– Même entre l’ombre et la lumière.
Ils s’embrassèrent, aussi sincères dans leur éternité qu’un sentiment à son tout premier jour. Le peuplier s’inclina sous le vent, les volets du manoir s’ouvrirent l’un après l’autre et, autour d’eux, tout recommença à changer. À la lucarne des soupentes, l’ombre de Vladimir souriait.
Soudain, les cuirs des livres éparpillés sur la table de la bibliothèque n’étaient plus craquelés. Les bois cirés de la cage d’escalier brillaient dans la lumière que dispensait la lune par les portes-fenêtres du salon. À l’étage, dans la chambre de Clara, les tapisseries avaient retrouvé leurs couleurs originelles. Sa jupe glissa le long de ses jambes, elle s’approcha de Jonathan et se serra contre lui. Ils s’aimèrent jusqu’au petit matin.
Le jour entra dans la pièce. Clara se blottit dans la couverture que Jonathan avait remontée sur ses épaules. De sa main elle le chercha à tâtons. Elle s’étira et ouvrit les yeux. La place qu’occupait Jonathan était vide. Elle se redressa brusquement. Le manoir avait repris sa tonalité habituelle. Clara abandonna ses draps, nue dans le jour naissant. Elle s’approcha de la fenêtre et regarda la cour en contrebas. Quand Jonathan lui fit un petit signe de la main, elle se précipita sur le côté pour s’enrouler dans le rideau.
Jonathan sourit, fit demi-tour et rentra dans la cuisine. Clara le rejoignit, vêtue d’un peignoir. Il était affairé devant la gazinière. La pièce sentait bon le pain grillé. À l’aide d’une petite cuillère, il fit glisser la mousse du lait chaud sur le café et la saupoudra de chocolat. Il posa le bol brûlant devant Clara.
– Cappuccino sans sucre !
Embuée de sommeil, Clara plongea le bout de son nez dans la tasse et avala le café.
– Tu m’as vue à la fenêtre ? demanda-t-elle d’une petite voix.
– Absolument pas, répondit Jonathan qui se battait avec une tranche de pain coincée dans le toaster. Et puis je ne me serais pas permis de te regarder, au présent il ne s’est encore rien passé entre nous.
– Ce n’est pas très drôle, grommela-t-elle.
Jonathan eut envie de poser ses mains sur ses épaules, il recula.
– Je sais que ce n’est pas drôle, mais il faudra bien finir par comprendre ce qui nous arrive.
– Tu as l’adresse d’un bon spécialiste ? Je ne veux pas être pessimiste mais j’ai peur que le médecin du village nous fasse enfermer tous les deux dans un asile si nous lui décrivons nos symptômes !
Jonathan lança dans l’évier le toast carbonisé qui lui brûlait les doigts.
– Tu as les mains dans le dos, et je ne vois pas ta tête mais je serais prête à parier que tes yeux sont plissés, à quoi penses-tu ? demanda Clara.
– Lors d’une conférence, j’ai croisé une femme qui pourrait peut-être nous aider.
– Quel genre de femme ? demanda Clara.
– Un professeur qui enseigne à l’université Yale, je dois pouvoir retrouver sa trace. Vendredi matin, je présenterai mon rapport aux associés de Christie’s, et je partirai le soir même.
– Tu vas rentrer aux États-Unis ?
Jonathan se retourna et Clara le laissa à son silence. Les choses qu’il devait régler dans sa vie n’appartenaient qu’à lui. Pour se vivre l’un l’autre, il fallait se quitter à nouveau.
Jonathan passa le reste de la matinée auprès de La Jeune Femme à la robe rouge. À midi, il rentra à Londres et s’enferma dans sa chambre d’hôtel pour rédiger les conclusions de son rapport.
Clara l’avait rejoint au début de la soirée. Au moment où il s’apprêtait à envoyer un e-mail à Peter, elle lui demanda solennellement s’il était sûr de ce qu’il faisait. L’analyse des pigments n’avait pas permis de comparaison probante, pas plus que les travaux d’examens entrepris dans les laboratoires du Louvre n’avaient fourni de résultat incontestable. Mais Jonathan, qui avait consacré sa vie à étudier l’œuvre de Vladimir Radskin, avait identifié la technique appliquée au tableau, le trait de pinceau et le tissage de la toile qui servait de support. Sa conviction lui suffisait maintenant à assumer pleinement le risque qu’il s’apprêtait à prendre. Malgré l’absence d’une preuve formelle, il engagerait bientôt devant ses pairs sa réputation d’expert. Vendredi matin, il remettrait aux associés de Peter le certificat d’authenticité de La Jeune Femme à la robe rouge, dûment signé de sa main. Il regarda Clara et appuya sur une touche de son clavier. Moins de cinq secondes plus tard, une petite enveloppe clignota sur l’écran de Peter comme sur celui de tous les membres du directoire de Christie’s.
