Et depuis ce jour, Clara avait toujours eu rendez-vous quelque part avec un fleuve. À chacun de ses voyages, elle aimait s’échapper de toute obligation pour aller marcher près des eaux rondes, lever la tête sous les voûtes des ponts qui joignent les rives d’une cité. Aucun quai n’avait de secret pour elle. En marchant le long de la Vltava à Prague, du Danube à Budapest, de l’Arno à Florence, de la Seine à Paris ou du Yangtze à Shanghai, la rivière la plus chargée de mystères, elle apprenait l’histoire des villes et de leurs hommes. Jonathan lui parla des bords de la rivière Charles, du vieux port de Boston où il aimait tant aller flâner. Il promit de lui faire visiter les rues pavées du marché à ciel ouvert.

– Où alliez-vous ce jour-là ? reprit Jonathan.

– À la campagne ! J’étais furieuse, j’en venais de la campagne ! Nous avons dormi dans une chambre d’hôtel dont je pourrais encore vous décrire chaque détail. Je me souviens du tissu qui habillait les murs, de la commode qui grinçait, de l’odeur du bois ciré de la table de nuit contre laquelle je m’étais endormie après avoir lutté contre le sommeil. Je voulais entendre son souffle à côté de moi, sentir sa présence. Le lendemain, avant de me ramener à la pension, elle m’avait emmenée voir son manoir.

– Un beau manoir ?

– Dans l’état dans lequel il était on ne pouvait pas dire ça, non.

– Alors pourquoi faire tout ce chemin pour vous le montrer ?

– Ma grand-mère était une femme curieuse. Elle m’avait conduite jusque-là pour passer un marché avec moi. Nous étions dans la voiture devant la grille fermée, elle m’a dit qu’à seize ans on était en âge d’engager sa parole.

– Quelle promesse deviez-vous tenir ?

– Je vous ennuie avec mes histoires, non ? demanda Clara.

Ils s’assirent sur un banc. Le réverbère au-dessus de leur tête les éclairait dans la nuit récente. Jonathan la supplia de continuer.

– Il y en avait trois en fait. Je devais lui jurer qu’à sa mort, je mettrais aussitôt cette demeure en vente et que je ne m’aventurerais jamais à l’intérieur.

– Pourquoi ?

– Attendez les deux autres pour comprendre. Grand-mère était une farouche négociatrice. Elle voulait que j’embrasse une carrière scientifique, elle voulait que je sois chimiste. Elle devait voir en moi une sorte de nouvelle Marie Curie !

– J’ai comme l’impression que sur ce point vous n’avez pas tenu parole.

– Ce n’est rien à côté de ma dernière obligation ! Il fallait que je m’engage à ne jamais m’approcher de près ou de loin de tout ce qui pouvait toucher au monde de la peinture.

– Effectivement, dit Jonathan perplexe, mais pourquoi, et quelle était la contrepartie de vos engagements ?

– Elle me léguait la totalité de sa fortune, et croyez-moi, elle était consistante. Dès que j’ai promis, nous avons fait demi-tour.

– Vous n’êtes même pas entrées dans le manoir ce jour-là ?

– Nous ne sommes même pas descendues de la voiture,

– Vous avez vendu la propriété ?

– J’avais vingt-deux ans quand ma grand-mère est morte, j’étais moi-même en train de dépérir en troisième année de chimie. J’ai abandonné la faculté des sciences le jour même. Il n’y eut pas de cérémonie d’enterrement, parmi toutes ses lubies testamentaires, elle en avait ajouté une : le notaire n’avait pas le droit de me dire où elle reposait.

Et Clara, qui s’était juré de ne plus jamais toucher à une éprouvette de sa vie, s’était installée à Londres pour étudier l’histoire de l’art à la National Gallery, elle avait ensuite passé un an à Florence et parachevé son cycle à l’école des Beaux-Arts de Paris.

– Moi aussi, j’y suis allé, dit Jonathan enthousiaste, peut-être y étions-nous en même temps ?

– Aucune chance, répondit Clara en faisant la moue. Je regrette que cela vous ait échappé mais nous avons quand même quelques années d’écart !

Jonathan se redressa sur le banc, l’air très embarrassé.

– Je voulais dire que j’y ai donné des conférences.

– Et vous vous enfoncez ! dit-elle rieuse.

L’heure avait passé sans que l’un ou l’autre l’ait vue tourner. Jonathan et Clara se regardèrent, complices.

– Vous avez déjà eu une sensation de déjà-vu ? dit-elle.

