Jonathan en avait assez entendu, il tourna sur ses talons et se dirigea vers l’entrée.
– Attends, ne t’en va pas, ricanait nerveusement Anna, laisse-moi encore te lire quelques lignes, elles sont toutes à ton honneur, tu jugeras par toi-même… Grâce à l’authentification apportée par Jonathan Gardner, le tableau estimé à deux millions de dollars pourrait atteindre des enchères deux à trois fois supérieures…
Anna le rattrapa dans le hall et le retint par la manche de sa veste, le forçant à la regarder.
– Pour une escroquerie publique de six millions de dollars, elle passera bien dix ans derrière les barreaux et la triste nouvelle pour vous deux, c’est que les prisons ne sont pas mixtes !
Jonathan sentait la nausée le gagner. Il se précipita dans la rue et se courba en deux au-dessus du caniveau. La main d’Anna se posa sur son dos.
– Dégueule mon vieux, vomis-la du fond de tes entrailles. Quand tu auras retrouvé la force de l’appeler pour lui dire que tu ne la reverras plus, que tout ça n’était qu’une passade ridicule et que tu ne l’aimes pas, je veux être là !
Anna tourna les talons et rentra dans la maison. Un vieux monsieur qui promenait son chien s’approcha de Jonathan. Il l’aida à s’asseoir par terre et le fit s’adosser contre la roue d’une voiture en stationnement.
Le labrador, qui n’aimait pas du tout l’état dans lequel se trouvait cet homme assis par terre à sa hauteur, souleva sa main d’un coup de museau et la lapa généreusement. Le vieil homme convia Jonathan à respirer profondément dans le creux de ses mains.
– C’est une petite crise de spasmophilie, dit M. Skardin d’un ton qui se voulait rassurant.
Comme le lui dirait sa femme quand il rentrerait de sa promenade, un docteur, même à la retraite, restait toujours un docteur.
*
Peter l’attendait depuis une demi-heure à la terrasse du café où ils avaient l’habitude de se retrouver. Quand il vit arriver Jonathan, son agacement cessa sur-le-champ et il se leva pour aider son ami à s’asseoir.
– Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda-t-il d’une voix nouée d’inquiétude.
– Qu’est-ce qui nous arrive à tous ? répéta Jonathan le regard perdu.
Et pendant l’heure qui suivit, il raconta à Peter comment en quelques jours sa vie venait de basculer.
– Moi, je sais ce que tu vas lui dire, à Anna. Tu vas lui dire merde !
Peter était si en colère que leurs voisins de table cessèrent leur conversation pour mieux les écouter.
– Elle n’est pas bonne, votre bière ? leur demanda Peter exaspéré.
La famille attablée à côté d’eux détourna le regard.
– Ça ne sert à rien d’être vulgaire et agressif, Peter, ça n’arrangera pas les choses.
– Tu ne ficheras pas ta vie en l’air, même si ce tableau valait dix millions de dollars.
– Il ne s’agit pas que de ma vie, mais de la tienne et de celle de Clara.
– Alors tu te rétractes, tu dis que tu as des doutes quant à l’authenticité et on arrête tout.
Jonathan lança sur la table un exemplaire du Wall Street Journal, puis du New York Times, du Boston Globe et du Washington Post qui avaient tous repris l’information.
– Et c’est sans compter les hebdomadaires qui sortent cet après-midi et les mensuels. Il est trop tard pour faire marche arrière, j’ai signé et remis le certificat d’authenticité à tes associés de Londres. Quand Anna dévoilera ses photos à la presse, le scandale éclatera. Christie’s se portera partie civile, les avocats d’Anna leur prêteront main-forte, et même si nous évitons la prison, ce dont je doute, tu seras radié et moi aussi. Quant à Clara, elle sera ruinée. Plus personne ne mettra un pied dans ses galeries.
– Mais nous sommes innocents, bon sang !
– Oui, mais nous ne serons que trois à le savoir.
– Je t’ai connu plus optimiste, dit Peter en se tordant les mains.
– Je vais appeler Clara ce soir, soupira Jonathan.
– Pour lui dire que tu ne l’aimes plus ?
– Oui, pour lui dire que je ne l’aime plus, parce que je l’aime justement. Je préfère la rendre au bonheur plutôt que de l’entraîner à mes côtés dans le malheur. C’est ça aimer, non ?
Peter regarda Jonathan consterné.
– Alors ça ! dit-il en mettant ses mains sur ses hanches. Tu viens de me pondre une tirade amoureuse qui aurait fait pleurer ma grand-mère, peut-être même moi d’ailleurs si tu avais continué encore un peu. Tu as fait une overdose de pudding à Londres ?
