Anna venait de se garer non loin du n° 27. Elle grimpa les trois marches du perron et sonna à l’interphone. La gâche électrique grésilla et la porte s’ouvrit. Elle prit l’ascenseur jusqu’au dernier étage. La porte au bout du couloir était entrebâillée.
– C’est ouvert, dit une voix de femme, à l’intérieur.
L’appartement était élégant. Dans le salon, le mobilier d’époque parfaitement ciré était agrémenté de quelques pièces d’argenterie. Les voilages accrochés aux baies vitrées métalliques ondulaient légèrement.
– Je suis dans la salle de bains, j’arrive tout de suite, reprit la voix.
Anna s’installa dans un fauteuil en velours brun. De là, elle pouvait jouir d’une remarquable vue sur Danehy Park.
La femme à qui elle rendait visite entra dans la pièce, abandonna la serviette avec laquelle elle s’essuyait les mains sur le dossier d’une chaise.
– Ces voyages m’épuisent, dit-elle à Anna en la prenant dans ses bras.
Puis, dans une coupelle finement ciselée, elle récupéra une bague parée d’un magnifique diamant de taille ancienne qu’elle remit à son doigt.
*
Jonathan avait repris des forces pendant le vol. Il avait fermé les yeux dès que l’avion avait quitté la piste et les avait rouverts au moment où le train d’atterrissage sortait du ventre de l’appareil de la British Airways. Il loua une voiture et quitta Heathrow pour s’engager sur l’autoroute. Quand il aperçut la petite taverne devant lui, il appuya sur l’accélérateur. Un peu plus tard, l’imposante grille noire du domaine se profila devant son pare-brise ; elle était grande ouverte. Il pénétra dans la propriété, ralentit et s’immobilisa devant la terrasse.
La façade était caressée par le soleil. Des rosiers sauvages grimpaient le long des murs en farandoles de couleur pastel. Au milieu d’un rond de pelouse, un grand peuplier ondulait dans le vent, effleurant la toiture de ses hautes branches. Clara apparut sur la terrasse et descendit les marches.
– Il est midi pile, dit-elle en venant à sa rencontre, à une journée près, vous êtes à l’heure !
– Je suis vraiment désolé, c’est une longue histoire, répondit-il gêné.
Elle fit demi-tour et retourna dans le manoir. Jonathan resta désemparé quelques instants avant de la suivre. Dans cette demeure de campagne, chaque chose semblait être posée par hasard et avait pourtant sa place. Certains lieux, sans que l’on sache pourquoi, vous offrent une immédiate sensation de bien-être. La maison où Clara passait une grande partie de sa vie était de ceux-là. L’endroit était accueillant, comme si, au fil des années, elle y avait distillé de bonnes ondes.
– Suivez-moi, dit-elle.
Ils entrèrent dans une vaste cuisine au sol recouvert de tommettes brunes. Le temps semblait ici n’avoir eu aucun cours. Quelques braises rougeoyantes achevaient de se consumer dans l’âtre d’une cheminée. Clara se pencha vers une panière en osier et prit une bûche qu’elle jeta sur les cendres. Les flammes se ravivèrent aussitôt.
– Les murs sont si épais qu’été comme hiver il faut chauffer cette pièce. Si vous y entriez le matin, vous seriez surpris par le froid qui y règne.
Elle déposa des plats sur la grande table.
– Vous voulez une tasse de thé ?
Jonathan s’adossa au mur et la regarda. Même dans ses gestes les plus simples, Clara était élégante.
– Vous n’avez donc respecté aucune des volontés de votre grand-mère ? dit Jonathan.
– Bien au contraire.
– Nous ne sommes pas dans son manoir ?
– Elle était fine psychologue. La meilleure garantie que je réalise ce qu’elle souhaitait vraiment était de me faire promettre le contraire.
L’eau siffla dans la bouilloire. Clara servit le thé et Jonathan s’assit à la grande table en bois.
– Avant que je retourne à la pension, elle m’a demandé si j’avais bien pensé à croiser les doigts en faisant mes promesses.
– J’imagine que c’est une façon de voir les choses.
Clara s’assit face à lui.
– Connaissez-vous l’histoire de Vladimir et de son galeriste Sir Edward ? demanda Clara. Au fil du temps, ils sont devenus inséparables et la relation qu’ils tissèrent devint celle de deux frères. On raconte que Vladimir serait mort dans ses bras.
Sa voix était pleine d’une attente joyeuse. Jonathan se sentait bien et Clara commença son récit.
