– Ne respirez pas, je fais une deuxième prise, dit le médecin en allant changer la plaque.

Jonathan et Clara patientèrent autour de l’appareil le temps nécessaire au développement. Le Dr Seasal revint quinze minutes plus tard. Il substitua à deux clichés de fémur et à celui d’un poumon droit, enfichés sur le panneau rétro fluorescent ceux qu’il venait de développer. La radiographie du tableau de Vladimir apparut en transparence.

Pour tout expert ou restaurateur, radiographier un tableau est un moment très particulier. Les rayons X révèlent une partie invisible de l’œuvre ; ils fourniraient à Jonathan des indications précieuses sur la nature du support qu’avait utilisé Vladimir. En comparant ces radios à celles obtenues sur d’autres tableaux du même peintre, il pourrait certifier que la toile sur laquelle était peinte La Jeune Femme à la robe rouge avait le même tissage que celles utilisées par Radskin en Angleterre.

En étudiant le cliché de plus près, Jonathan crut déceler quelque chose.

– Pourriez-vous éteindre la lumière de la pièce ? murmura-t-il.

– Ce sont bien les seules radiographies dont je ne pourrais pas dicter le compte rendu, dit Jack Seasal en se dirigeant vers l’interrupteur, j’espère néanmoins que vous appréciez l’excellente qualité des tirages.

La pièce fut plongée dans une obscurité contrariée par le seul rayonnement du panneau mural. Les cœurs de Clara et de Jonathan se mirent à battre tous deux d’un même rythme. Devant leurs yeux ébahis, de chaque côté de La Jeune Femme à la robe rouge, apparut une série d’annotations au crayon.

– Qu’est-ce que c’est, qu’a-t-il voulu nous dire ?

– Je ne vois que des séries de chiffres et quelques lettres majuscules, répondit Clara d’une même intonation.

– Moi aussi, mais si je réussis à authentifier son écriture, nous avons notre preuve, murmura Jonathan.

Le Dr Seasal toussota dans leur dos. Dans la salle d’attente, les patients l’étaient de moins en moins !

Jonathan récupéra les radiographies, Clara protégea le tableau dans les couvertures et ils remercièrent chaleureusement le radiologue pour son accueil. En partant, ils promirent de transmettre ses amitiés à Peter dès qu’ils lui parleraient.

De retour à la galerie, ils s’installèrent autour de la table lumineuse sur laquelle Clara avait coutume de visionner des diapositives. Ils y passèrent le reste de leur journée à étudier les radiographies. Clara redessinait méthodiquement les annotations de Vladimir sur le cahier de Jonathan. Il l’abandonna quelques instants pour aller chercher des documents dans sa sacoche.

Clara fit maladroitement tomber le grand cahier à spirale, elle se pencha pour le ramasser et chercha à retrouver la page où elle était en train d’écrire. Elle s’arrêta soudain sur un autre feuillet. Son doigt effleura lentement l’esquisse d’un visage qu’elle reconnaissait. Jonathan revenait vers elle. Elle referma vite le cahier et le reposa sur la table.

L’écriture en majuscules que Vladimir avait tracée au crayon sur sa toile ne permettait pas d’identifier formellement son auteur. Les efforts de cette journée n’étaient pas vains pour autant. Jonathan avait pu analyser la toile qui avait servi de support à la peinture. Elle était en tous points identique à celles qu’il avait étudiées dans le passé. Tissée d’une trame de quatorze fils horizontaux au centimètre carré et par autant de verticaux, elle était parfaitement similaire à celles que Sir Edward fournissait à Vladimir. Il en était de même pour le châssis sur lequel elle était mise en tension. La nuit venue, Jonathan et Clara refermèrent la galerie et décidèrent de marcher dans les rues calmes du quartier.

– Je voulais vous remercier pour ce que vous faites, dit Clara.

– Nous sommes encore très loin du but, répondit Jonathan, et puis c’est moi qui devrais vous remercier.

Le long des trottoirs déserts qu’ils parcouraient, Jonathan révéla qu’il aurait encore besoin d’aide pour mener à bien sa mission dans les délais impartis. Même s’il était convaincu de l’authenticité du tableau, d’autres examens seraient nécessaires pour pouvoir rendre un avis incontestable.