– Ce que tu es con, Peter ! dit Jonathan.
– Je suis peut-être con mais tu as souri, ne me raconte pas de bobards, je t’ai vu ! Tu vois, même dans la panade on va continuer à se marrer, et si ta future ex-femme croit qu’elle va nous en empêcher, on va lui montrer tous les deux que nous avons de la ressource.
– Tu as une idée ?
– Aucune pour l’instant, mais fais-moi confiance, ça viendra !
Peter et Jonathan se levèrent et marchèrent, bras dessus, bras dessous, parcourant les pavés du marché à ciel ouvert. Peter déposa Jonathan au milieu de l’après-midi. Quand il reprit la route, il enclencha son téléphone portable dans le réceptacle du tableau de bord et composa un numéro.
– Jenkins ? C’est Peter Gwel, votre locataire préféré, j’ai besoin de vous, mon cher Jenkins. Pourriez-vous monter dans mon appartement, et regrouper quelques affaires pour moi comme si vous faisiez votre propre valise ? Vous avez la clé, n’est-ce pas, et vous savez aussi où je range mes chemises ? Pardonnez-moi si j’abuse de notre amitié, mon cher Jenkins, mais pendant mon absence, je vais vous demander de rechercher quelques informations en ville pour moi, je ne sais pas pourquoi, mais mon instinct me dit que vous avez un talent de limier caché quelque part. Je serai là dans une heure !
Peter raccrocha juste avant que sa voiture ne s’engage dans le tunnel.
Quand il quitta la résidence Stapledon en début de soirée, il laissa un long message à Jonathan sur son portable.
– C’est Peter, tu sais, je devrais te détester pour avoir en un baiser compromis la vente aux enchères de ma vie, ruiné nos deux carrières et c’est sans parler de ton mariage dont j’étais le témoin, mais paradoxalement c’est tout le contraire. Nous sommes dans un pétrin incroyable et je ne m’étais pas senti d’aussi bonne humeur depuis longtemps. Je n’ai pas arrêté de me demander pourquoi, mais je crois que maintenant je le sais.
Pendant sa communication avec le répondeur de Jonathan, Peter fouillait dans sa veste. Le papier qu’il avait subtilisé à son ami était bien au fond de sa poche.
– À Londres, reprit-il, j’avais compris en vous voyant tous les deux dans ce café que ce n’était pas le tableau qui te rendait heureux à ce point. Des regards comme ceux que vous avez échangés sont assez rares pour qu’on en comprenne le sens. Alors voilà mon vieux, quand tu parleras à Clara ce soir, débrouille-toi pour lui laisser entendre entre les mots que même dans les situations désespérées, il y a toujours de l’espoir. Et si tu ne sais pas comment le lui dire, alors tu n’auras qu’à me citer. Tu ne pourras pas me joindre jusqu’à demain, mais je te téléphonerai et je t’expliquerai tout. Je ne sais pas encore comment, mais je vais nous sortir de là.
Il raccrocha, rongé par le doute, mais satisfait.
*
Jonathan entra dans l’atelier d’Anna. Elle peignait face à son chevalet.
– Je cède à ton chantage, tu as gagné, Anna !
Il rebroussa chemin d’un pas décidé. Quand il arriva à la porte, il ajouta sans se retourner :
– Je téléphonerai seul à Clara, tu peux voler ma vie, mais pas sa dignité, c’est sans appel !
Et il descendit les escaliers.
*
Clara raccrocha lentement. Seule à la fenêtre du manoir, elle ne voyait pas le peuplier osciller au vent. Les larmes perlaient de ses yeux fermés. La nuit qui suivit s’étira en longs sanglots. Dans le petit bureau, la jeune femme à la robe rouge semblait courber le dos, comme si le chagrin qui avait envahi la demeure entrait jusque dans la toile pour venir peser sur ses épaules. Dorothy resta au manoir cette nuit-là. Que Mademoiselle ne puisse contenir son chagrin devant elle prouvait que la peine était trop profonde pour être vécue seule. Il est parfois des présences apaisantes, même si elles sont silencieuses.
Au matin, Dorothy entra dans le petit bureau. Elle raviva le feu dans la cheminée et porta un thé à Clara. Quand elle s’approcha d’elle, elle posa la tasse sur un guéridon, s’agenouilla et la prit dans ses bras.