Le lendemain soir, Clara déposa Jonathan sur le quai du terminal 4 de l’aéroport d’Heathrow. Il avait préféré qu’elle ne l’accompagne pas jusqu’aux portiques de sécurité. Ils se dirent au revoir le cœur lourd.
Alors que la voiture de Clara filait sur une route de la campagne anglaise, un avion traçait une longue ligne blanche dans le ciel. Cette nuit-là, les rotatives des imprimeries titraient sur les colonnes du New York Times, du Boston Globe et du Figaro :
le dernier tableau d’un grand peintre russe vient d’être authentifié.
Disparue depuis près de cent quarante ans, la toile majeure du peintre Vladimir Radskin ressurgit de l’ombre. Authentifiée par le célèbre expert Jonathan Gardner, cette peinture devrait être le point d’orgue de la prestigieuse vente qu’organise Christie’s à Boston le 21 juin prochain sous le marteau de Peter Gwel.
Un article semblable rédigé par le chroniqueur artistique du Corriere délia Sera fut intégralement repris dans les premières pages de trois revues d’art internationales. Six rédactions de chaînes de télévisions européennes et deux réseaux américains décidèrent de dépêcher leurs équipes sur place.
Jonathan arriva à Boston au début de la soirée. Quand il alluma son téléphone portable, sa messagerie était déjà saturée. Le taxi le déposa sur le vieux port. Il s’installa à la terrasse du café où il avait partagé tant de souvenirs avec Peter. Il l’appela.
– Tu es sûr de ce que tu fais, ce n’est pas un coup de tête ? lui demanda son meilleur ami.
Jonathan serra le téléphone contre son oreille.
– Peter, si seulement tu pouvais comprendre ce qui m’arrive.
– Là, tu m’en demandes trop, comprendre tes sentiments, oui ! Comprendre l’histoire abracadabrante que tu viens de me raconter, non ! Je ne veux même pas l’entendre et tu vas me faire le plaisir de ne la révéler à personne et surtout pas à Anna. Si nous pouvons éviter qu’elle se répande dans toute la ville en disant que tu es dingue et qu’il faut te faire interner ce serait mieux, surtout à trois semaines de la vente.
– Je me moque de cette vente, Peter.
– C’est bien ce que je dis, tu es très atteint ! Je veux que tu fasses des radios, tu as peut-être un anévrisme qui s’est rompu sous ton crâne. Ça pète vite, ces trucs-là !
– Peter, arrête de déconner ! s’emporta Jonathan.
Il y eut un court silence et Peter s’excusa.
– Je suis désolé.
– Pas autant que moi, le mariage est dans deux semaines. Je ne sais même pas comment parler à Anna.
– Mais tu vas le faire quand même ! Il n’est jamais trop tard, ne te marie pas contre ta volonté parce que les cartons d’invitation sont envoyés ! Si tu aimes comme tu me le dis cette femme en Angleterre, alors prends ta vie en main et agis ! Tu as l’impression que tu es dans la merde et pourtant, si tu savais comme je t’envie. Si tu savais comme j’aimerais pouvoir aimer comme ça. Ne gâche pas ce don. J’écourte mon voyage et je rentrerai de New York demain pour être à tes côtés. Retrouve-moi au café à midi.
Jonathan flâna le long des quais. Clara lui manquait à en crever et dans quelques instants il rentrerait chez lui pour dire la vérité à Anna.
Quand il arriva, toute la maison était éteinte. Il appela Anna mais personne ne répondit. Il grimpa jusqu’à son atelier. C’est là qu’il trouva une série de photos étalées sur le bureau d’Anna. Sur l’une d’elles, Clara et lui se regardaient sur un trottoir d’aéroport. Jonathan prit sa tête entre ses mains et s’assit dans le fauteuil d’Anna.
9.
Elle ne rentra qu’au petit matin. Jonathan s’était endormi sur le canapé du salon au rez-de-chaussée de la maison. Elle se dirigea directement vers la cuisine sans lui adresser la parole. Elle versa de l’eau dans la cafetière, mit le café dans le filtre et appuya sur le bouton. Elle déposa deux tasses sur le plan de travail, prit le paquet de toasts dans le réfrigérateur, sortit deux assiettes du placard au-dessus de l’évier, toujours sans dire un mot. Elle posa un couteau sur la coupelle en verre du beurrier, et seul le claquement de ses pas résonnait sur le carrelage. Elle ouvrit à nouveau le réfrigérateur et sa première phrase pour Jonathan fut :
– Tu prends toujours de la confiture de fraises au petit déjeuner ?
