– J’allais chercher de l’eau, vous en voulez ? demanda Clara depuis l’escalier.
– Je n’en bois jamais, ça me fait rouiller ! répondit Peter en avançant sur le palier.
Il rejoignit Clara et lui demanda de le suivre dans le bureau.
– Je connais ce tableau par cœur ! dit-elle.
– Je n’en doute pas, mais suivez-moi quand même, insista Peter.
Après un court passage dans la cuisine, Peter guida Clara jusqu’à la fenêtre de sa chambre.
– Voilà, constatez par vous-même ! Je vous garantis que Vladimir travaillait depuis l’étage supérieur !
– C’est impossible, il était très affaibli à la fin de sa vie, et il devait rassembler toutes ses forces pour se tenir devant la toile. Il est déjà périlleux pour quelqu’un de vaillant d’emprunter les marches qui conduisent vers les combles. Aucune personne dans son état ne se serait aventurée là-haut.
– Périlleux ou pas, je vous dis que cette fenêtre n’est pas celle que je vois dans le tableau, ici elle est beaucoup plus grande, la perspective n’est pas la même et la branche principale règne à la hauteur du toit, pas à celle de ma chambre !
Clara fit remarquer à Peter qu’en un siècle et demi le peuplier avait poussé et que l’imagination fait aussi partie des dons d’un peintre. Sur ces derniers mots, elle se retira dans ses appartements.
Peter se recoucha de mauvaise humeur. Au milieu de la nuit, il ralluma sa lumière et retourna à la fenêtre. Si Vladimir avait été capable de reproduire de manière si experte les reflets de la pleine lune sur l’arbre tels qu’il les voyait depuis sa fenêtre, pourquoi se serait-il embarrassé à en déplacer le tronc ?
Il usa du reste de son insomnie pour tenter de trouver une réponse. À l’aube, il était toujours assis sur son lit, et relisait encore le dossier de la prestigieuse vente qu’il ne désespérait pas tout à fait de tenir dans deux semaines. Dorothy arriva à 6 h 30 et Peter descendit aussitôt prendre un café dans la cuisine.
– Il fait un froid de loup ici, dit Peter en se frottant les mains près de la cheminée de la cuisine.
– C’est une vieille demeure, répondit Dorothy en lui dressant un couvert de petit déjeuner sur la grande table en bois.
– Vous travaillez ici depuis longtemps, Dorothy ?
– J’avais seize ans quand je suis entrée au service de Madame.
– Madame qui ? demanda Peter en remplissant son bol.
– La grand-mère de Mademoiselle.
– Elle vivait là ?
– Non, Madame ne venait jamais ici, j’habitais seule.
– Et vous n’aviez pas peur des fantômes, Dorothy ? dit Peter en la taquinant.
– À l’image des humains, monsieur, ils sont, selon leurs manières, de bonne ou mauvaise compagnie.
Peter hocha de la tête en beurrant sa tartine.
– Le manoir a beaucoup changé depuis cette époque ?
– Nous n’avions pas le téléphone, c’est à peu près tout. Mademoiselle a modifié la décoration de quelques pièces.
Dorothy s’excusa, elle avait du travail, elle laissa Peter finir son petit déjeuner. Il feuilleta le journal, rangea son bol dans l’évier, et décida d’aller chercher ses dossiers dans sa chambre. La journée s’annonçait belle, il travaillerait dehors en attendant que Clara descende. En remontant dans sa chambre, Peter s’arrêta au milieu de l’escalier devant une gravure encadrée qui représentait le manoir. Elle était datée de 1879. Il se pencha pour l’étudier. Perplexe, il redescendit les marches, sortit et traversa la cour. Il s’arrêta au pied du grand peuplier et regarda attentivement la toiture de la maison. Puis il rebroussa chemin, retourna dans l’escalier et décrocha l’estampe qu’il emporta sous son bras.
– Clara, Clara, venez voir !
Peter hurlait au beau milieu de la cour. Dorothy sortit en colère de la cuisine.
– Mademoiselle se repose, monsieur, faites moins de bruit, je vous en prie !
– Allez la réveiller ! Dites-lui que c’est important !
– Pourrais-je savoir ce que Monsieur a trouvé d’important au milieu de la cour qui justifie que je réveille Mademoiselle qui a bien besoin de sommeil après les terribles nuits qu’elle a passées par la faute de l’ami de Monsieur ?
– Vous avez réussi à dire tout ça sans reprendre votre respiration, Dorothy ? Vous m’impressionnez ! Dépêchez-vous, ou je vais la chercher moi-même dans sa chambre.