– Vous verrez, pour que les choses de la vie viennent à vous, il ne faut jamais cesser d’y croire, murmurait-elle sans cesse, et Clara se laissa pleurer sur son épaule jusqu’au jour levé.
Quand le soleil de midi se posa sur elle, Clara ouvrit les yeux et les referma aussitôt. Était-ce la lumière ou le klaxon qui résonnait dans la cour qui la tirait de son sommeil ? Elle repoussa la couverture et se leva du canapé. Dorothy entra dans la pièce, et comme le temps des confidences appartenait au royaume de la nuit, elle annonça haut et clair.
– Mademoiselle a un visiteur d’Amérique !
Peter trépignait dans la cuisine où Miss Blaxton l’avait instamment prié d’attendre pendant qu’elle vérifierait si Mademoiselle voulait bien le recevoir. Sur les instructions formelles de Dorothy, Clara monta en courant dans sa chambre pour une rapide toilette. Au pays de Sa Majesté la reine d’Angleterre, une femme n’apparaîtrait pas en tenue de chagrin devant un visiteur inconnu, même s’il l’avait déjà croisée en ville, insista Dorothy en la suivant dans les escaliers.
*
– Alors il m’aime ? demanda Clara assise en face de Peter à la table de la cuisine.
– Ah, mais il n’y en a pas un pour racheter l’autre ! Je viens de passer la nuit dans l’avion, j’ai roulé à tombeau ouvert pendant deux heures dans une voiture où le volant a été installé du mauvais côté, je viens de tout vous raconter, et vous me demandez s’il vous aime ? Eh bien oui, il vous aime, vous l’aimez, moi aussi je l’aime, il m’aime aussi, tout le monde s’aime mais tout le monde est quand même dans le pétrin !
– Monsieur déjeunera-t-il là ? demanda l’intendante en entrant dans la cuisine ?
– Vous êtes célibataire, Dorothy ?
– Ma condition ne vous regarde pas, nous ne sommes pas en Amérique, répondit Miss Blaxton.
– Bon, donc vous êtes célibataire ! J’ai quelqu’un de formidable à vous présenter ! Un Américain de Chicago qui vit à Boston et qui a le mal du pays anglais !
*
Jonathan était resté seul dans la maison. Anna était partie aux premières heures du jour, elle ne rentrerait que tard dans la soirée. Il monta dans l’atelier pour consulter son courrier électronique, et alluma l’ordinateur. Les fichiers d’Anna étaient protégés par un code d’accès, mais il pouvait accéder à l’Internet. Peter ne lui avait laissé aucun message et il n’avait aucune envie de répondre aux demandes d’interviews qui envahissaient sa boîte aux lettres. Il préféra redescendre dans le salon. Alors qu’il éteignait l’écran, son œil expert fut attiré par un petit détail sur un tableau d’Anna accroché au mur. Jonathan se pencha sur l’œuvre. Intrigué, il en examina une autre. Fébrile, il ouvrit la grande armoire et ressortit une à une les peintures d’Anna rangées de longue date. Il retrouva sur plusieurs d’entre elles le détail identique qui glaçait son sang. Il se précipita vers le bureau, ouvrit le tiroir et prit sa loupe. Il inspecta à nouveau les tableaux, un à un. Au fond de chacune de ses scènes de campagne, la demeure qu’Anna peignait n’était autre que le manoir de Clara. La plus récente de ces réalisations avait dix ans et, à cette époque, Jonathan ne connaissait pas encore Anna. Il descendit précipitamment l’escalier, sortit en courant sur le trottoir, sauta dans sa voiture et fila vers la sortie de la ville. Si la circulation le lui permettait, dans deux heures il franchirait les grilles du campus universitaire de Yale.
La renommée de Jonathan lui permit d’être reçu par le recteur. Il attendit dans un immense couloir aux murs boisés où étaient accrochés de bien tristes portraits d’hommes de lettres ou de science. Le Pr William Backer l’invita dans son bureau. Le recteur s’étonnait de la requête de Jonathan, il s’attendait à ce qu’il l’entretienne de peinture et voilà qu’il lui parlait de sciences, et pas des plus orthodoxes. Backer était désolé, aucun professeur ne correspondait au signalement donné par Jonathan, pas plus de femmes que d’hommes, titulaires ou honoraires, n’enseignaient de pareilles matières. Le département de recherches dont Jonathan faisait état avait bien été hébergé par son université, mais il n’existait plus depuis longtemps. Si Jonathan le souhaitait, il pourrait visiter les locaux. Le bâtiment 625 jadis occupé par la chaire de sciences avancées était à l’abandon depuis que le département avait été fermé.
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