Clara s’arrêta sous la lumière d’un réverbère, et lui fit face. Elle aurait voulu parler, trouver quelques mots justes, mais peut-être qu’à cet instant précis le silence était encore ce qu’il y avait de plus juste entre eux. Elle inspira et reprit sa marche. Jonathan aussi resta silencieux. À quelques mètres de là, ils arriveraient tous deux devant son hôtel et se sépareraient sous l’auvent. À ce moment de la nuit, il aurait voulu prolonger à l’infini les pas qu’il leur restait à faire. Et ce faisant, dans le léger balancement de leurs bras qui longeaient leurs corps, leurs deux mains se frôlèrent. Le petit doigt de Clara s’accrocha au sien, les autres s’enlacèrent. Dans la nuit londonienne, deux mains n’en formaient plus qu’une, et le vertige reprit.

De somptueux luminaires en cristaux éclairaient de leurs mille bougies une imposante salle de ventes dont tous les sièges étaient occupés. Des hommes en haut-de-forme et en habit se pressaient dans les travées, occupant le moindre recoin, certains étaient accompagnés de femmes aux robes amples. Sur une estrade, un gentilhomme officiait derrière son pupitre. Le marteau retomba sur l’adjudication d’un vase ancien. Derrière lui, dans les coulisses où Jonathan et Clara croyaient se trouver, des hommes en blouse grise se hâtaient. Un panneau tapissé de velours rouge pivota sur un axe et le vase disparut de la salle. Il fut enlevé de son socle par un manutentionnaire qui le remplaça aussitôt par une sculpture.

L’homme retourna le panneau, offrant le bronze à la vue des enchérisseurs. Jonathan et Clara se regardèrent. C’était la première fois qu’ils se devinaient l’un l’autre dans leurs vertiges inexplicables. S’il leur était impossible de prononcer le moindre mot, ils ne ressentaient pas les souffrances des précédents malaises. Bien au contraire, les mains toujours unies, leurs corps semblaient comme délivrés de tout âge. Jonathan s’approcha de Clara, elle s’abandonna contre lui et il reconnut le parfum de sa peau. Le marteau du commissaire-priseur les fit sursauter, un étrange silence envahit la salle. Le panneau pivota à nouveau, la sculpture fut ôtée et l’homme en blouse grise accrocha un tableau que tous deux reconnurent aussitôt. Un huissier annonça la mise aux enchères imminente de l’œuvre majeure d’un grand peintre russe. Le tableau qui était gagé, précisa l’huissier de justice, provenait de la collection personnelle de Sir Edward Langton, galeriste réputé de la société londonienne. Un clerc traversa la salle et grimpa sur l’estrade, il portait sous son bras une enveloppe qu’il remit à l’huissier. L’officier décacheta le pli, prit connaissance de la lettre qu’il contenait et se pencha pour la transmettre au commissaire-priseur dont le visage se glaça. Il demanda au jeune notaire de s’approcher et lui posa une question à l’oreille :

– Vous l’a-t-il remise en main propre ?

Le clerc assermenté acquiesça sobrement d’un mouvement de tête. Alors, le commissaire cria à haute voix à l’intention des manutentionnaires de ne plus présenter le tableau, il s’agissait d’un faux ! Puis, il pointa du doigt un homme assis au dernier rang. Tous les visages convergèrent vers Sir Edward qui se levait précipitamment. Une voix s’éleva pour crier au scandale, une autre à l’escroquerie, un troisième demanda comment seraient payés les créanciers, « tout ça n’était qu’une supercherie », hurlait une quatrième voix.

L’homme à la forte carrure se fraya un chemin à travers la foule qui se resserrait. Il réussit à franchir les portes qui ouvraient sur le grand escalier. Il dévala les marches, poursuivi par des marchands qui le bousculaient et s’enfuit dans la rue. La salle des ventes se vida derrière lui.

« Vite, vite », murmura la voix aux oreilles de Jonathan. Devant lui, un couple fuyait, emportant à l’abri d’une couverture la dernière œuvre de Vladimir Radskin. Quand ils eurent disparu dans ces coulisses d’un autre temps, le vertige s’estompa.

Clara et Jonathan se regardèrent interdits. Dans la rue déserte, les ampoules des lampadaires cessèrent de scintiller. Ils levèrent lentement la tête. Sur le frontispice de l’immeuble devant lequel leurs mains s’étaient croisées, une inscription gravée dans la pierre blanche disait : « Au XIXe siècle était établi ici l’hôtel des ventes du Comté de Mayfair. »


7.