Après avoir fui la Russie dans les années 1860, Radskin arriva en Angleterre. Londres était le refuge temporaire de tous les exilés, on y croisait Turcs, Grecs, Suédois, Français et Espagnols, même des voyageurs de Chine. La vieille cité était si cosmopolite que l’alcool le plus populaire y avait été baptisé « la boisson de toutes les nations », mais Vladimir ne buvait pas, il était sans le sou. Il vivait dans une chambre sordide du terrible quartier de Lambeth. Radskin était un homme fier et courageux et, en dépit de sa pauvreté, il préférait mourir de faim que de tendre la main. Le jour, avec des bouts de charbons qu’il taillait comme des crayons, il se rendait au marché de Covent Garden où, sur de vieux papiers récupérés, il esquissait les visages des passants.
En vendant ses dessins pour quelques sous gagnés par jour de chance, il repoussait d’autant sa misère. C’est ainsi qu’il rencontra Sir Edward et le destin joua pleinement son rôle ce matin d’automne, dans les allées à ciel ouvert de Covent Garden.
Sir Edward était un riche marchand d’art de grande réputation.
Il n’aurait jamais dû se rendre sur la place du marché, mais la maladie venait d’emporter l’une de ses servantes et son épouse voulait qu’il la remplace sur-le-champ. Lorsque Vladimir Radskin brandit sous le nez de Sir Edward le portrait qu’il venait de faire de lui alors qu’il s’était arrêté devant un étal de légumes, le galeriste devina immédiatement le talent de cet homme en piteuse condition. Il acheta l’esquisse et l’étudia toute la soirée. Le lendemain il revint en calèche, accompagné de sa fille, et demanda à l’homme de la dessiner. Vladimir refusa. Il ne peignait pas de visage de femme. Son anglais sommaire ne lui permettant pas de se faire bien comprendre, Sir Edward s’emporta. La première rencontre de ces deux hommes qui n’allaient plus se quitter faillit se terminer par une volée de coups. Mais Vladimir présenta calmement à Sir Edward un autre dessin. Un portrait de lui, en pied cette fois, et qu’il avait réalisé entièrement de mémoire juste après son départ. L’attitude était saisissante de vérité.
– C’est le portrait de Sir Edward qui est exposé à San Francisco ?
– L’esquisse de ce tableau, oui, c’est à partir de ce dessin…
Clara fronça les sourcils.
– Vous connaissez toutes ces histoires, je suis en train de me ridiculiser, vous êtes le plus grand expert qui soit sur ce peintre et je vous raconte des anecdotes que l’on peut trouver dans n’importe quel livre sur lui.
La main de Jonathan s’était approchée de celle de Clara. Il eut envie de la recouvrir, mais il retint son geste.
– Tout d’abord, il existe très peu de livres consacrés à Radskin, et je vous assure que je ne connaissais pas cette anecdote.
– Vous me faites marcher ?
– Non, mais il faudra me dire comment ces informations vous sont parvenues, je les publierai dans ma prochaine monographie.
Clara hésita un peu avant de reprendre le cours de son récit.
– Bon, je vous crois, dit-elle en lui versant du thé. Parce qu’il était méfiant, Sir Edward demanda à Vladimir de dessiner sur-le-champ un portrait de son cocher.
– Et ce croquis est à l’origine du tableau que nous avons déballé mercredi ? demanda Jonathan enthousiaste.
– Absolument, Vladimir et lui étaient amis, liés par une même passion. Si vous êtes en train de vous moquer de moi et que vous savez déjà tout ça, je peux vous promettre…
– Ne promettez rien, continuez.
Vladimir était un très bon cavalier dans sa jeunesse. Bien des années plus tard, quand le cheval favori du cocher s’effondra au beau milieu d’une rue, Vladimir consola le chagrin de cet homme en réalisant son portrait devant les écuries, près de sa monture. Le cocher avait vieilli et Vladimir peignit son visage à partir du dessin qu’il avait réalisé à main levée, un matin d’automne dans l’humidité âcre du marché à ciel ouvert de Covent Garden.
Jonathan ne résista pas à l’envie de dire à Clara que cette histoire enrichirait considérablement la valeur de la toile qui serait mise en vente. Clara ne fit aucun commentaire. Sa nature d’expert reprenant le dessus, il tenta plusieurs fois de savoir d’où elle tirait ses sources. Il cherchait à trier dans les propos de Clara la part de vérité de la part de légende. Tout au long de l’après-midi, elle poursuivit l’histoire de Vladimir et de Sir Edward.
Le galeriste rendait visite presque quotidiennement à Vladimir, l’apprivoisant par ses attentions. Au bout de quelques semaines, il lui offrit sans contrepartie de loyer une chambre convenablement chauffée dans les soupentes d’une des maisons bourgeoises qu’il possédait non loin du marché.
