Elle entra d’un pas décidé et le rejoignit quelques minutes plus tard, tenant deux tasses dans ses mains.

– Cappuccino sans sucre ! Faites attention, c’est brûlant.

Jonathan la regarda stupéfait.

– Pour connaître les habitudes de quelqu’un, il suffit de prendre le temps de le regarder vivre, dit-elle en poussant un gobelet vers lui.

Elle porta la boisson à ses lèvres.

– J’aime ce ciel, dit-elle, la ville est si différente quand il fait beau.

– Mon père me disait que, quand une femme parle du temps, c’est qu’elle cherche à éviter d’autres sujets, répondit Jonathan.

– Et que disait votre mère ?

– Que lorsque c’était le cas, la dernière chose à faire était de le lui faire remarquer.

– Votre mère avait raison !

Ils se dévisagèrent quelques instants et Clara sourit jusque dans ses yeux.

– Vous êtes forcément marié, n’est-ce pas ?

Peter entra juste à ce moment-là dans le café. Il salua Clara et s’adressa aussitôt à Jonathan.

– Il faut que je te parle.

Clara prit son sac, elle regarda Jonathan fixement et déclara qu’elle devait ouvrir la galerie, elle les laissait discuter entre eux.

– Je n’interrompais pas une conversation, j’espère ? demanda Peter en prenant la tasse de Clara.

– Qu’est-ce que c’est que cette tête ? demanda Jonathan.

– Tu sais, quand on dit mort aux cons, il faut être prudent, il y a un vrai risque d’hécatombe ! Mes associés anglais sont en train de revenir sur leur décision. Ils prétendent que Radskin ayant peint une grande partie de son œuvre en Angleterre, c’est à Londres que ses tableaux doivent être mis aux enchères.

– Vladimir était russe et non anglais !

– Oui, ça, je te remercie, je le leur ai déjà dit.

– Que comptes-tu faire ?

– Qu’ai-je déjà fait, tu veux dire ? J’ai imposé que cette vente se tienne là où vit le plus grand expert concerné.

– Ah oui ?

– C’est toi, imbécile, le plus grand expert concerné !

– J’aime bien quand c’est toi qui le dis.

– Le problème, c’est que le conseil ne voit aucun inconvénient à prendre en charge ton séjour à Londres, et le temps que tu jugeras nécessaire.

– C’est gentil de leur part.

– Tu as mangé du mou au petit déjeuner ? Tu sais bien que c’est impossible !

– Et pourquoi ?

– Parce que tu te maries dans trois semaines à Boston et que ma vente se déroule deux jours plus tard ! Cette galeriste te fait tourner la tête, mon vieux, je suis très inquiet pour toi.

– Et ils ont accepté cette excuse ?

– Ils sont hostiles à mon empressement, ces gens sont conservateurs. Ils préféreraient attendre la rentrée.

– Et tu ne penses pas que ce serait mieux, nous aussi nous aurions plus de temps.

– Je pense que tu m’entraînes depuis vingt ans dans tes conférences, je pense que Radskin mérite une très grande vente et ce sont celles de juin qui réunissent les plus grands collectionneurs.

– Moi, je pense que ce sont les tableaux de Vladimir qui rendront ta vente aux enchères exceptionnelle, je pense que tu redoutes les mauvaises langues de la critique, et je pense aussi qu’étant ton ami je t’aiderai du mieux que je le peux.

Peter le toisa de pied en cap.

– Je pense que tu ne manques pas d’air !

– Peter, sois sérieux, si la chance me sourit, et si ce dernier tableau apparaît aujourd’hui, l’expertise représentera un travail considérable, il faudra faire des recherches, et j’ai déjà quatre autres rapports à rédiger.

– Si la chance nous sourit, nous organiserons la vente de la décennie. Je te laisse, et fais en sorte que lundi nous ayons signé un contrat avec la ravissante jeune femme qui travaille en face. Si cette vente m’échappait, ma carrière prendrait un sacré coup d’arrêt, je compte vraiment sur toi !

– Je ferai de mon mieux.

– Pas trop quand même, je te rappelle que je suis ton témoin ! Tu t’en souviens encore ?

– Parfois tu es vulgaire, mon vieux.

– Oui, mais j’aime bien quand c’est toi qui le dis !

Peter tapota l’épaule de son ami et sortit du café.

Jonathan le regarda sauter dans un taxi et quitta l’établissement à son tour.

