Un taxi les déposa à l’aéroport de la City. Fermant la marche sur l’escalator qui les menait au premier étage du terminal, Jonathan se délecta de la silhouette de Clara. En attendant le départ de leur vol, ils prirent place dans le café qui surplombait la piste. Collés à la vitre, ils pouvaient voir les petits jets commerciaux qui se succédaient à intervalles réguliers. Jonathan alla chercher un rafraîchissement au bar pour Clara. Accoudé au comptoir, il eut une pensée pour Peter, puis pour Vladimir et finit par s’interroger sur ce qui l’entraînait réellement dans cette course. Il revint s’asseoir à la table et regarda Clara.

– Il y a deux questions que je me pose, dit-il. Mais rien ne vous oblige à me répondre.

– Commencez par la première ! dit-elle en portant le verre à ses lèvres.

– Comment ces tableaux sont-il parvenus jusqu’à vous ?

– Ils étaient accrochés au mur quand ma grand-mère a racheté le manoir, mais c’est moi qui ai retrouvé La Jeune Femme à la robe rouge.

Et Clara lui raconta les circonstances dans lesquelles elle avait fait cette découverte. Quelques années plus tôt, elle avait décidé d’aménager les combles de la maison. La charpente étant classée, il avait fallu attendre longtemps une autorisation administrative pour faire effectuer les travaux. Quand elle fut refusée, Clara décida d’abandonner le projet. Mais le bruit du vieux plancher qui craquait la nuit l’obsédait. M. Wallace, un charpentier de la région qui aimait bien Clara, avait accepté de le démonter en cachette, d’en remplacer les lambourdes et de reposer les lattes d’origine. Dès que la poussière aurait repris ses droits, l’inspecteur des monuments historiques lui-même n’y verrait rien. Un jour, le menuisier était venu la chercher, il fallait qu’elle voie quelque chose. Clara l’avait suivi sous la toiture. Il venait de trouver, caché entre deux lambourdes, un caisson en bois d’un mètre de long et de même largeur. Clara et lui le sortirent de sa cache et le posèrent sur des tréteaux. Protégée d’une couverture grise, La Jeune Femme à la robe rouge ressurgissait du passé et Clara en avait immédiatement identifié l’auteur.

La voix d’un haut-parleur interrompit son récit. L’embarquement venait de commencer. Un couple s’embrassait devant le poste de contrôle. La femme voyageait seule. Quand elle passa de l’autre côté du portique de sécurité, l’homme agita la main avec tendresse. La femme disparut dans l’arrondi du couloir et la main resta quelque temps suspendue dans les airs. Jonathan regarda l’homme repartir vers l’escalator, les épaules lourdes. Songeur, il rattrapa Clara qui marchait vers la porte n° 5.

Le City Jet d’Air France atteignit Paris en quarante-cinq minutes. Les documents de la galerie leur permirent de franchir la douane française sans encombre. Jonathan avait réservé deux chambres dans une résidence hôtelière au bas de l’avenue Bugeaud. Ils y déposèrent leurs bagages, confièrent le tableau au coffre de l’établissement et attendirent que vienne le soir. Sylvie Leroy, une éminente collaboratrice du centre de recherche et de restauration des Musées de France, les rejoignit au bar de l’hôtel en début de soirée. Ils avaient pris place derrière une table discrète sous un petit escalier en bois. Les marches grimpaient en colimaçon vers une coursive bordée d’une bibliothèque. Sylvie Leroy écouta attentivement Jonathan et. Clara, puis elle les accompagna dans le petit salon qui séparait les deux chambres de leur suite. Clara défit la fermeture Éclair de la housse en cuir, sortit la toile de sa couverture et l’exposa sur le rebord de la fenêtre.

– Elle est magnifique, murmura la jeune scientifique dans un anglais parfait.

Après avoir longuement étudié le tableau, elle s’assit dans un fauteuil, résignée.

– Hélas, je ne peux rien faire pour vous, je le regrette. Je l’ai déjà expliqué à Peter hier au téléphone. Les laboratoires du Louvre ne se penchent que sur des œuvres intéressant les Musées nationaux. Nous ne travaillons jamais pour le privé. Sans la demande expresse d’un conservateur, je ne peux pas mettre nos équipements à votre disposition.

– Je comprends, dit Jonathan.

– Moi je ne comprends pas, reprit Clara. Nous sommes venus de Londres, il nous reste à peine deux semaines pour prouver que ce tableau est authentique, et vous disposez de tous les moyens nécessaires.

