– Tu as une tête, dis donc ! Pour quelqu’un qui est censé avoir fait le tour du cadran, ça ne te réussit pas de dormir, dit Peter à Jonathan. Tu es ressorti ?

– Non, je n’ai pas fermé l’œil, c’est tout. Et toi, ta soirée ?

– Barbante à souhait, en compagnie de notables.

– Ah oui, vraiment ? Et comment était-elle ?

– Notable !

– C’est bien ce qui me semblait.

Peter prit appui sur l’épaule de Jonathan.

– Bon, disons que j’ai changé de programme au dernier moment, mais seulement parce que tu ne m’accompagnais plus. J’ai besoin de café, dit-il enjoué, moi non plus je n’ai pas beaucoup dormi.

– Évite-moi les détails si tu veux bien, enchaîna Jonathan.

– Tu es de bonne humeur, c’est bien. Nos concurrents n’auront pas constitué leurs équipes avant vendredi, cela nous laisse une semaine d’avance sur eux pour emporter cette vente. Alors accroche-moi un peu de séduction à ton visage avant d’aller voir notre galeriste, je ne sais pas encore à qui appartiennent ces tableaux mais son avis sera déterminant et j’ai l’impression qu’elle n’est pas insensible à ton charme.

– Peter, tu m’emmerdes.

– C’est bien ce que je disais, tu es d’excellente humeur ! reprit Peter essoufflé. Tu devrais y aller maintenant.

– Je te demande pardon ?

– Tu n’as qu’une envie, c’est de retourner voir ton tableau, alors fonce !

– Tu ne viens pas avec moi ?

– J’ai du travail. Emporter les toiles de Radskin aux États-Unis n’est pas une partie gagnée d’avance.

– Eh bien, organise ta vente à Londres.

– Pas question, j’ai besoin de toi sur place.

– Je ne vois pas où est le problème ?

– En rentrant te changer à l’hôtel prends ton agenda et vérifie ce que je vais te dire : tu es supposé te marier à Boston fin juin.

– Tu veux vendre ces tableaux dans un mois ?

– Nous bouclons le catalogue général dans dix jours, je peux encore être dans les temps.

– Ton cerveau sait que tu n’es pas sérieux quand tu dis ça ?

– Je sais, c’est un pari de fou, mais je n’ai pas le choix, grommela Peter.

– Je ne crois pas que tu sois fou, là c’est beaucoup plus que ça !

– Jonathan, cet article a mis le bureau sens dessus dessous. Hier dans les couloirs, les gens me regardaient comme si j’étais en train de mourir.

– Tu es en pleine paranoïa !

– J’aimerais bien, soupira Peter. Non, je t’assure, les choses prennent une mauvaise tournure, cette vente peut me sauver et j’ai vraiment besoin de toi comme jamais. Fais en sorte que nous nous occupions de ton vieux peintre. Si cette adjudication nous échappait, je ne m’en remettrais pas, et puis toi non plus d’ailleurs.

Cette semaine, les bureaux londoniens de Christie’s étaient en pleine effervescence. Experts et vendeurs, acheteurs et commissaires se succédaient dans les différentes salles de réunion. Les spécialistes de chaque département s’y croisaient du matin au soir, se réunissant pour établir les calendriers des ventes dans les différentes succursales du monde, valider les catalogues et répartir les œuvres majeures entre les adjudicateurs. Peter devrait convaincre ses associés de le laisser emporter les tableaux de Vladimir Radskin à Boston. Dans un peu plus d’un mois, se tenait sous son marteau une vente de toiles de maîtres du XIXe siècle dont les revues d’art internationales ne se priveraient pas de se faire l’écho. Bousculer les programmes n’était pas un fait coutumier de ses employeurs, Peter savait que la partie serait difficile et, dans sa solitude, il finissait par douter de lui-même.