Peter refermait la porte de son bureau quand son téléphone sonna. Il fit demi-tour et appuya sur le bouton du haut-parleur. M. Gardner souhaitait lui parler ; il prit la communication sans attendre.

– Il doit être très tard pour toi, je m’apprêtais à partir, dit-il, en reposant sa sacoche à ses pieds.

Jonathan l’informa de l’avancement de ses recherches. Il avait authentifié le support du tableau, mais il lui était impossible de trouver le moindre sens aux annotations que le peintre avait cachées sous la peinture et, à son grand regret, l’écriture en lettres majuscules n’autorisait aucune identification formelle. Jonathan avait besoin de l’aide de son ami. Les examens qu’il voulait pratiquer requéraient des moyens techniques dont peu de laboratoires privés disposaient. Peter avait une idée, un contact à Paris qui pourrait peut-être leur rendre service.

Avant de raccrocher, Peter parla d’une découverte qu’il avait faite en fouillant les archives londoniennes. Un article de presse daté de juin 1867 et qui leur avait échappé jusqu’ici relatait un scandale survenu au cours de la vente aux enchères. Le journaliste ne fournissait pas d’autres détails.

– Le chroniqueur s’intéressait plutôt à défaire la réputation de ton galeriste, dit Peter.

– J’ai de bonnes raisons de croire que le tableau a été volé ce jour-là, ou en tout cas subtilisé juste avant sa présentation, répondit Jonathan.

– Par Sir Edward ? demanda Peter.

– Non, ce n’est pas lui qui a caché le tableau dans une couverture.

– De quoi parles-tu ? demanda Peter.

– C’est un peu compliqué, je t’expliquerai.

– De toute façon, reprit Peter, ce n’était pas dans son intérêt. La vente aurait donné une valeur considérable à sa collection, et c’est le commissaire-priseur qui te parle.

– Je crois que la fortune dont il se targuait était épuisée depuis longtemps, conclut Jonathan.

– Mais quelles sont tes sources ? demanda Peter intrigué.

– C’est une longue histoire mon vieux, et je ne pense pas que tu aies envie de l’entendre. Sir Edward n’était peut-être pas le gentleman que nous avions supposé toi et moi, ajouta Jonathan. Tu as pu obtenir des informations sur son départ précipité en Amérique ?

– Très peu de chose. Mais tu avais vu juste sur la précipitation. Je ne sais pas ce qui lui est arrivé mais le même article raconte que des gens ont mis sa maison de Londres à sac le soir même de cette vente. La police les aurait fait évacuer avant qu’ils n’y mettent le feu. Quant à lui, il n’a jamais reparu.

La veille, Peter s’était rendu aux archives du vieux port de Boston. Il avait consulté les listes des passagers qui émigraient d’Angleterre à cette époque. Un brick en provenance de Manchester avait fait escale à Londres avant de traverser l’Atlantique. Il avait accosté à une date qui correspondait à celle à laquelle Sir Edward aurait pu prendre place à bord.

– Malheureusement pour nous, poursuivit Peter, il n’y avait aucun Langton sur ce navire, j’ai vérifié trois fois, mais j’ai trouvé quelque chose d’amusant. Une autre famille descendue de ce bateau s’est inscrite sur les registres d’immigration de la ville sous le nom de Walton.

– Qu’y a-t-il d’amusant ? dit Jonathan en griffonnant sur une feuille de papier.

– Rien ! Tu le lui diras toi-même, c’est toujours émouvant de retrouver une trace de ses origines ou de celles de parents éloignés. À une lettre près, Walton est le nom de jeune fille d’Anna, ta future femme !

Le crayon noir se brisa dans la main de Jonathan. Il y eut un long silence. Peter l’appela plusieurs fois à l’autre bout de la ligne, il appuya nerveusement sur le commutateur, mais Jonathan ne répondit pas. En reposant le combiné du téléphone, il se demanda comment Jonathan pouvait affirmer que le tableau avait été emballé dans une couverture ?


*


Jonathan et Clara quittèrent Londres aux premières heures de l’après-midi. Peter leur avait arrangé un rendez-vous en fin de journée avec son contact à Paris. Tant que la toile n’était pas authentifiée, les compagnies d’assurances ne pouvaient exiger qu’elle voyage sous protection. De toute façon, le peu de temps dont ils disposaient ne le permettait pas. Clara l’avait entourée d’une couverture et l’avait protégée à l’abri d’une housse en cuir.