– Nous sommes totalement déconnectés des problèmes du marché de l’art, mademoiselle, reprit Sylvie Leroy.

– Mais c’est d’art qu’il s’agit et non de marché, dit énergiquement Clara. Nous nous battons pour que l’œuvre majeure d’un peintre lui soit attribuée, pas pour que ce tableau batte des records en salle des ventes !

Sylvie Leroy toussota et sourit.

– N’y allez pas trop fort quand même, c’est Peter qui vous recommande à moi !

– Clara vous dit la vérité. Je suis un expert, pas un marchand, reprit Jonathan.

– Je sais qui vous êtes, monsieur Gardner, votre réputation vous précède. Je m’intéresse beaucoup à vos travaux, certains m’ont été très utiles. J’ai même assisté à l’une de vos conférences à Miami. C’est là que j’ai lié connaissance et partagé un dîner tardif avec votre ami Peter, mais je n’ai pas eu la chance de vous rencontrer. Vous étiez déjà reparti.

Sylvie Leroy se leva et serra la main de Clara.

– Je suis très heureuse d’avoir fait votre connaissance, dit-elle à Jonathan en quittant le petit salon.

– Que faisons-nous maintenant ? demanda Clara quand la porte se referma.

– Étant donné que j’ai besoin d’un matériel de prise de vues à infrarouges, d’un équipement d’éclairage en lumière rasante, d’un spectromètre à torche plasma et d’un microscope électronique à balayage, je pense qu’une promenade dans Paris serait la meilleure des choses à faire, et j’ai une petite idée de l’endroit où nous rendre.

Le taxi roulait à bonne allure sur les voies sur berges. Dans l’axe du pont du Trocadéro, la tour Eiffel scintillait de mille éclats que reflétaient les eaux calmes de la Seine. Les ors du dôme des Invalides luisaient dans la douceur de ce soir d’été. La voiture les déposa au pied de l’Orangerie. Sur la place de la Concorde, un vieil homme esseulé déambulait entre les deux fontaines. L’eau coulait à profusion en d’immenses gerbes qui jaillissaient de la bouche des statues. Clara et Jonathan marchèrent silencieux le long des quais. Longeant les Tuileries, en regardant les allées d’arbres qui s’étendaient sur leur gauche, Jonathan eut une pensée pour les jardins de Boboli.

– Quand nous serons à Boston, nous irons nous promener sur les rives de la rivière Charles ? demanda Clara.

– Je vous en fais la promesse, répondit Jonathan.

Ils passèrent devant la porte des Lions. Sous leurs pas, dans les sous-sols de la cour du Louvre s’étendaient les laboratoires de recherche et de restauration des Musées de France.

Sylvie Leroy allait disparaître dans la bouche de métro quand son portable sonna. Elle s’arrêta au haut des marches et fouilla dans son sac. Dès qu’elle décrocha, la voix de Peter lui demanda ce qu’elle faisait sans lui dans la plus romantique des villes du monde.


*


Anna œuvrait devant son chevalet aux dernières retouches d’un tableau. Elle recula pour admirer la précision de son travail. Une série de petits bips retentit dans la pièce. Elle reposa son pinceau dans un pot de terre cuite et vint s’asseoir derrière le bureau accolé à l’une des fenêtres au fond de l’atelier. Elle s’installa devant son ordinateur, tapa son code personnel sur le clavier et inséra une carte numérique dans un lecteur magnétique ; aussitôt, un diaporama s’afficha sur l’écran. Un premier cliché pris depuis la rue montrait Jonathan et Clara, côte à côte, contemplant un tableau dans une galerie de Albermarle street, sur le second la faible lumière des réverbères donnait une couleur orangée à la petite rue déserte, mais le regard qu’ils se portaient était sans équivoque. Sur le troisième, Jonathan et Clara se promenaient dans les jardins d’un manoir anglais. Une autre photo les surprenait tous deux, attablés derrière la vitrine d’un café, puis face à face sous l’auvent de l’hôtel Dorchester. Sur un sixième, on voyait Jonathan, accoudé au comptoir du bar d’un aéroport, Clara était assise à une table près d’une vitre qui surplombait la piste. Le cliché était si précis qu’on pouvait même distinguer les couleurs de l’avion qui venait d’atterrir. Une petite enveloppe clignota dans le coin inférieur de l’écran. Anna téléchargea le document qui était joint au courrier électronique qu’elle venait de recevoir. Une nouvelle série de photos numériques s’ajouta automatiquement dans son ordinateur aux précédentes. Anna les détailla. À Paris, en bas de l’avenue Bugeaud, Clara et Jonathan descendaient les marches d’une résidence hôtelière. La dernière image les montrait grimpant dans un taxi, le document était horodaté à 21 h 12. Anna décrocha son téléphone et composa un numéro urbain. La voix qui décrocha dit aussitôt.

