– Est-ce que tu te prépares un aussi joli futur avec la femme que tu épouses ?
– Pourquoi me poses-tu cette question de ces yeux noirs ?
– Parce que je ne te trouve pas très heureux pour quelqu’un qui célèbre ses noces dans quelques semaines.
– Je suis un peu confus ces derniers temps, je devrais être auprès d’elle à Boston pour l’aider à préparer la cérémonie, et je suis là à Florence en train de courir après des énigmes qui attendent depuis plus d’un siècle et qui auraient pu attendre quelques mois de plus.
– Alors pourquoi le fais-tu ?
– Je ne sais pas.
– Moi, je crois que tu le sais très bien, tu es un homme intelligent. Il n’y a que ce tableau qui a surgi dans ta vie ?
Jonathan regarda Luciana interdit.
– Tu as des dons de voyance maintenant ?
– Le seul don que j’ai, lui dit Luciana, c’est de prendre le temps de regarder mon mari, mes enfants et mes amis, c’est ma façon à moi de les comprendre et de les aimer.
– Et quand tu me regardes, que vois-tu ?
– Je vois deux lumières dans tes yeux, Jonathan. C’est un signe qui ne trompe pas. L’une éclaire ta raison et l’autre tes sentiments. Les hommes compliquent toujours tout. Fais attention, le cœur finit par se déchirer quand on le tiraille trop. Pour entendre ce qu’il te dit, il suffit de savoir l’écouter. Moi, je connais un moyen facile…
Lorenzo sonna à la porte. Luciana se leva et sourit à Jonathan.
– Il a encore oublié ses clés !
– Qu’est-ce qui est facile, Luciana ?
– Avec la grappa que je t’ai servie, tu dormiras très bien ce soir, c’est moi qui la prépare et je connais bien ses effets. Demain matin, quand tu te réveilleras, prête attention au premier visage qui viendra à toi, si c’est le même que celui de la personne à laquelle tu pensais en t’endormant, alors tu trouveras la réponse à la question qui te tourmente.
Lorenzo entra dans la pièce et tapota l’épaule de son ami. Jonathan se leva, et salua tendrement ses hôtes. Il promit de ne plus laisser passer autant de temps avant de leur rendre une nouvelle visite. Le couple le raccompagna jusqu’au bout de la rue et Jonathan poursuivit seul son chemin jusqu’à la Piaza délia Repubblica. Le café Gilli fermait et les employés rangeaient la terrasse. Un serveur lui fit un signe amical. Jonathan lui rendit son salut et traversa la place presque déserte. En chemin, il n’avait cessé de penser à Clara.
*
Clara entra dans le petit appartement qu’elle occupait à Notting Hill. Elle n’alluma aucune lumière, se coulant dans la pénombre du living. Elle passa sa main sur la console de l’entrée, la laissa errer sur le dosseret du canapé, effleura le pourtour de l’abat-jour qui recouvrait la lampe et avança jusqu’à la fenêtre. Elle regarda la rue déserte en contrebas et laissa glisser sa gabardine à terre. Elle défit le cordon de sa jupe et ôta son chemisier. Nue, elle tira à elle le plaid posé sur le dossier d’un fauteuil et se blottit dedans. Elle jeta un regard furtif vers le téléphone, soupira et entra dans sa chambre.
*
Jonathan avait quitté le Savoy aux premières heures du matin. Il s’était envolé à bord du premier vol pour Londres. Dès que l’avion se posa, il se mit à courir dans les interminables couloirs d’Heathrow, il passa la douane haletant et reprit sa course. Arrivé sur le parvis du terminal, il avisa la longue file à la station de taxis, fit demi-tour et fonça vers le train rapide. Le Heathrow Express desservait le centre de la capitale en quinze minutes : s’il ne ratait pas le prochain départ il pourrait arriver à temps pour transformer en réalité cette envie qu’il avait eue dès son premier réveil.
Il arriva haletant au sommet des escalators vertigineux qui plongeaient vers les tréfonds de la terre. Jonathan les descendit quatre à quatre, il aborda un virage périlleux sur les sols en marbre glissant et aboutit dans un long corridor dont il ne pouvait pas percevoir l’extrémité. Les panneaux électroniques suspendus à intervalles réguliers aux plafonds annonçaient le prochain départ pour Londres dans deux minutes et vingt-sept secondes. La plate-forme n’était pas encore en vue, Jonathan accéléra sa course effrénée.