Il s’arrêta sur le trottoir et observa Clara par-delà la devanture. Elle était en train d’ajuster les éclairages au-dessus de la toile livrée la veille. Elle eut un petit air gêné, descendit de son échelle et vint lui ouvrir la porte. Il ne fit aucune remarque et se contenta de vérifier l’heure à sa montre, le camion ne devrait plus tarder et son impatience était à son comble. Il passa sa matinée auprès des quatre tableaux. Tous les quarts d’heure, il se levait et guettait discrètement la rue. Derrière son secrétaire, Clara le guettait du coin de l’œil. Il s’approcha une nouvelle fois de la vitrine et contempla le ciel.

– On dirait que le temps va se couvrir, dit-il.

– C’est aussi vrai pour les hommes ? demanda Clara en relevant la tête.

– Qu’est-ce qui est vrai pour les hommes ?

– Les conversations sur la météo !

– Je suppose, répondit Jonathan, gêné.

– Avez-vous remarqué que les rues sont désertes ? C’est un jour férié en Angleterre. Personne ne travaille… sauf nous. Et comme on est vendredi, les gens ont pris un long week-end. Les Londoniens adorent aller à la campagne. Je pars moi-même dans ma maison, cet après-midi.

Jonathan regarda Clara et, sans dire un mot, s’en retourna travailler, furieux. Il était midi, les commerces de la rue étaient fermés. Jonathan se leva et informa Clara qu’il allait prendre un café en face. Alors qu’il était sur le pas de la porte, elle attrapa sa gabardine posée sur une chaise et le rejoignit. Sur le trottoir, elle le saisit par le bras et l’entraîna.

– Ne soyez pas impatient comme ça, cette tête ne vous va pas du tout. J’ai une idée, dit-elle. Je vais changer mes plans, ce soir je resterai à Londres. Comme il fera nuit, nous ne pourrons pas parler du temps, et puis pour ce week-end je connais déjà la météo, pluie samedi, soleil dimanche, ou le contraire, ici on ne sait jamais !

Et ils entrèrent dans le petit café. L’après-midi, elle lui confia la galerie et le laissa travailler seul.

Jonathan tournait en rond, Peter l’appela vers 17 heures.

– Alors ? dit-il d’un ton impatient.

– Alors rien, répondit Jonathan d’une voix maussade.

– Comment ça rien ?

– Comme en quatre lettres ! Je ne peux pas faire mieux.

– Merde !

– En d’autres termes, je partage ton opinion.

– Alors c’est foutu, grommela Peter.

– Peut-être pas tout à fait, personne n’est jamais tout à fait à l’abri d’une bonne nouvelle.

– C’est une intuition ou un espoir ? demanda Peter.

– Peut-être les deux, avoua Jonathan timidement.

– C’est bien ce que je craignais, j’attends ton appel ! acheva Peter en raccrochant.

L’imperturbable Frank passa en fin de journée pour fermer la galerie. Clara était retenue, elle rejoindrait Jonathan à l’adresse que le jeune collaborateur griffonnait sur un bout de papier.

En repassant à son hôtel, il ne trouva aucune réponse au message qu’il avait envoyé à Anna. Après s’être changé, il composa une nouvelle fois le numéro de Boston. C’était toujours sa propre voix qu’il entendait sur le répondeur. Il soupira et raccrocha sans laisser de message.


*


Clara lui avait donné rendez-vous dans un petit bar à la mode dans le quartier de Notting Hill. La douceur de l’éclairage et la musique en faisaient un lieu agréable. Elle n’était pas encore arrivée et Jonathan l’attendait au comptoir. Il déplaçait pour la dixième fois une coupelle d’amandes devant lui quand il la vit franchir la porte, il se leva aussitôt. Elle portait sous sa gabardine légère une robe noire près du corps. Elle repéra Jonathan.

– Pardonnez-moi, je suis en retard. Ma voiture est équipée d’un élégant sabot à la roue droite et les taxis se font rares.

Jonathan remarqua les regards qui se faisaient attentifs au passage de Clara. Il la dévisagea pendant qu’elle consultait la carte des cocktails. Les traits de sa bouche se dessinaient sous ses pommettes à la lumière de la bougie posée sur le comptoir. Jonathan attendit que le serveur s’écarte, puis il se pencha timidement vers Clara.

Ils parlèrent au même moment et leur deux voix se mêlèrent.

– Vous d’abord, reprit Clara en riant.

– Cette robe vous va merveilleusement bien.