Il était un peu plus de 10 heures lorsque Jonathan arriva devant le 10 Albermarle street, Clara était déjà là. À travers la vitrine, elle le vit descendre de son taxi et traverser la rue en direction du petit café. Il en ressortit quelques minutes plus tard, portant deux grands capuccinos dans des gobelets en carton, elle lui ouvrit la porte. Vers 11 heures, le camion de la Delahaye Moving se rangea le long du trottoir devant la galerie. La caisse qui contenait la seconde toile fut posée sur des tréteaux au centre de la pièce et Jonathan sentit grandir en lui une certaine impatience chargée de souvenirs. D’une part d’enfance dont il n’avait jamais su totalement se défaire, il conservait cette capacité intacte à s’émerveiller. Combien d’adultes autour de lui avaient oublié ce sentiment inouï ? Aussi désuet que cela puisse paraître pour certains, Jonathan pouvait s’enthousiasmer de la couleur d’un soir, de l’odeur d’une saison, du sourire au visage d’une passante anonyme, d’un regard d’enfant, d’un geste de vieillard ou encore de l’une de ces simples attentions du cœur qui peuvent nourrir le quotidien. Et même si Peter se moquait parfois de lui, Jonathan s’était juré qu’il resterait fidèle toute sa vie à la promesse qu’il avait faite un jour à son père, de ne jamais cesser de s’émerveiller. Masquer son impatience lui semblait encore plus difficile aujourd’hui qu’hier. Peut-être lui faudrait-il attendre encore pour découvrir l’œuvre dont il rêvait tant, peut-être même ne ferait-elle pas partie de cette collection, mais Jonathan croyait en sa bonne étoile.

Il regardait les déménageurs déclouer une à une les lattes de bois clair. À chaque planche qu’ôtait méticuleusement le chef d’équipe, il sentait son cœur battre un peu plus fort. Clara à côté de lui croisa ses doigts derrière son dos, elle aussi frémissait d’impatience.

– Je voudrais qu’ils arrachent ces bouts de bois, là maintenant, et le voir tout de suite, murmura Jonathan.

– C’est parce qu’ils vont faire exactement le contraire que je les ai choisis ! répondit Clara à voix basse.

Le coffrage était plus imposant que celui de la veille. Le déballage du tableau prendrait encore une bonne heure. L’équipe de transporteurs fit une pause. Ils allèrent s’asseoir sur le hayon de leur camion pour profiter de cette journée ensoleillée. Clara ferma la galerie et invita Jonathan à aller prendre un peu l’air. Ils remontèrent la rue à pied et soudainement elle héla un taxi.

– Vous avez déjà été vous promener le long de la Tamise ?


Ils marchaient sous les rangées d’arbres, le long des quais. Jonathan répondait à toutes les questions que Clara lui posait. Elle lui demanda ce qui l’avait incité à devenir expert et sans le savoir ouvrit une fenêtre sur son passé. Ils s’assirent sur un banc et Jonathan lui conta cet après-midi d’automne où son père l’avait emmené dans un musée pour la première fois. Il lui décrivit les proportions de cette salle immense où ils étaient entrés. Son père avait lâché sa main, signe de liberté. L’enfant s’était arrêté soudainement devant un tableau. L’homme qui était peint sur la toile au milieu du grand mur semblait ne regarder que lui.

– C’est un autoportrait, avait murmuré son père, il s’est peint lui-même, beaucoup de peintres ont fait ça. Je te présente Vladimir Radskin.

Et l’enfant complice s’était mis à jouer avec le vieux peintre. Qu’il aille se cacher derrière une colonne, qu’il arpente la salle dans un sens ou dans l’autre, d’un pas lent ou pressé, qu’il avance ou recule, le regard le suivait, lui et rien que lui. Et même quand il plissait ses paupières, l’enfant savait que « l’homme de la peinture » continuait de le fixer. Fasciné, il s’était approché de la toile et les heures qu’il passa devant le tableau s’égrenèrent sans compter. Comme si toutes les pendules à mille lieues avaient renoncé à leur tic-tac, comme si deux époques se mariaient, par la force d’un seul sentiment, d’un regard. Et du haut de ses douze ans, Jonathan se mit à imaginer. D’un trait de pinceau sur un tableau qui défiait toutes les règles de physique, les yeux d’un homme lui disaient par-delà les siècles des mots que seul un enfant peut entendre. Son père avait pris place derrière lui, assis sur un banc. Jonathan contemplait la toile, captivé ; le père contemplait son fils, son plus beau tableau à lui.

– Et s’il ne vous avait pas emmené au musée ce jour-là, qu’auriez-vous fait de votre vie ? demanda Clara d’une voix timide.

Était-ce son père, cet homme au sourire éternel qui avait guidé ses pas vers ce petit tableau accroché au mur, était-ce le destin, s’étaient-ils confondus tous les deux ce jour-là ? Jonathan ne répondit pas. Il demanda à son tour à Clara ce qui la liait au vieux peintre. Elle sourit, regarda au loin l’horloge au clocher de Big Ben, se leva et arrêta un taxi.

– Nous avons encore beaucoup de travail devant nous, dit-elle.

