pas de Philippe d’Espagne ! reprit Beaufort.
— Sans doute… A ne vous rien cacher, je vous confierai que l’Espagne me déçoit ! Rares sont ses promesses tenues !
— Allons donc, Monseigneur ! coupa François. Mme la duchesse de Longueville, Madame la Princesse et le prince de Conti qui tiennent la Guyenne sont unanimes pour vanter les excellents procédés dont ils sont l’objet et ne montrent aucune impatience : il faut du temps pour préparer une expédition d’une telle envergure. En outre…
— Il suffit, mon frère ! trancha Isabelle, mécontente. Vous êtes ici chez moi, c’est-à-dire en un lieu où l’Espagnol n’est pas le bienvenu…
— Il est notre allié !
— Le vôtre peut-être ! Pas le mien ! Pas plus qu’il n’était celui de notre père !
— Vous aviez à peine un an quand il est mort sur l’échafaud du Roi !
— … Mais j’en avais quinze quand Monseigneur écrasa les Espagnols à Rocroi ! Rocroi, messieurs, que vous tous à l’exception de M. de Beaufort semblez avoir oublié ! Y compris celui qui en fut le héros !
Un silence suivit cette sortie. Condé, sourcils froncés, réfléchissait, finalement ce fut lui qui le rompit :
— Pour l’heure présente il importe seulement que nous débattions s’il convient ou non que Mme de Châtillon retourne à Saint-Germain. Je rappelle que l’invitation émane de la Reine !
— La putain du Cardinal ! lança brutalement Lenet en haussant les épaules.
L’instant suivant, il sentait sous son menton la pointe de l’épée de Beaufort.
— Répétez cette infamie et vous rejoindrez vos aïeux ! Qu’avez-vous à vous occuper dans un conseil de princes, alors que vous n’êtes rien…
Il était déchaîné et on eut du mal à le calmer. Ce fut Isabelle qui réussit à l’apaiser après avoir prié le coupable de sortir…
— Je répète que vous êtes ici chez moi ! Tâchez de vous en souvenir !
Depuis l’affaire des bijoux de la princesse Charlotte, elle détestait Lenet et n’était pas fâchée de cette occasion de le lui faire savoir. Condé ne dit rien mais l’orage serait sans doute pour tout à l’heure quand ils seraient seuls. En revanche Beaufort prit sa main qu’il baisa en s’attardant peut-être et avec un sourire qui déplut à Nemours. Il allait sans doute se jeter sur lui quand Condé trancha :
— C’est suffisant pour ce soir ! Et puisque c’est à moi que revient la décision, Mme de Châtillon se rendra demain à Saint-Germain…
— … Mais je prie instamment que l’on m’épargne le fastueux déploiement de ma dernière visite ! Non que je ne sois fière d’être traitée en ambassadrice de notre Prince, mais nous ne sommes pas au théâtre et moins d’éclat me conviendrait.
— Allons, ma chère, grinça Nemours. A qui ferez-vous croire que votre beauté répugne à être aussi splendidement mise en valeur ?
— Seule l’admiration de ceux qui m’aiment m’importe ! riposta-t-elle. Et je sais depuis longtemps qu’il est impossible de plaire à tout le monde…
Elle s’attendait à une explication plutôt vive avec Condé mais il n’en fut rien. Il laissa partir les visiteurs puis demanda sa voiture. Ce qui fit sourire Isabelle :
— C’est bien la première fois que Votre Altesse prend la fuite devant un combat !
— Ce n’est pas le cas… et croyez que je le regrette : les réconciliations avec vous ont tant de charme, ma belle lionne ! Même si je dois toujours rendre les armes… Mais il se trouve que ce soir je vais chez Mademoiselle qui désire m’entretenir en privé… et je pense qu’elle a suffisamment attendu !
— Vous reviendrez ensuite ?
Elle avait posé la question en se détournant pour relever, dans un vase rempli de roses, une fleur trop penchée offrant au regard de Monseigneur sa nuque et ses épaules. Elle entendit son souffle se faire haletant et sourit pour elle-même, sûre de ce qui ne tarderait pas à venir… l’instant suivant il était contre elle et, les lèvres dans son cou, commençait à dégrafer sa robe puis la retourna sans douceur :
— Elle attendra ! fit-il contre sa bouche.
Un moment plus tard, alors que, apaisés, ils étaient étendus sur le lit d’Isabelle, il se redressa sur un coude pour la contempler :
— Une idée m’est venue, Isabelle ! Je vais vous envoyer un jeune peintre que l’on m’a recommandé et dont j’ai eu un aperçu du talent. Il s’appelle… Juste, je crois.
— Vous voulez mon portrait ? L’original ne vous suffit pas ?
— Ce n’est pas pour l’accrocher chez moi où cela vous serait préjudiciable, quelque envie que j’en aie, mais pour l’exposer chez vous. Dans votre chambre par exemple…
— Pourquoi pas dans un salon ?
— Parce que j’aimerais y paraître à vos côtés…
— Tous les deux ? Vous plaisantez ?
— Pas le moins du monde puisque j’y serais sous forme allégorique… par exemple celle d’un lion qui me ressemblerait et sur la tête duquel vous poseriez votre jolie main ? Qu’en pensez-vous ?
— Mais que j’en serais ravie au point que je ne saurais dire…
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