– Oui, cela m’arrive souvent, mais là c’est tout à fait normal, nous sommes venus marcher ici hier.

– Je ne parlais pas de ça, reprit Clara.

– Pour tout vous avouer, si je n’avais pas redouté une banalité affligeante qui m’aurait fait passer à vos yeux pour un imbécile, je vous aurais bien demandé si nous ne nous étions pas déjà rencontrés dans ce café où nous nous sommes vus la première fois.

– Je ne sais pas si nos chemins se sont croisés, dit-elle en le regardant fixement, mais parfois il me semble vous connaître déjà.

Elle se leva et ils abandonnèrent les rives du fleuve. Ils entrèrent côte à côte dans les faubourgs de la ville. Le mouvement d’une trotteuse impalpable scandait son rythme dans la nuit silencieuse, comme si le temps présent voulait les retenir là, tous les deux sur ce pavé désert, dans la magie de l’instant précoce, à l’abri d’un voile invisible à tout autre qu’eux. Leurs corps en se frôlant inventaient un nouvel univers qui se muait, imperceptible, suivant leurs pas. Un taxi noir avança dans leur direction. Jonathan regarda Clara, un sourire triste aux lèvres. Il leva le bras et la voiture se rangea. Il ouvrit la portière. À l’instant où Clara y montait, elle se retourna et lui dit d’une voix douce qu’elle avait passé une très bonne soirée.

– Moi aussi, répondit Jonathan en fixant la pointe de ses chaussures.

– Quand repartez-vous à Boston ?

– Peter rentre demain… je ne sais pas.

Elle fit un léger pas vers lui.

– Alors, à bientôt.

Elle l’embrassa sur la joue. Ce fut la toute première fois que leurs peaux se touchaient et la première aussi que l’incroyable phénomène se produisit.

Jonathan sentit d’abord sa tête tourner, la terre se dérobait sous ses pieds. Il ferma les yeux et ses paupières furent envahies par des milliers d’étoiles. Un étrange vertige l’entraînait vers un ailleurs. Les valves de son cœur s’ouvrirent en grand pour laisser passer l’afflux de sang qui abondait violemment dans ses veines. Ses tempes bourdonnaient. Progressivement, autour de lui le paysage de la rue se mit à changer. Dans le ciel, les nuages glissèrent vers l’ouest à vive allure, laissant filtrer le rond d’une lune brillante. Les trottoirs se couvrirent d’une brume rasante, sous le verre soufflé d’un très vieux lampadaire, la flamme d’une bougie remplaçait l’éclairage électrique. Le bitume reflua sur la chaussée, découvrant des pavés de bois dans un grondement sourd, comme une mer fuyant la grève au grand galop. Les façades des maisons se décrépirent une à une, mettant par-ci la brique à nu et révélant par-là de la chaux vive. À la droite de Jonathan, la grille d’une impasse apparut, grinçant sur ses vieux gonds déjà rouillés.

Dans son dos, il entendit les sabots d’un cheval qui se rapprochait au grand trot. Il aurait bien voulu tourner la tête mais aucun de ses muscles ne répondait. Une voix qu’il ne pouvait identifier lui soufflait à l’oreille « vite, vite, faites vite, je vous en supplie ». Jonathan sentit ses tympans prêts à éclater. L’animal était maintenant tout près, il ne pouvait le voir mais ressentait son souffle, et le halo des naseaux fumants passa sur son épaule. Le vertige grandissait, ses poumons lui comprimaient le cœur.

Il chercha une respiration dans un ultime effort. Il entendit la voix lointaine de Clara qui l’appelait ; tout devint immobile.

Puis, lentement, les nuages recouvrirent à nouveau la lune, le goudron reflua sur les pavés de bois, les murs en désordre se rhabillèrent un à un de briques bien ordonnées. Jonathan ouvrit les yeux. Le réverbère dont l’ampoule mal vissée clignotait avait repris sa place, et le ronronnement d’un moteur de taxi succédait à celui du souffle d’un cheval disparu dans son étourdissement.

– Jonathan, vous allez bien ? répéta la voix de Clara pour la troisième fois.

– Oui, je crois, dit-il en reprenant ses esprits, j’ai eu un vertige.

– Vous m’avez fait une de ces peurs, vous êtes devenu tout pâle.

– Ce doit être la fatigue du voyage. Ne vous inquiétez pas.

– Montez avec moi, je vais vous déposer.

Jonathan la remercia. Son hôtel était près d’ici, marcher lui ferait le plus grand bien et la nuit était douce.

