– Allez venez, suivez-moi, dit-elle.
Elle l’entraîna par la porte de la cuisine qui donnait sur l’arrière du manoir. Ils traversèrent la cour et s’arrêtèrent devant une immense remise. Quand elle tourna la clé, Jonathan sentit battre son cœur. Elle repoussa énergiquement les deux grandes portes. À l’intérieur de la grange, la calandre d’un roadster Morgan brillait de tous ses chromes. Clara prit place derrière le vieux volant en bois et le moteur vrombit.
– Ne faites pas cette tête-là, venez ! Je dois faire des courses au village. Vous découvrirez ce qui vous amène ici à notre retour. Après tout, qui a vingt-quatre heures de retard ? dit-elle, les yeux pleins de malice.
Jonathan s’installa à ses côtés et Clara démarra sur les chapeaux de roues.
Le cabriolet traversa la campagne à vive allure. Ils s’arrêtèrent devant une petite épicerie. Clara acheta le dîner. Jonathan ressortit les bras chargés d’une cagette qu’il posa sur la minuscule banquette arrière. Au retour, Clara lui confia le volant. Nerveux, il enclencha la première vitesse et le moteur cala.
– La garde d’embrayage est un peu sèche quand on n’y est pas habitué ! dit-elle.
Jonathan ravala sa fierté et chercha à cacher son impatience. En arrivant devant la maison, il finit par se détendre. Les courses abandonnées dans la cuisine, Clara l’entraîna à l’intérieur du manoir. Elle lui fit parcourir un long couloir qui débouchait dans la grande bibliothèque. Les allèges des murs aux boiseries décrépies par le temps étaient rehaussées de tentures anciennes. Au-dessus de la cheminée une grande horloge s’était arrêtée à six heures et plus personne ne savait s’il s’agissait d’un soir ou d’un matin. Quelques livres aux reliures usées recouvraient une table en acajou qui régnait au milieu de la pièce. Par les fenêtres à petits carreaux, on pouvait déjà voir le soleil s’estomper derrière les crêtes des collines. Jonathan remarqua dans un renfoncement la petite porte vers laquelle se dirigeait Clara. Elle s’engouffra sous l’alcôve, Jonathan voulut reculer pour lui céder le passage. Lorsqu’elle posa sa main sur la poignée, leurs corps se frôlèrent et l’étrange vertige recommença.
De lourds nuages obscurcirent le ciel à une vitesse fulgurante. Le jour cessa et la pluie du soir se mit à tomber. Une fenêtre de la bibliothèque céda à une bourrasque. Jonathan traversa la pièce et tenta de la refermer, mais son bras refusa de lui obéir. Tous ses muscles s’engourdissaient. Il voulut appeler Clara mais aucun son ne sortait de sa bouche. Au-dehors, tout changeait. Les rosiers éclatants accrochés à la façade du manoir la recouvraient désormais de façon sauvage. Des volets décrépis couinaient à l’étage, sous les assauts du vent. Quelques tuiles de la toiture dégringolaient avant d’éclater sur le parvis. Jonathan avait l’impression de suffoquer, ses poumons le torturaient. L’averse gifla ses joues. Devant la maison, un fiacre en piteux état était attelé. Les sabots battant la terre trahissaient la nervosité du cheval qu’un cocher en haut-de-forme tentait de retenir en serrant les longes du mieux qu’il le pouvait. À l’intérieur de la berline, une jeune silhouette était emmitouflée dans une cape grise, une capuche recouvrait sa tête. Un couple d’âge mûr sortit de la demeure à la hâte. L’homme à la carrure imposante fit grimper la femme qu’il protégeait de son bras. Il referma la portière, passa sa tête par la fenêtre et hurla : « Par les bois, vite, ils arrivent ! » Le cocher fouetta la monture et la voiture contourna le grand arbre. Le peuplier qui régnait dans le parc n’avait plus aucun feuillage. L’été qui naissait à peine semblait déjà toucher à sa mort. La voix inconnue revint à lui : « Vite, vite, dépêchez-vous ! » murmurait-elle en se mélangeant au souffle des rafales.
Jonathan détourna péniblement son regard vers l’intérieur de la bibliothèque. Le décor avait changé. À l’extrémité de la pièce, la porte qui donnait sur le couloir s’ouvrit brusquement. Jonathan vit deux silhouettes qui fuyaient vers l’étage. L’une tenait sous son bras un grand paquet ficelé dans une couverture. Jonathan savait que dans quelques secondes l’air viendrait à lui manquer. Il inspira profondément et tenta de toutes ses forces de lutter contre l’engourdissement, il recula d’un pas et le vertige cessa aussitôt. Clara était toujours en face de lui. Il était de nouveau sous l’alcôve.