Le couloir semblait ne jamais finir, une longue sonnerie retentit, le décompte des secondes s’affichait en clignotant vivement sur les bandeaux lumineux. Il usa de ses dernières forces. Les portes du train se fermaient quand il arriva sur le quai. Jonathan jeta les bras en avant et propulsa son corps à l’intérieur du wagon. L’Heathrow Express de 8 h 45 démarra. Les quinze minutes du voyage lui permirent de récupérer un semblant de souffle. Dès que la motrice immobilisa le convoi, Jonathan traversa la gare de Paddington en courant et sauta dans un taxi. Il était 9 h 10 précises quand il s’installa enfin dans le petit café vis-à-vis du 10 Albermarle street, Clara arriverait dans cinq minutes. Qui avait dit que pour apprécier les habitudes de quelqu’un, il suffisait de prendre le temps de le regarder vivre ?
Absorbée dans la lecture d’un article, Clara se dirigea d’un pas automatique vers le comptoir. Elle commanda un cappuccino sans lever les yeux, déposa une pièce sur la caisse, récupéra son gobelet et vint s’asseoir au comptoir qui bordait la vitrine.
Elle portait le café à ses lèvres quand un mouchoir blanc entra dans son champ de vision. Elle ne releva pas tout de suite la tête et, sentant que refréner la joie qui la gagnait serait un vrai gâchis, elle pivota sur elle-même et voulut serrer Jonathan dans ses bras. Elle reprit place aussitôt sur son tabouret, tentant de cacher son visage et de dissimuler sa gêne derrière sa tasse de café.
– J’ai de bonnes nouvelles, dit Jonathan.
Ils entrèrent dans la galerie et Jonathan lui raconta presque tous les détails de son voyage en Italie.
– Je ne comprends pas, dit Clara songeuse. Dans une correspondance à un de ses clients, Sir Edward se félicitait d’avoir envoyé Vladimir à Florence, alors pourquoi avoir menti ?
– Je me pose la même question.
– Quand pourrez-vous effectuer les comparaisons entre les échantillons que vous avez rapportés et ceux de la toile ?
– Il faut que je joigne Peter pour qu’il me recommande auprès d’un laboratoire en Angleterre.
Jonathan regarda sa montre, il était presque midi à Londres et 7 heures du matin sur la côte Est des États-Unis.
– Peut-être qu’il n’est pas encore couché !
*
Peter cherchait à tâtons la source de ce bruit insupportable qui l’empêchait de finir honorablement sa nuit. Il ôta le masque de ses yeux, passa son bras par-dessus le visage endormi d’une dénommée Anita, et décrocha le téléphone en bougonnant :
– Qui que vous soyez, vous venez de perdre un être cher !
Et il raccrocha.
Quelques secondes plus tard, la sonnerie retentissant à nouveau, Peter émergea de sa couette épaisse.
– Emmerdeur et têtu ! Qui est à l’appareil ?
– C’est moi, répondit calmement Jonathan.
– Tu as vu l’heure qu’il est, nous sommes dimanche !
– Mardi, nous sommes mardi, Peter !
– Merde, je n’ai pas vu le temps passer.
Pendant que Jonathan lui expliquait ce dont il avait besoin, Peter secoua délicatement la créature qui dormait à ses côtés. Il chuchota au creux de l’oreille d’Anita d’aller se préparer rapidement, il était terriblement en retard.
Anita haussa les épaules et se leva, Peter la rattrapa par le bras et l’embrassa tendrement sur le front.
– Et je te dépose en bas de chez toi si tu es prête dans dix minutes.
– Tu m’écoutes ? demanda Jonathan à l’autre bout de la ligne.
– Et qui veux-tu que j’écoute d’autre ? Répète quand même ce que tu viens de dire, il est très tôt ici.
Jonathan lui demanda de le mettre en relation avec un laboratoire anglais.
– Pour passer la toile aux rayons X, j’ai un ami que tu pourras appeler de ma part, son laboratoire n’est pas très loin de ton hôtel.
Jonathan griffonna sur un papier l’adresse que lui dictait Peter.
– Pour les analyses organiques, reprit Peter, laisse-moi passer quelques coups de téléphone.
– Je te laisse la journée, je te rappelle que c’est pour toi que le temps est compté.