Jonathan voulut s’approcher d’elle mais elle le menaça avec le couteau à beurre. Le regard de Jonathan fixa la lame de deux centimètres à bout rond, et elle le lui jeta à la figure.
– Arrête, Anna, il faut que nous parlions.
– Non ! hurla-t-elle, il n’y a rien à dire !
– Anna, tu aurais préféré que nous nous soyons rendu compte de notre erreur dans six mois ou dans un an ?
– Tais-toi, Jonathan, tais-toi !
– Anna, nous jouons à la comédie de ce mariage depuis des mois, je me suis accroché tant que j’ai pu, parce que je voulais que nous nous aimions, je le voulais sincèrement. Mais on ne peut pas mentir aux sentiments.
– Mais on peut mentir à la femme que l’on va épouser ? C’est ça ?
– Je suis venu pour te dire la vérité.
– À quel moment de cette vérité as-tu trouvé le courage de m’affronter, Jonathan ?
– Hier, quand elle s’est imposée à moi. Je t’ai appelée de Londres tous les soirs, Anna.
Anna prit nerveusement son sac, l’ouvrit et en sortit une pochette d’autres photos qu’elle commença à jeter une à une à la tête de Jonathan.
– Là tu étais à la terrasse d’un café de Florence, ici dans un taxi place de la Concorde, là encore dans un affreux manoir anglais et puis ici dans un restaurant de Londres… tu as fait tout ça dans la même journée ? Tous ces mensonges ont eu lieu avant-hier ?
Jonathan regarda la photo de Clara tombée à ses pieds. Son cœur se serra un peu plus.
– Depuis quand me fais-tu suivre ?
– Depuis que tu m’as envoyé un fax où tu m’appelles Clara ! Je suppose que c’est son nom ?
Jonathan ne répondit pas, et Anna hurla de plus belle.
– C’est bien son nom, Clara ? Dis-le, je veux t’entendre prononcer le prénom de celle qui veut briser ma vie ! Auras-tu ce courage-là, Jonathan ?
– Anna, ce n’est pas Clara qui a brisé notre union, c’est nous qui l’avons fait tout seuls, sans aucune complicité. Nous nous sommes abandonnés l’un et l’autre dans des vies que nous voulions à tout prix ressemblantes. Même nos corps ne se touchaient plus.
– Nous étions épuisés par les préparatifs du mariage, Jonathan, nous ne sommes pas des animaux !
– Anna, tu ne m’aimes plus.
– Et toi, tu m’aimes comme un fou peut-être ?
– Je te laisserai la maison, c’est moi qui vais partir…
Elle le fustigea des yeux
– Tu ne vas rien me laisser du tout, parce que tu ne quitteras pas ces murs, tu ne sortiras pas de notre vie comme ça, Jonathan. Ce mariage aura lieu. Le samedi 19 juin, à midi, que tu le veuilles ou non, je serai officiellement ta femme et ce jusqu’à ce que la mort nous sépare.
– Tu ne peux pas me forcer à t’épouser, Anna. Que tu le veuilles ou non !
– Si Jonathan, crois-moi, je le peux !
Son regard changea soudain, Anna s’apaisa. Ses mains qu’elle tenait serrées contre sa poitrine descendirent le long de son corps et toutes les rides de colère s’effacèrent de son visage une à une. Elle déplia le journal posé sur le plan de travail. La photo de Jonathan était en couverture à côté de celle de Peter.
– On se croirait presque dans Amicalement vôtre ! N’est-ce pas, Jonathan ? Alors j’ai une question à te poser. Quand la presse apprendra que l’expert qui a authentifié le tableau qui battra les records d’enchères de ces dix dernières années n’est autre que l’amant de la femme qui le met en vente, lequel, de Clara ou de toi, ira le premier en prison pour escroquerie ? À ton avis, Jonathan ?
Il regarda Anna tétanisé. La terre semblait s’ouvrir sous ses pieds.
Elle reprit le journal et commença d’une voix ironique la lecture de l’article.
– Révélé par une éminente galeriste, ce tableau au passé inconnu a été authentifié par l’expert Jonathan Gardner. Il sera mis en vente par la célèbre maison Christie’s sous le marteau de Peter Gwel… Ton ami sera rayé de la profession, il sera condamné à deux ans avec sursis pour complicité. Toi, tu perdras ton précieux titre mais grâce à moi, tu n’écoperas que de cinq ans. Mes avocats se feront un devoir de convaincre le jury que ta maîtresse est la principale instigatrice de l’escroquerie.
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