– Ça a recommencé n’est-ce pas ? demanda-t-elle.
– Oui, répondit Jonathan en reprenant son souffle.
– Moi aussi cela m’arrive, je fais ces rêves, murmura-t-elle. Cela se produit quand nous nous touchons.
L’étrange le paraît encore plus lorsqu’on se confie. Elle le regarda fixement et sans plus rien dire elle entra dans le petit bureau.
Le chevalet était posé au milieu de la pièce. Quand Clara ôta la couverture qui protégeait le tableau, elle offrit à Jonathan ce moment unique dont il avait toujours rêvé. Il regarda la toile et n’en crut pas ses yeux.
6.
De dos, figée dans l’éternité du tableau, la jeune femme se tenait debout, la robe plissée qu’elle portait était d’un rouge dense et profond, un rouge comme Jonathan n’en avait jamais vu. Il effleura la toile du bout des doigts. L’œuvre était plus belle que tout ce qu’il aurait pu imaginer. Le sujet d’abord qui dérogeait à toutes les règles que Vladimir s’était imposées, et puis ce rouge indescriptible qui lui rappela que Vladimir broyait et préparait lui-même ses couleurs à l’ancienne.
Une griserie submergeait sa méditation d’expert. Le thème du contre-jour que le peintre avait adopté ici était d’une facture déjà contemporaine. Il ne s’agissait pas de vibration de lumière mais de figuration précise, d’une avancée prémonitoire dans le XXe siècle. En arrière-plan, un peuplier bleuté sur ciel vert d’émeraude annonçait déjà le futur fauvisme. Et Jonathan perçut mieux encore la dimension du talent de son peintre. Vladimir n’était d’aucun temps. Ce tableau était sans précédent ni semblable.
– Alors tu l’as fait, vieux bougre ! murmura-t-il. Tu l’as fait, ton chef-d’œuvre.
Il resta ainsi de longues heures à regarderLa Jeune Femme à la robe rouge, et Clara qui avait quitté la pièce ne vint à aucun moment de la nuit interrompre le silence qui enveloppait la réunion singulière du peintre et de son historien.
Elle n’entra dans le bureau qu’au lever du jour. Elle posa un plateau sur un secrétaire, repoussa les rideaux et laissa filtrer la lumière par la fenêtre qu’elle entrouvrit. Jonathan plissa les yeux et s’étira. Il s’assit face à elle à la petite table et lui servit une tasse de thé. Ils se regardèrent quelque temps sans rien se dire et ce fut lui qui brisa l’instant complice.
– Que comptez-vous en faire ?
– Cela va beaucoup dépendre de vous, dit-elle en ressortant.
Jonathan resta seul un moment. Il savait maintenant que le tableau qu’il avait étudié toute la nuit octroierait enfin à Radskin la reconnaissance qui lui était due. La Jeune Femme à la robe rouge consacrerait le peintre parmi ses contemporains. Les conservateurs du Metropolitan de New York, de la Tate Galerie de Londres, du musée d’Orsay à Paris, du Prado à Madrid, des Offices à Florence, du Bridgestone à Tokyo, tous voudraient désormais exposer l’œuvre de Radskin. Jonathan eut une pensée furtive pour Peter, qui se demanderait lequel d’entre eux surenchérirait pour accrocher définitivement cette œuvre au mur de son musée. Il prit son téléphone portable dans sa poche, composa son numéro et laissa un message sur son répondeur.
– C’est moi, dit-il, j’ai une nouvelle que je voulais partager avec toi. Je suis devant ce tableau que nous avons tant cherché et, tu peux me croire, il est au-dessus de toutes nos espérances. Il fera de toi le plus heureux et le plus envié des commissaires-priseurs.
– À un détail près, dit Clara dans son dos.
– Quel détail ? demanda Jonathan en rangeant son portable dans sa poche.
– Vous êtes vraiment sous le choc pour que cela vous ait échappé !
Elle se leva et lui tendit la main pour l’entraîner vers le tableau. Ils échangèrent un regard perplexe et elle cacha aussitôt sa main derrière son dos. Ils avancèrent jusqu’au chevalet. Jonathan examina une nouvelle fois la peinture de Vladimir. Quand il prit conscience de son erreur, il écarquilla les yeux, souleva la toile et regarda l’envers. En un instant il saisit l’étendue catastrophique de ce qui lui avait échappé : Vladimir Radskin n’avait pas signé son dernier tableau.
Clara s’approcha de lui et voulut poser sa main sur son épaule pour le réconforter, elle se résigna.