Dorothy partit en levant les bras au ciel, murmurant que ces Américains n’avaient décidément pas de manières ! Clara, en robe de chambre, rejoignit Peter qui faisait les cent pas autour de l’arbre. Elle jeta un œil à la gravure qu’il avait posée au pied du tronc.
– Elle n’était pas accrochée là hier si j’ai bonne mémoire ? dit-elle en saluant Peter.
Peter se baissa et présenta le cadre à Clara.
– Regardez !
– C’est le manoir, Peter !
– Combien comptez-vous de lucarnes dans la toiture ? demanda-t-il d’un ton exaspéré.
– Six, répondit Clara.
Il la prit par l’épaule et lui fit exécuter un demi-tour.
– Et maintenant, combien en comptez-vous ?
– Cinq, murmura Clara.
Peter la prit par le bras et l’entraîna à l’intérieur de la maison. Ils gravirent les marches quatre à quatre et Dorothy, qui n’aimait guère la tenue que portait Mlle Clara en compagnie de Peter, sortit de sa cuisine pour les suivre jusque sous les combles.
*
Jonathan griffonna un mot. Il informait Anna qu’il passait la journée au musée et dînerait avec le conservateur. Il serait de retour vers dix heures ce soir. Il haïssait de devoir l’informer de son emploi du temps. Il arracha la feuille au bloc-notes et la confia à la coccinelle aimantée sur la porte du réfrigérateur. Puis il sortit et remonta le trottoir sur sa droite. Il s’installa au volant de sa voiture et attendit patiemment.
Une heure plus tard, Anna quittait la maison, elle tourna sur sa gauche. Dès qu’elle eut démarré, elle prit la direction du nord, traversant le Harvard Bridge et poursuivant sa route jusqu’à Cambridge. Jonathan se gara à l’entrée de Garden street et ne la perdit pas des yeux quand elle grimpa les trois marches de l’élégant immeuble. Dès qu’elle disparut à l’intérieur, il sortit de son véhicule et marchai jusqu’à la porte vitrée. Dans le hall, le petit cadran rouge au-dessus des portes de l’ascenseur indiquait que la cabine s’était immobilisée au treizième étage. Il rebroussa chemin. Anna réapparut deux heures plus tard. Jonathan se coucha sur le siège passager quand la Saab passa à sa hauteur en descendant la rue. Dès qu’Anna eut franchi le carrefour, il] retourna d’un pas décidé vers le 27 Garden street, hésita un instant devant les boutons 13A ou 13B de l’interphone et décida de sonner aux deux. La gâche électrique grésilla aussitôt.
La porte au bout du couloir était entrebâillée. Jonathan la repoussa lentement, et une voix qu’il identifia sur-le-champ dit :
– Tu as oublié quelque chose, ma chérie ?
En le voyant dans son entrée, la femme aux cheveux blancs eut un léger sursaut qu’elle contrôla parfaitement.
– Madame Walton ? dit froidement Jonathan.
*
Mains sur les hanches, Dorothy se tenait droite comme un bâton au milieu de la grande pièce sous les combles et tenait tête à Clara.
– Dorothy, jurez-moi sur l’honneur que ma grand-mère n’a pas fait modifier la toiture de cette maison !
Peter la regardait attentivement. Il souleva la masse qu’il était allé récupérer dans la grange et frappa sur le mur du fond. La pièce trembla.
– Je ne jurerai pas ! répondit-elle furieuse.
– Pourquoi ne m’en avez-vous jamais parlé ? demanda Clara.
Peter redonna un coup de massue et une première fissure vint lézarder la paroi.
– Nous n’avons jamais eu l’occasion d’aborder ce sujet.
– Je vous en prie, Dorothy ! Notre architecte, M. Gœsfield, s’étonnait que la mairie nous refuse l’autorisation de réaménager les combles, il a répété maintes fois qu’il était convaincu qu’il y avait déjà eu des travaux dans cette pièce.
Clara sursauta quand Peter frappa à nouveau le mur.
– Vous souteniez en ma présence que le manoir était tel qu’il avait toujours été ! Je m’en souviens comme si c’était hier, d’ailleurs vous étiez odieuse avec M. Gœsfield.
La pièce vibra à nouveau, une nuée de poussière ruissela de la toiture. Clara leva la tête et entraîna Dorothy un peu plus loin vers la fenêtre.
– Votre grand-mère m’avait fait promettre ! C’est elle qui a fait classer le manoir.
– Pourquoi ? demanda Peter du fond de la pièce.