Ainsi, Radskin n’aurait plus à parcourir les rues crasseuses et dangereuses de Londres dans la pâleur du petit matin et dans l’ombre du soir tombant. Le peintre refusa la gratuité du lieu. Il échangea son gîte contre quelques dessins. Dès qu’il fut installé, Sir Edward lui fit livrer des huiles et des pigments de grande qualité qu’il importait de Florence. Vladimir réalisa lui-même ses mélanges de couleurs et aussitôt reçus les premiers châssis entoilés que Sir Edward lui avait fait porter, il abandonna le fusain et se remit à la peinture. Ce fut le début de sa période anglaise qui dura pendant les huit années qu’il lui restait à vivre. Installé dans sa chambre près de Covent Garden, le peintre exécutait les commandes du galeriste. Sir Edward venait en personne le fournir en matériel. Chaque fois, il restait un peu plus longtemps en compagnie de l’artiste. Ainsi, au fil des semaines, le galeriste apprivoisa la fierté du peintre dont il voulait faire son protégé. En un an celui qu’il appelait son ami russe peignit six grandes toiles. Clara les énuméra : Jonathan les connaissait toutes et lui indiqua dans quel coin du monde chacune se trouvait.
Mais son exode et ses conditions de vie précaires dans le quartier de Lambeth avaient affaibli les conditions physiques de Vladimir. Il lui arrivait souvent d’être torturé par d’effroyables quintes de toux, ses articulations le faisaient de plus en plus souffrir. Un matin, alors qu’il le visitait, Sir Edward le trouva allongé à même le sol du modeste studio où il l’avait installé. Perclus de rhumatismes, il n’avait pas pu se relever tout seul du lit dont il était tombé.
Vladimir fut transporté immédiatement dans la maison de ville du galeriste qui veilla sur lui quotidiennement. Quand son médecin personnel rassura Sir Edward sur le bon rétablissement de son protégé, il le fit conduire dans sa propriété en dehors de la ville pour qu’il y passe une convalescence confortable. Vladimir y retrouva une santé éclatante. Grâce à Sir Edward, il fit plusieurs voyages en solitaire à Florence, pour aller se procurer lui-même les poudres de pigments avec lesquelles il composait ses couleurs si profondes. Sir Edward le traita comme un frère. Tout au long de ces années, leur amitié fut exemplaire. Quand il ne voyageait pas, Vladimir peignait. Sir Edward exposait ses tableaux, dans sa galerie de Londres, et quand un tableau ne trouvait pas d’acquéreur, le galeriste l’accrochait aux murs de l’une de ses demeures, donnant son solde au peintre comme si l’œuvre s’était vendue. Huit années plus tard, Vladimir tomba à nouveau malade et cette fois son état se dégrada rapidement.
– Il mourut au début d’un mois de juin, assis paisiblement dans un fauteuil, à l’ombre d’un grand arbre où Sir Edward l’avait porté.
La voix de Clara s’était attristée en finissant son récit. Elle se leva pour débarrasser la table et Jonathan l’aida aussitôt sans lui demander son avis. Clara prit les tasses, Jonathan la théière et ils portèrent le tout vers les deux vasques à la faïence craquelée, surplombées d’une imposante robinetterie en cuivre. L’eau coula en un long filet. Jonathan avoua à Clara qu’il ignorait presque tout de l’épisode de campagne de Vladimir et lui rapporta quelques autres fragments de l’histoire du vieux peintre auquel il avait consacré sa vie.
L’après-midi touchait à sa fin, Clara et Jonathan avaient traversé ensemble les brumes du vieux Londres, décrit la maison où Vladimir avait vécu près de Covent Garden, visité le jardin de roses où il aimait flâner quand il était à la campagne. À force d’évoquer le peintre, ils auraient presque pu entendre son pas faire craquer la paille des écuries quand il venait rendre visite à son ami cocher. Jonathan était en train de rincer la vaisselle, Clara l’essuyait à ses côtés. Il était subjugué par la sensualité qui se dégageait d’elle. Elle se hissa sur la pointe des pieds pour ranger les assiettes dans un égouttoir en bois accroché au mur au-dessus de sa tête. Il eut cent fois envie de la prendre dans ses bras, cent fois il y renonça. Clara actionna la poignée du robinet. Elle essuya ses mains sur le revers d’un tablier qu’elle défit et qu’elle abandonna près de l’antique cuisinière à bois. Elle se dirigea vers lui, pleine de vie.
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