– Ne vous en voulez pas, vous n’êtes pas le premier à qui le tableau joue ce tour. Sir Edward non plus ne s’en était pas rendu compte, tout aussi subjugué que vous. Venez, ne restez pas là. Je crois qu’une petite promenade à pied vous fera du bien.
Elle poursuivit dans le parc l’histoire du peintre et du galeriste.
Vladimir avait été emporté brutalement par sa maladie, il décéda juste après avoir achevé La Jeune Femme à la robe rouge. Sir Edward ne se remit pas de la mort de son ami. Fou de douleur et de rage que le travail de son peintre ne soit pas reconnu à sa juste valeur, il engagea publiquement sa réputation un an plus tard et annonça que la dernière œuvre de Vladimir Radskin était l’une des plus importantes du siècle. Il organiserait à la date anniversaire de sa disparition une prestigieuse vente où la toile serait présentée. De grands collectionneurs accoururent du monde entier. La veille des enchères, il sortit le tableau du coffre où il l’avait abrité pour l’apporter à la salle de vente.
Quand il s’aperçut qu’il n’était pas signé, il était trop tard. Le prodige du grand cérémonial qu’il avait organisé pour consacrer l’œuvre de son ami se retourna contre lui. Tous les marchands et critiques de l’époque l’utilisèrent pour l’attaquer. Les milieux de l’art le raillèrent. Sir Edward fut accusé d’avoir présenté un faux grossier. Déshonoré, ruiné, il abandonna ses propriétés et quitta précipitamment l’Angleterre. Il partit vivre en Amérique avec sa femme et sa fille et mourut quelques années plus tard, dans le plus grand anonymat.
– Mais comment savez-vous tout cela ? demanda Jonathan.
– Vous n’avez toujours pas compris où vous vous trouvez ?
À l’air perplexe de Jonathan, Clara ne put refréner un rire franc qui jaillit en éclats.
– Mais vous êtes dans la demeure de Sir Edward. C’est ici que votre peintre a passé ses dernières années, c’est ici qu’il a peint un grand nombre de ses tableaux.
Alors Jonathan regarda tout autour de lui et vit le manoir sous bien d’autres aspects. Quand ils passèrent devant le peuplier, il essaya d’y imaginer son peintre en train d’y travailler. Il devina l’endroit où Vladimir avait posé son chevalet pour réaliser l’un des tableaux qu’il préférait. L’œuvre dont il voyait le paysage original en face de lui était, à sa connaissance, exposée dans un petit musée de la Nouvelle-Angleterre. Jonathan regarda la clôture blanche qui entourait le domaine à perte de vue. La colline qui rehaussait le paysage était bien plus haute sur le tableau qu’elle ne l’était en réalité. Alors, Jonathan s’accroupit sur ses genoux et comprit que Vladimir avait réalisé sa peinture assis et non debout. Clara avait dû se tromper dans la chronologie de son récit. Deux ans après avoir emménagé ici, Vladimir était probablement déjà très affaibli. Ils rentrèrent vers la maison par un bel après-midi d’été.
Jonathan passa le reste de la journée dans le petit bureau. Il retrouva Clara au début de la soirée, elle fredonnait dans la cuisine. Il entra sans faire de bruit, s’adossa au chambranle de la porte et la regarda.
– C’est drôle, vous croisez toujours vos mains dans votre dos et vous plissez toujours les yeux quand vous êtes songeur. Une chose vous perturbe ? demanda-t-elle.
– Plusieurs ! Y aurait-il une petite auberge de campagne où je pourrais vous emmener dîner, je perfectionnerais bien ma conduite sur votre Morgan et puis j’ai faim, pas vous ?
– Je meurs de faim ! dit-elle en jetant dans l’évier les couverts qu’elle tenait dans la main. Je monte me changer, je serai prête dans deux minutes.
Elle tint presque parole. Jonathan eut à peine le temps d’essayer de joindre Peter, sans succès, et de constater que la batterie de son téléphone portable avait rendu l’âme, que Clara l’appela du hall au bas des escaliers.
– Je suis prête !
Le roadster filait sous la lumière voilée d’un croissant de lune. Clara avait regroupé sa chevelure sous un foulard qui la protégeait du vent. Jonathan cherchait à quand remontait la dernière fois qu’il s’était senti le cœur aussi plein. Il repensa à Peter, il faudrait qu’il le prévienne que La Jeune Femme à la robe rouge n’était pas signé. Il imaginait déjà sa tête et le travail qu’il devrait accomplir pour sauver son ami. Il lui faudrait trouver en quelques jours les moyens d’authentifier un tableau qui se différenciait de l’œuvre du peintre supposé l’avoir réalisé.
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