– Merci de me le rappeler au saut du lit, je sentais qu’il me manquait quelque chose pour bien commencer ma journée !
Peter avait presque achevé de classer la documentation qu’il avait rapportée de Londres. Les heures passées dans les locaux des archives de Christie’s lui avaient permis de photocopier des extraits de presse publiés pendant les années où Radskin vivait en Angleterre.
Dès qu’il en aurait terminé la lecture, il établirait une synthèse du contenu de tous les articles évoquant la fameuse vente organisée par Sir Edward, celle au cours de laquelle le tableau s’était volatilisé.
– Il faut que nous découvrions pourquoi il a disparu.
– Voilà qui est rassurant, nous ne cherchons cette information que depuis vingt ans, je vais certainement réussir à élucider le mystère en quinze jours, répondit Peter d’un ton sarcastique.
– Te souviens-tu de ce que te disait ton copain policier ? reprit Jonathan.
– J’ai plein de copains dans la police, alors sois plus précis !
– Celui qui habite à San Francisco !
– Ah oui, Georges Pilguez !
– Tu me l’as cité cent fois au cours de nos investigations, il suffit d’un minuscule indice pour remonter le fil d’un événement.
– Je pense que Pilguez le disait mieux que cela mais je vois ce que tu veux dire. Je te rappellerai dès que j’aurai pu organiser la suite du protocole d’examens.
Anita sortait de la salle de bains au moment où Peter raccrochait, elle portait un jean et un tee-shirt assez serrés pour se passer de tout repassage une fois lavés. Peter hésita et tendit sa main à la jeune femme pour qu’elle l’aide à se lever. Elle fut aussitôt happée vers le lit.
*
Jonathan composa le numéro que Peter lui avait communiqué. Le radiologue lui demanda les dimensions de sa toile et le fit patienter en ligne. Il reprit l’appareil quelques instants plus tard, Jonathan avait de la chance, il lui restait deux plaques de radiographie dont les tailles conviendraient.
Le rendez-vous fut fixé en début d’après-midi. Clara et Jonathan se regardèrent hésitants avant de bondir sur des couvertures pour emballer l’œuvre. Caisse de protection et camion sécurisé venaient de s’évaporer dans la fièvre de leur quête. Ils sautèrent tous les deux dans un taxi qui les déposa dans une petite rue coincée entre Park Lane et Green street. Ils sonnèrent à l’interphone et une voix les invita à rejoindre le second étage. Jonathan grimpait les escaliers avec impatience, intrigué, Clara fermait la marche.
Une assistante en blouse blanche ouvrit la porte et les fit entrer dans une salle d’attente. Une femme enceinte attendait le compte rendu de son échographie du quatrième mois, un jeune homme à la jambe plâtrée regardait sa dernière radio de contrôle. Quand la patiente à l’épaule en écharpe demanda à Jonathan d’une voix suspicieuse de quoi il souffrait exactement, Clara se cacha derrière un exemplaire du Times qui traînait sur une table basse. Le Dr Jack Seasal apparut dans l’entrebâillement de la porte. Il fit un signe discret à Jonathan et Clara. « Une urgence », grogna-t-il en s’excusant auprès de ses autres patients.
– Alors, faites-moi voir cette merveille ! dit-il ravi en les faisant entrer dans la salle de radio.
Jonathan ôta les couvertures et Jack Seasal, ami de Peter et grand amateur de peinture, s’extasia devant la beauté de La Jeune Femme à la robe rouge.
– Peter n’avait pas exagéré, dit-il en inclinant la table d’examen à l’horizontale. Je compte lui rendre visite en septembre à Boston, nous avons un congrès de médecins, poursuivit-il en aidant Jonathan à installer la toile.
Le radiologue balisa la zone d’irradiation à l’aide de marqueurs. Enchaînant des gestes assurés, il inséra sous la table la plaque qui abritait le film, ajusta le générateur perpendiculairement à la surface de la toile et tendit deux tabliers bruns à ses visiteurs.
– Pour vous protéger ! dit-il, c’est obligatoire.
Affublés de leur tablier de plomb, Clara et Jonathan reculèrent derrière la cabine de verre. Le Dr Seasal vérifia une dernière fois son appareillage et les rejoignit. Il appuya sur un bouton. Le faisceau rayonnant traversa chaque épaisseur du tableau pour révéler sur un négatif à la chimie bien particulière quelques-uns des mystères qu’il cachait.
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