Il repoussa du pied les éclats de plâtre qui jonchaient le sol. La brique noire était maintenant à nu sur une grande surface du mur. Ses épaules le faisaient souffrir. Il inspira à fond et frappa à nouveau.
– Je n’en sais rien, grommela Dorothy à Clara, votre grand-mère décidait de tout mais c’était une femme juste. Elle disait que vous seriez une grande biologiste et vous n’en avez fait qu’à votre tête…
– Elle voulait que je sois chimiste ! Et elle voulait aussi que je vende ce manoir, vous en souvenez-vous ? l’interrompit Clara.
– Oui, bougonna Dorothy qui était si attachée à ces lieux.
Les parpaings commençaient à se dissocier. Peter gratta les joints avec le manche de son outil. La paroi commença à se courber sous l’effet du coup suivant.
– Pourquoi a-t-elle fait disparaître cette fenêtre dans la toiture, Dorothy ?
Dorothy regarda fixement Clara, hésitant à répondre. Devant l’instance de Mademoiselle, elle céda.
– Parce qu’il est arrivé malheur à sa fille quand elle aussi a voulu creuser dans ce mur. Dites à Monsieur d’arrêter, je vous en prie !
– Vous savez ce qui est arrivé à ma mère ? demanda Clara fébrile.
Peter réussit à retirer une première brique, il passa la main dans le trou et étendit le bras. L’espace derrière la cloison semblait profond. Il reprit la masse et redoubla d’énergie.
– Votre grand-mère m’avait embauchée au village, elle venait de racheter le manoir. Les cauchemars de sa fille ont commencé au cours des premières vacances qu’elles ont passées toutes les deux ici.
Peter déposa un second parpaing, l’espace était suffisant pour qu’il puisse passer son visage dans l’orifice. De l’autre côté du mur, il faisait nuit noire.
– Quel genre de cauchemars ? demanda Clara.
– Elle hurlait des choses terribles dans son sommeil.
– Vous vous souvenez de ce qu’elle disait ?
– J’aurais bien voulu pouvoir oublier ! C’était incompréhensible, elle répétait sans cesse : « Il va venir. » Les médicaments du médecin étaient impuissants à la calmer et Madame désespérait de voir son enfant dans cet état. Quand elle ne passait pas sa journée à fouiller chaque recoin du manoir, sa fille s’asseyait sous les branches du peuplier. Je la prenais dans mes bras pour l’apaiser et elle me confiait qu’elle parlait dans ses rêves avec un homme qu’elle connaissait depuis toujours. Je ne comprenais rien, elle disait qu’il s’appelait Jonas maintenant, qu’ils s’étaient déjà aimés avant. Il ne tarderait pas à venir la chercher, il savait désormais comment la retrouver. Et puis, il y a eu cette terrible semaine, où son chagrin l’a emportée.
– Quel chagrin ?
– Elle ne l’entendait plus, elle disait qu’il était mort, qu’on l’avait tué. Elle n’a plus voulu s’alimenter, ses forces l’ont très vite abandonnée. Nous avons dispersé ses cendres au pied du grand arbre. Madame a fait reboucher le mur et disparaître la fenêtre dans la toiture. Je vous en supplie, dites à M. Gwel de renoncer avant qu’il ne soit trop tard.
Peter en était au vingtième coup de massue, et ses bras lui faisaient un mal de chien. Il réussit enfin à se faufiler par l’ouverture et passa de l’autre côté de la paroi.
– C’était mon père, ce Jonas ? reprit Clara.
– Oh non ! mademoiselle, Dieu vous en garde. Votre grand-mère vous a adoptée bien plus tard.
Clara s’adossa au chambranle de la fenêtre. Elle regarda la cour en contrebas et retint sa respiration. La tristesse qui lui montait aux yeux lui interdisait de se retourner et de faire face à Dorothy.
– Vous mentez ! Je n’ai jamais été adoptée, dit-elle en retenant un sanglot.
– Votre grand-mère était une femme de bien ! Elle visitait de nombreux orphelinats dans la région. Elle vous a aimée dès qu’elle vous a vue, elle disait qu’elle voyait sa fille dans vos yeux, qu’elle s’était réincarnée en vous. Ce sont des histoires qu’elle s’inventait pour calmer sa douleur, Madame n’était plus la même après le décès. Elle interdisait que vous approchiez du manoir. Elle-même n’y entrait jamais. Quand elle venait de Londres me remettre mon salaire et l’argent de l’entretien, je devais l’attendre à la grille. Je pleurais chaque fois que je la voyais.
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