– Vous reprenez des couleurs, dit Clara apaisée.

– Oui, tout ira bien, je vous assure, c’était un petit étourdissement de rien du tout. Rentrez, il est tard.

Clara hésita quelques instants avant de s’engouffrer dans le taxi. Elle referma la portière et Jonathan regarda la voiture s’éloigner. Par la vitre arrière, Clara le regardait aussi. Son visage disparut dans le scintillement des feux du taxi qui venait de tourner au bout de la rue. Jonathan se remit en marche.

Il avait recouvré tous ses esprits, mais une chose continuait de le perturber. Le décor qui lui était apparu dans son éblouissement ne lui était pas totalement inconnu. Quelque chose qui surgissait du fond de sa mémoire lui en donnait presque la certitude. Une fine pluie se mit à tomber, il s’arrêta, leva la tête et lui offrit son visage. Cette fois, sous ses paupières, il revit Clara entrer dans le bar, le délicieux moment où elle avait ôté sa gabardine, et puis le sourire quand elle l’avait vu assis au comptoir. À cet instant précis il aurait voulu pouvoir remonter les aiguilles du temps. Il rouvrit les yeux et enfouit ses mains au fond de ses poches. En reprenant le cours de sa marche, ses épaules semblèrent étrangement lui peser.

Dans le hall du Dorchester, il salua le concierge de la main et se dirigea vers les ascenseurs. Au pied des escaliers, il changea d’avis et grimpa les marches. En entrant dans sa chambre il trouva une enveloppe sous le seuil de la porte, probablement l’accusé de réception de la télécopie qu’il avait envoyée à Anna. Il la ramassa et la posa sur le bureau. Puis, il abandonna sa veste trempée sur le valet de pied et entra dans la salle de bains. Le miroir réfléchissait la pâleur de ses traits. Il prit une serviette et sécha ses cheveux. De retour sur son lit, il posa sa main sur le combiné et appela son domicile bostonien. Une nouvelle fois le répondeur enregistra l’appel. Jonathan demanda à Anna de le rappeler sans faute, il s’inquiétait de ne pas avoir de nouvelles. Quelques instants plus tard, la sonnerie du téléphone retentit, Jonathan se précipita et décrocha.

– Mais où étais-tu, Anna ? dit-il aussitôt. Je t’ai appelée dix fois, je commençais vraiment à me faire du souci.

Il y eut quelques secondes de silence, et la voix de Clara répondit.

– C’est moi qui me faisais du souci, je voulais juste m’assurer que vous étiez bien rentré.

– C’est très gentil à vous. La pluie m’a tenu compagnie.

– C’est ce que j’ai vu, j’ai pensé que vous n’aviez ni imperméable ni parapluie.

– Vous avez pensé à ça ?

– Oui.

– Je ne peux pas vous dire pourquoi, mais cela me fait plaisir, vraiment plaisir.

Elle marqua un temps.

– Jonathan, au sujet de notre soirée, je voulais vous dire quelque chose d’important.

Il se redressa sur le lit, serra un peu plus le combiné contre son oreille et retint sa respiration.

– Moi aussi, dit-il.

– Je sais que vous vous êtes retenu de m’en parler, ne dites rien, c’est tout à votre honneur et je comprends votre discrétion, je l’admire même. Je dois avouer que moi-même je ne vous ai pas facilité la tâche, enfin je veux dire que nous avons tourné tous les deux autour de cette question depuis nos premières discussions à la galerie. En vous écoutant ce soir, j’ai acquis une certitude et je crois que Vladimir aurait accepté ma démarche. Je crois même qu’il vous aurait fait confiance, en tout cas, moi j’ai décidé de le faire. On a dû vous monter une enveloppe, je l’ai déposée à la réception de votre hôtel en vous quittant. Elle contient un itinéraire. Louez une voiture et venez me rejoindre demain. J’ai quelque chose d’important à vous montrer, quelque chose que vous aurez plaisir à voir. Je vous attends à midi, soyez ponctuel. Bonsoir Jonathan, à demain.

Elle coupa la communication sans lui laisser le temps de répondre. Jonathan se dirigea vers le petit bureau, prit l’enveloppe et déplia le plan. Il réserva un véhicule pour le lendemain auprès de la réception de l’hôtel et en profita pour demander si aucune télécopie n’était arrivée pour lui. Le concierge répondit qu’une certaine Anna Valton avait cherché à le joindre dans l’après-midi, le seul message qu’elle avait laissé était de le prévenir de son appel. Jonathan haussa les épaules et raccrocha.