Jonathan n’insista pas, il lui restait encore deux jours, et si la chance lui souriait, si ce cinquième tableau existait vraiment, alors peut-être même trois à passer en sa compagnie.

Le matin suivant, Jonathan avait rejoint Clara et les camionneurs avaient livré le tableau du jour. Mais pendant qu’ils s’affairaient au déballage, une Austin mini rutilante s’arrêta devant la vitrine. Un jeune homme en descendit et entra dans la galerie, les bras chargés de documents. Clara lui fit un signe et s’éclipsa dans l’arrière-boutique. L’inconnu, silencieux, détaillait Jonathan depuis dix minutes quand Clara réapparut vêtue d’un pantalon de cuir et d’un haut dessiné par un grand couturier. Jonathan était fasciné par la douceur sensuelle qui se dégageait d’elle.

– Nous serons de retour dans deux heures, dit Clara au jeune homme.

Elle prit à la hâte les dossiers qu’il avait posés sur le bureau, se dirigea vers la porte et se retourna vers Jonathan.

– Vous m’accompagnez, dit-elle.

Sur le trottoir, elle se pencha vers lui et murmura :

– Il s’appelle Frank, il travaille dans mon autre galerie. Art contemporain ! ajouta-t-elle en ajustant son bustier.

Jonathan, un peu éberlué, lui ouvrit la portière. Clara entra dans la voiture et se faufila sur le fauteuil opposé en passant au-dessus du levier de vitesse.

– Le volant est de l’autre côté chez nous, dit-elle rieuse en faisant vrombir le moteur de la Cooper.

La galerie de Soho était cinq fois plus grande que celle de Mayfair. Les œuvres qui étaient exposées ne relevaient pas de la compétence de Jonathan, mais il reconnut aux murs trois Basquiat, deux Andy Warhol, un Bacon, un Willem de Kooning et au milieu de bien d’autres œuvres, quelques sculptures modernes, dont deux de Giacometti et de Chillida.

Clara discuta une demi-heure avec un client, elle suggéra à un assistant d’intervertir deux tableaux, vérifia la propreté d’un meuble en passant discrètement le doigt dessus, signa deux chèques qu’une jeune femme aux cheveux rouges soutenus de quelques mèches vertes lui présenta dans un parapheur orange. Elle tapa ensuite un courrier sur un ordinateur qui aurait tout aussi bien pu être une œuvre d’art, puis, satisfaite, proposa à Jonathan de l’accompagner chez un confrère. Elle demanda que l’on prévienne Frank qu’il lui faudrait rester un peu plus longtemps à Mayfair et, juste après avoir salué les quatre personnes qui travaillaient dans sa galerie, ils repartirent dans la petite voiture.

Elle sillonna les rues étroites de Soho d’une conduite énergique et réussit à se faufiler dans la seule place libre sur Greek street. Jonathan l’attendit pendant qu’elle négociait l’acquisition d’une sculpture monumentale auprès d’un marchand. Ils arrivèrent au 10 Albermarle street au début de l’après-midi. Le tableau n’était pas celui qu’il avait espéré découvrir, mais sa beauté compensa la déception de Jonathan.

L’arrivée du photographe marqua la fin d’une intimité éphémère dans laquelle tous deux, sans jamais se l’avouer, se sentaient heureux. Pendant que Jonathan expertisait la toile, Clara s’affaira derrière son bureau à classer des papiers, rédiger des notes. De temps en temps, elle levait les yeux et l’observait ; de temps en temps, il faisait de même, les rares fois où leurs regards se surprenaient l’un l’autre, ils se dérobaient aussitôt, fuyant cette coïncidence.

Peter avait passé sa journée chez Christie’s, occupé à réunir les éléments nécessaires à la préparation de sa vente. Il avait récupéré les clichés de la veille et sélectionnait ceux qui pourraient figurer dans son catalogue. Quand il n’était pas auprès de l’un de ses administrateurs à démontrer qu’il réussirait à tout organiser dans les temps, il s’enfermait dans la salle des archives. Face à l’écran d’un terminal d’ordinateur relié à l’une des plus grandes banques de données privées qui existait sur les ventes d’art, il archivait et triait tous les articles recensés et toutes les iconographies reproduites depuis un siècle sur l’œuvre de Vladimir Radskin. Le conseil d’administration qui statuerait sur son sort avait été repoussé au lendemain et Peter avait au fil des heures l’impression que l’encolure de sa chemise ne cessait de rétrécir autour de son cou.