– J’en ai essayé six, et j’ai encore failli changer d’avis dans le taxi.

– Moi, c’est la cravate… quatre fois.

– Mais vous portez un col roulé !

– Je n’ai pas réussi à me décider.

– Je suis contente de dîner avec vous, dit Clara en jouant à son tour avec les amandes.

– Moi aussi, dit Jonathan.

Clara demanda conseil au barman. Il lui recommanda un très bon sancerre, mais Clara n’avait pas l’air convaincue. Le visage de Jonathan s’éclaira et il dit aussitôt au barman d’un ton amusé :

– Ma femme préfère le vin rouge.

Clara le regarda les yeux grands écarquillés, elle recomposa rapidement une attitude, tendit la carte à Jonathan, et annonça qu’elle laisserait son mari choisir pour elle. Il ne se trompait jamais sur ses goûts. Jonathan commanda deux verres de pomerol et l’homme les laissa à leur intimité.

– Vous avez une tête d’adolescent quand vous êtes détendu. L’humour vous va bien.

– Si vous m’aviez connu adolescent, vous ne diriez pas ça.

– Comment étiez-vous ?

– Pour réussir à être drôle devant une femme, il me fallait environ six mois.

– Et maintenant ?

– Maintenant ça va beaucoup mieux, avec l’âge je me sens plus sûr de moi, trois mois suffisent ! Je crois que j’étais plus à l’aise avec la météo, murmura Jonathan.

– Eh bien si cela peut vous aider, moi je me sens très à l’aise en votre compagnie, dit Clara les joues empourprées.

L’atmosphère était enfumée, Clara eut envie d’air frais. Ils sortirent de l’établissement. Jonathan héla un taxi et ils prirent le chemin des quais de la Tamise. Ils marchaient sur le long trottoir qui borde le fleuve tranquille. La lune se reflétait dans l’eau calme. Un vent doux effleurait les branches des platanes. Jonathan interrogea Clara sur son enfance. Pour des raisons que personne ne pouvait lui conter, elle avait été recueillie par sa grand-mère à l’âge de quatre ans et était partie à huit ans grandir dans une pension anglaise. Elle n’avait jamais manqué de rien, son aïeule fortunée venait la voir chaque année le jour de son anniversaire. Clara gardait un souvenir éternel de la seule fois où elle la fit s’évader des murs de son école. Elle fêtait ses seize ans.

– C’est drôle, ajouta-t-elle, on dit que l’on ne retient rien de précis des trois premières années de notre vie et pourtant cette image de mon père au bout de la rue où nous habitions reste présente en moi. Enfin, je crois que c’était lui tout du moins. Il agitait sa main maladroitement, comme pour me dire au revoir, et puis il montait dans une voiture et il partait.

– Vous l’avez peut-être rêvé ? dit Jonathan.

– C’est possible, de toute façon je n’ai jamais su où il s’en allait.

– Et vous ne l’avez jamais revu ?

– Jamais, je l’espérais chaque année. Noël était une période étrange. La plupart des filles du collège rentraient dans leur famille, et moi, jusqu’à mes treize ans, je priais juste le bon Dieu pour que mes parents viennent me voir.

– Et après ?

– Je priais pour le contraire, pour qu’ils ne viennent surtout pas m’arracher à cet endroit dont j’avais enfin réussi à faire ma maison. C’est difficile à comprendre, je sais. Enfant, je souffrais de ne jamais rester longtemps au même endroit, du temps de mes parents nous ne dormions pas plus d’un mois sous le même toit.

– Pourquoi vous déplaciez-vous sans cesse ?

– Je n’en sais rien, ma grand-mère n’a jamais voulu me le dire. Je n’ai rien pu apprendre de quiconque.

– Et qu’avez-vous fait pour cet anniversaire de vos seize ans ?

– Ma protectrice, c’est comme cela que j’appelais ma grand-mère, était venue me chercher à la pension dans une magnifique automobile. C’est idiot, mais si vous saviez comme j’étais fière devant les autres filles. Pas parce que la voiture était une incroyable Bentley, mais parce que c’était elle qui la conduisait. Nous avons traversé Londres où, en dépit de mes jérémiades, elle n’a pas voulu s’arrêter. Alors j’ai avalé des yeux aussi vite que je le pouvais les façades des vieilles églises, les devantures des pubs, les rues animées de piétons, tout ce qui défilait par la fenêtre et surtout les berges de la Tamise.