– Elles sont parfaites, n’est-ce pas ?

– Oui, grommela Anna, les choses se précisent.

– Ne sois pas trop optimiste. Les choses, comme tu dis, n’avancent pas à la vitesse souhaitée, je le crains. Ne t’ai-je toujours pas dit que ce type était d’une lenteur ahurissante ?

– Alice ! cria Anna.

– Bon, c’est mon avis et je le partage, reprit la voix à l’autre bout du fil. Il n’empêche qu’il ne nous reste que trois semaines pour réussir, et il ne faut pas qu’ils renoncent. C’est un peu risqué mais je crois qu’ils vont avoir besoin d’un petit coup de main.

– Que comptes-tu faire ? demanda Anna.

– J’ai quelques relations très bien placées en France, tu n’as pas besoin d’en savoir plus. Nous déjeunons toujours demain ?

– Oui, répondit Anna en raccrochant.

La main de son interlocutrice reposa le combiné du téléphone. À son doigt, brillait un diamant.


*


Clara et Jonathan traversaient la passerelle des Arts. La lune croissante était haut perchée dans le ciel.

– Vous êtes inquiet ? demanda-t-elle.

– Je ne vois pas comment je réussirai à authentifier ce tableau dans les temps.

– Mais vous pensez vraiment qu’il est de lui !

– J’en suis certain !

– Et votre conviction ne suffira pas ?

– Je dois donner des garanties aux associés de Peter. Eux aussi engagent leur responsabilité. Si l’authentification de la toile était remise en cause après la vente, ils en seraient directement responsables auprès de l’acquéreur, et devraient le rembourser. Nous parlons de millions de dollars. J’ai besoin de preuves tangibles. Il faut que je puisse faire les examens dont j’ai besoin.

– Si les laboratoires du Louvre ne nous sont pas accessibles, comment comptez-vous faire ?

– Je n’en sais rien. Je travaille d’habitude avec des laboratoires privés, mais ils sont surchargés, il faut réserver leurs services des mois à l’avance.

Jonathan haïssait ce pessimisme qui le gagnait. Sa mission était devenue essentielle. En certifiant l’œuvre, il sortirait Peter d’une situation professionnelle délicate et consacrerait enfin Vladimir Radskin. Mais plus encore, peut-être comprendrait-il enfin quelque chose à l’étrange phénomène qui l’empêchait de prendre Clara dans ses bras sans que le monde bascule autour de lui. Sa main s’approcha lentement du visage de Clara et l’effleura sans le toucher.

– Si vous saviez comme j’aimerais, dit-il.

Clara recula et se retourna pour faire face au fleuve. Elle s’appuya sur le garde-corps. La brise soulevait ses cheveux.

– Moi aussi, murmura-t-elle en regardant couler la Seine.

La sonnerie du téléphone portable de Jonathan retentit. Il reconnut la voix de Sylvie Leroy.

– Je ne sais pas comment vous avez fait, monsieur Gardner, vous avez des relations très efficaces. Je vous attends demain matin au laboratoire. L’entrée se trouve derrière la porte des Lions, dans la cour du Louvre. Soyez là à 7 heures, ajouta-t-elle avant de couper la communication.

Peter avait décidément des ressources exceptionnelles, pensa Jonathan en quittant le restaurant.


*


À cette heure matinale, le Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France était encore fermé. Jonathan et Clara descendirent l’escalier qui conduisait dans les soubassements de l’aile du Louvre. Sylvie Leroy les attendait derrière la vitre blindée du laboratoire. Elle passa son badge dans un lecteur et la porte glissa aussitôt dans le mur. Jonathan lui serra la main, elle les pria de la suivre.

Les lieux étaient d’une modernité saisissante. De longues passerelles métalliques surplombaient d’immenses salles où chercheurs, techniciens et restaurateurs s’affairaient dans la journée. Cent soixante personnes travaillaient aux différents programmes de cette organisation. Inventeurs des technologies les plus modernes en la matière, les chercheurs du C2RMF, gardiens d’une grande partie de la mémoire des civilisations, consacraient leur vie à analyser, identifier, restaurer, protéger, et inventorier les plus grandes œuvres du patrimoine.